Deux soeurs, un beau-père entreprenant… La rencontre entre William Procter et James Gamble, les fondateurs du géant américain des biens de consommation, tient un peu du hasard. C’est en effet à l’initiative d’Alexander Norris, leur beau-père commun, que les deux hommes, arrivés récemment de Grande-Bretagne et installés à Cincinnati, dans l’Ohio, décidèrent de s’associer en 1837. Ainsi naquit la firme Procter & Gamble…
Retour en arrière, plus précisément à Enniskillen, quelque part en Irlande du Nord. C’est là que vient au monde, en 1803, James Gamble, dont le père George fait du négoce de lainages et de produits agricoles. Les destinées de la famille basculent après 1815. Les guerres successives contre Napoléon Ier ont, en effet, laissé la Grande-Bretagne au bord de l’asphyxie, provoquant une violente crise économique. Elle entraîne la ruine de George Gamble, privé subitement de commandes et victime, sans doute aussi, de placements hasardeux. En 1819, cet homme d’une quarantaine d’années décide alors de quitter définitivement l’Irlande et d’émigrer aux Etats-Unis avec sa femme et ses deux enfants. Son projet est de s’installer à Shawneetown, dans l’Illinois, un Etat réputé pour l’abondance de ses ressources agricoles.
Partie de Belfast, la petite famille arrive à New York avant de faire halte à Pittsburgh, en Pennsylvanie, d’où elle compte gagner Shawneetown par la voie terrestre. Las ! Ayant épuisé presque toutes les ressources dont il disposait, George Gamble doit se résoudre à emprunter la rivière Ohio. Un périple que, faute d’argent, il effectue au moyen d’une modeste barque exposée aux intempéries et dont la place suffit à peine à accueillir les quatre membres de la famille. James Norris Gamble, futur vice-président de Procter & Gamble, devait évoquer plus tard la figure de son grand-père, contraint d’abandonner la plupart de ses bagages à Pittsburgh et de descendre, à la rame, la rivière Ohio, bien décidé à atteindre Shawneetown distante de près de 800 kilomètres ! Il n’y parviendra pas. Alors que l’embarcation se trouve à hauteur de Cincinnati, soit à 400 kilomètres encore du but, James, âgé de seize ans, tombe brutalement malade, contraignant ses parents à faire halte. C’est à Cincinnati que, une fois son fils rétabli, George décide de s’installer définitivement. Avec ce qui lui reste d’argent, il ouvre un petit négoce de produits agricoles et de fleurs. Quant à James, il est placé en apprentissage chez un fabricant local de bougies et de savons.
Cette industrie constitue alors l’une des principales activités de Cincinnati. Rien de bien surprenant au demeurant : depuis quelques années, la « reine de l’Ouest », comme on appelle cette ville fondée à la fin du XVIIIe siècle, est en train de s’imposer comme le grand centre de traitement et de découpe du porc aux Etats-Unis. La cité y gagnera, en 1835, le surnom de Porkopolis. Les sous-produits de cette industrie – graisses animales notamment – ont favorisé le développement de la stéarinerie. Au début des années 1820, on compte déjà une dizaine de fabricants de bougies et de savons qui s’approvisionnent en matières premières auprès des abattoirs de la ville. C’est chez l’un d’eux que James Gamble commence son apprentissage. Quelques années plus tard, en 1828, il crée sa propre fabrique de savons.
A cette date, William Procter est encore, de l’autre côté de l’Atlantique, un commerçant prospère spécialisé dans la vente en gros de lainages. Lui est né en 1801 en Angleterre, dans les Midlands de l’Ouest. Originaire – comme James Gamble – d’une famille plutôt aisée, il a commencé comme apprenti avant de créer, peu après 1820, sa propre affaire. Au début des années 1830, il fournit en tissus quelques-uns des principaux tailleurs de Londres. Depuis peu, il est également marié avec Martha Peat, qui n’aura pas le temps de lui donner des enfants. Une nuit de 1832, un incendie ravage en effet son commerce et détruit tous ses stocks, le laissant avec une dette de 8.000 livres, somme considérable pour l’époque. Ruiné, il décide alors de refaire sa vie aux Etats-Unis. Curieux clin d’oeil de l’histoire : après un séjour à New York, où il se fait embaucher dans une fabrique de bougies, c’est vers Pittsburgh que William Procter et son épouse se dirigent. C’est également en suivant la rivière Ohio qu’ils décident de gagner l’Illinois… et à Cincinnati qu’ils s’arrêtent lorsque Martha tombe malade. La descente de la rivière est décidément à haut risque ! Contrairement à James Gamble, la jeune femme ne survit pas aux fièvres qu’elle a contractées lors de son périple. Veuf à trente-deux ans, sans enfant, William Procter décide de demeurer à Cincinnati. D’abord employé de banque, il finit par créer sa propre fabrique de bougies. Nous sommes alors en 1834.
