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Avril 1999. Ils sont tous là : hommes politiques, le président de la République Jacques Chirac en tête, patrons de presse, célébrités, sans compter, bien sûr, les « stars » du CAC 40, François Pinault, Michel Pébereau, Jean-Louis Beffa ou bien encore Jean-Marie Messier, à l’époque au faîte de sa gloire. Tous sont venus rendre un dernier hommage à leur « ami » Ambroise Roux, ancien PDG de la Compagnie Générale d’Electricité (CGE), membre éminent du Conseil national du patronat français (CNPF, l’actuel Medef), fondateur et animateur de l’Association française des entreprises privées (Afep), homme d’influence s’il en est, décédé d’une crise cardiaque quelques jours plus tôt à son domicile de Montfort-l’Amaury, à l’âge de soixante-dix-sept ans.

L’homme avait quelque chose d’un peu suranné.« Tout chez lui respirait le passé : le prénom, le costume trois pièces, le pantalon remonté jusqu’au sternum, le doigt glissé dans le gousset, les cols pelle à tarte, le vocabulaire ourlé de formules désuètes et de gravelures d’un autre âge, le monarchisme affiché, la conception balzacienne des affaires »,écrivaient, peu après sa disparition, Nathalie Bensahel et Pascal Riché dans le journal « Libération ». Monarchiste, « l’Ambroise », comme on l’appelait à Paris, l’était en effet, au point d’assister chaque année à la messe anniversaire de la mort de Louis XVI. Lecteur assidu – il avalait pas moins de 400 livres par an -, fin gastronome et fumeur patenté de gros cigares, l’homme avait ses habitudes, comme celle de prendre chaque année trois mois de vacances. Passionné de parapsychologie, il écrivit un livre sur le sujet – « La Science et les pouvoirs psychiques », en 1987 – et fit même installer à la CGE un laboratoire d’études sur les phénomènes psychiques ! Devenu président de la CGE en 1970, l’une de ses premières décisions fut de signer une note de service interdisant aux femmes le port du pantalon. Mais, plus que tout, Ambroise Roux aimait ce halo de mystère qui entourait sa personne.« J’aime que l’on parle de moi par allusions »,disait-il souvent. Rien ne lui plaisait plus que de glisser sans y avoir l’air, lors d’une conversation, une discrète allusion à ses visites du soir au palais de l’Elysée.« L’autre jour, le président me disait… »

Homme d’influence, Ambroise Roux le fut dès la fin des années 1950. Né en 1922 dans une famille bourgeoise, fils de l’un des plus proches collaborateurs du patron de presse Jean Prouvost, cet X-Ponts commence sa carrière en 1943 comme ingénieur à la première circonscription de l’électricité de Paris. L’histoire raconte que, pour obtenir son diplôme de l’Ecole d’électricité, indispensable pour progresser dans la carrière mais qu’il n’avait ni le temps ni l’envie de préparer, Ambroise Roux aurait proposé un échange au directeur de cette école, par ailleurs président d’une société de mécanique industrielle : des livraisons prioritaires d’électricité – une denrée rare à l’époque – pour faire tourner ses machines contre des dispenses de cours et la possibilité de choisir son sujet lors des examens ! Première illustration du pouvoir d’influence dont « l’Ambroise » allait se prévaloir jusqu’à la fin de sa vie.

Il fait et défait les présidents à sa guise
Polytechnicien, ingénieur des Ponts, ingénieur en chef de l’électricité. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce cursus constitue un atout clef pour un jeune homme ambitieux. A l’heure de la reconstruction, la France a en effet un besoin urgent d’ingénieurs de haut niveau… et surtout vierges de toute compromission avec l’occupant et le régime de Vichy. Discrédité et soucieux de se faire oublier pour quelque temps, le patronat d’avant-guerre, pour sa part, laisse monter ces « hommes nouveaux » qui, dix ou vingt ans plus tard, constitueront le gros des dirigeants d’entreprise. Dans les années 1940 et 1950, l’école et son réseau deviennent ainsi le creuset d’une nouvelle élite qui peuple les cabinets ministériels et les directions des grandes sociétés industrielles. Ambroise Roux est l’un de ces hommes nouveaux. En 1951, remarqué par Jean-Marie Louvel, polytechnicien, ancien directeur de l’électricité au ministère de l’Industrie et désormais ministre MRP de l’Industrie, il se voit proposer de diriger son cabinet. A vingt-neuf ans, Ambroise Roux vient de mettre un pied dans les sphères du pouvoir. Cette période, qui va durer près de quatre ans, est capitale dans la carrière du jeune ingénieur. Très accaparé par l’aspect politique de ses fonctions, Jean-Marie Louvel laisse en effet carte blanche à son directeur de cabinet. Très actif, celui-ci se retrouve ainsi au coeur des grands dossiers industriels de l’après-guerre : le Plan, le pool acier-charbon, la recherche pétrolière au Sahara, le développement des capacités de production de la nouvelle EDF… L’occasion de tisser des liens avec tout ce que la France compte de décideurs. Ambroise Roux est et restera toujours un homme de réseau.