Développement d’une entreprise commune
William Procter et James Gamble ne se seraient sans doute jamais rencontrés – et la firme Procter & Gamble n’aurait jamais vu le jour – s’il n’y avait eu les soeurs Norris. En 1835, les deux immigrants qui ne se connaissent pas épousent en effet les deux filles d’Alexander Norris, un fabricant de bougies de Cincinnati. C’est lui qui persuade ses deux gendres de regrouper leurs activités au sein d’une entreprise commune afin, leur explique-t-il, de bénéficier de meilleures conditions d’achat auprès des abattoirs de la ville. William Procter et James Gamble attendront 1837 avant de se décider à sauter le pas. Cette année-là, ils créent la société Procter & Gamble, spécialisée dans la fabrication de bougies et de savons et dont ils contrôlent chacun la moitié du capital. Entre les deux hommes, la répartition des tâches est vite trouvée : tandis que James Gamble s’occupe de la production, son associé s’occupe des ventes et de l’administration.
Avec des actifs supérieurs à 7.000 dollars, Procter & Gamble s’impose dès sa création comme le principal fabricant de savons et de bougies de Cincinnati, ce qui lui permet effectivement de s’approvisionner dans de bonnes conditions auprès des abattoirs de la ville. Alexander Norris – qui est devenu vice-président de la petite entreprise – avait vu juste. Mais, plus que les économies d’échelle rendues possibles par le regroupement de leurs activités, c’est la stratégie commerciale suivie par James Gamble et William Procter qui explique le développement rapide de leur entreprise. Dès le départ en effet, les deux hommes font le choix de sortir de Cincinnati et de livrer leurs produits dans les Etats voisins en utilisant la liaison naturelle que représente la rivière Ohio. Au début des années 1840, leurs savons et bougies sont ainsi livrés régulièrement à La Nouvelle-Orléans via la confluence de l’Ohio avec le Mississippi. Au même moment, l’achèvement du canal Miami, qui relie Cincinnati à la région des Grands Lacs, permet à Procter & Gamble d’étendre leurs ventes jusque sur la côte Ouest. En 1850, la firme commence à distribuer ses produits en caisses de bois de cinquante unités frappées du célèbre logo à la lune et aux étoiles. Une politique de marque tournée vers la grande consommation naissante, qu’elle est la première à mettre en oeuvre dans son secteur…
Une intuition payante
En 1859, vingt-deux ans après sa création, Procter & Gamble réalise déjà un million de dollars de chiffres d’affaires et emploie 80 salariés. Mais le véritable tournant survient lors de la guerre de Sécession. Avant même le début du conflit, sentant venir l’odeur de la poudre, les deux associés ont envoyé en Louisiane leurs fils William Alexander Procter et James Norris Gamble pour acheter d’énormes quantités de sève de pin, indispensables pour leurs fabrications. Intuition payante ! Lorsque la guerre éclate, Procter & Gamble est la seule à pouvoir maintenir une production à grande échelle, ce qui lui vaut d’être retenue par le gouvernement américain pour fournir en savons et chandelles les armées de l’Union. Mieux encore ! La guerre civile achève d’asseoir les positions commerciales de la firme. De retour dans leurs foyers, les soldats démobilisés continuent en effet d’acheter les savons et bougies à la marque Procter & Gamble.
Au milieu des années 1860, William Procter et James Gamble ont tous deux dépassé la soixantaine. Nous ignorons tout de la vie qu’ils mènent, même si on peut l’imaginer entièrement consacrée au travail. Depuis quelque temps, cependant, une menace pèse sur leur entreprise : le pétrole. Découvert à Titusville, en 1859, il prend une importante croissante après la guerre de Sécession, notamment pour l’éclairage privé. Au temps des chandelles et des bougies succède celui de la lampe à pétrole. Au début de l’année 1870, les deux associés décident de mettre un terme à la production de bougies qui, depuis 1837, représente un peu plus de la moitié de leur chiffre d’affaires mais qui ne cesse de décliner. Procter & Gamble ne fabriquera désormais plus que des savons.
En 1879, la firme – qui compte alors plus de 500 salariés – frappe un grand coup en lançant le savon Ivory, distribué en boîte individuelle. Pour réduire les coûts de production et le prix de vente, elle a fait le choix de remplacer les graisses animales, utilisées depuis toujours, par des graisses végétales, et notamment par de l’huile de palme, beaucoup moins chère. Vendu à un prix défiant toute concurrence, Ivory est le premier savon à être distribué sur tout le territoire américain. S’il est l’oeuvre de leurs fils – et notamment de James Norris Gamble qui a suivi une formation de chimiste -, ce tournant doit beaucoup à l’expérience et aux intuitions de William Procter et de James Gamble qui, malgré leur âge, ont suivi de très près le lancement du nouveau produit. Lorsqu’ils disparaissent – Procter en 1884, Gamble en 1891 -, la firme qu’ils ont fondée des années plus tôt est devenue le premier fabricant américain de savons…
Illustration : Pascal Garnier