En  1954, la chute du gouvernement Laniel contraint Jean-Marie Louvel à quitter ses fonctions. Voilà Ambroise Roux sans point de chute. Le réseau des polytechniciens va une nouvelle fois lui venir en aide. A la demande d’Henri Lafond, major de l’X et de l’Ecole des mines, ancien directeur des mines, houille et pétrole au ministère de l’Industrie dans les années 1941-1942 et reconverti dans la grande banque, Jacques Jourdain, PDG de la Compagnie Générale d’Electricité, accepte d’en faire son directeur général adjoint. Dix ans plus tard, à la disparition de Jourdain, Ambroise Roux aura l’intelligence de faire nommer son mentor, Jean-Marie Louvel, à la tête de la CGE. Reconnaissant, celui-ci s’empressera de faire de son ancien directeur de cabinet au ministère de l’Industrie son successeur. Il lui faudra attendre 1970 pour accéder à la tête de la compagnie.

Mais, dès avant cette date, la toute-puissante CGE est devenue le principal point d’ancrage du pouvoir d’Ambroise Roux. Il faut dire qu’avec ses 20.000 salariés et ses nombreuses usines en France, la compagnie est l’une des premières sociétés françaises. Spécialisée dans la fabrication d’équipements électriques, elle vit en grande partie de contrats publics, d’aides de l’Etat, d’incitations et de subventions. Par la CGE, Ambroise Roux devient dès le début des années 1960 une figure de l’establishment des affaires. En 1961, grâce encore à l’intervention d’Henri Lafond, il fait son entrée au CNPF et prend la présidence de la commission économique générale (CEG). Avec la CGE, le CNPF sera l’autre « pilier » du pouvoir d’Ambroise Roux. S’il refusera toujours de présider le syndicat patronal, il fera et défera les présidents à sa guise.

Sous sa présidence, la CEG devient le véritable cerveau du CNPF et, plus encore, un ministère bis de l’Industrie. Dès 1962, le Premier ministre, Georges Pompidou, a pris l’habitude de consulter Ambroise Roux. Les deux hommes partagent une même conviction : c’est en développant son industrie et en faisant émerger d’authentiques champions que la France préservera son rang. Cette vision industrialiste fait d’Ambroise Roux un habitué des couloirs de Matignon et, plus tard, de l’Elysée. Entre Pompidou et le patronat, une véritable lune de miel s’installe qui va durer jusqu’à la disparition du chef de l’Etat, en 1974. Elle permet à Ambroise Roux de placer la CGE qu’il dirige au centre des grandes manoeuvres industrielles : la compagnie occupe a une place centrale dans la Compagnie Internationale pour l’Informatique (CII), créée en 1966. Partenaire du CNET dans la commutation temporelle, elle est un acteur majeur des télécoms avec sa filiale la CIT, devenue CIT-Alcatel après la fusion avec Alcatel en 1968. Elle est également dans le nucléaire et jouit d’un quasi-monopole dans la fabrication des turboalternateurs des centrales, surtout depuis l’absorption d’Alsthom. Réalisée en 1970, cette opération a marqué la victoire d’Ambroise Roux contre son grand rival Paul Richard, le patron de Thomson.

Rester toujours dans l’ombre
Avec Valéry Giscard d’Estaing, le courant passe moins bien. Il faut dire que l’industriel a, lors de la présidentielle de 1974, soutenu publiquement le candidat gaulliste Chaban-Delmas, même s’il a bien pris soin de faire profiter la campagne de VGE des fonds patronaux. Solidement installé à la tête de la CGE, dont le conseil d’administration, peuplé d’amis, lui est totalement acquis, étant parvenu à se faire élire à la tête de la très influente Association des grandes entreprises françaises (Agref), il garde ses entrées dans les ministères et conserve toute son influence au CNPF. L’élection de François Mitterrand aurait pu casser cette belle mécanique, le condamnant à une interminable traversée du désert. Ce n’est pas le cas. Sans doute Ambroise Roux, qui a clamé urbi et orbi qu’il quitterait la présidence de la CGE en cas de nationalisation, doit-il s’exécuter en 1982 lorsque la compagnie passe dans le giron de l’Etat. Mais l’homme est fasciné par le nouveau président de la République, qu’il a rencontré à plusieurs reprises dans les années 1950 et 1960, tout comme l’ancien premier secrétaire du PS l’est par ce représentant presque caricatural du grand capital.« Je considère Roux comme l’un de mes adversaires les plus résolus mais je n’éprouve aucune difficulté à dialoguer avec lui. Au surplus, je sais que, lorsqu’il s’agira de l’intérêt de la France, nous n’aurons jamais de désaccord véritable »,a coutume de dire François Mitterrand. Le chef de l’Etat, qui n’aime pas le CNPF et son nouveau président, Yvon Gattaz, a en revanche un faible pour ce vrai entrepreneur qu’est à ses yeux Ambroise Roux. Il sait en outre que celui-ci dispose, avec l’Association française des entreprises privées (Afep), d’un vrai pouvoir qu’il faut ménager. L’Afep, c’est la dernière trouvaille de l’« Ambroise ». Il l’a créée en décembre 1982, juste après son départ de la CGE. Forte d’une trentaine de membres – on y trouve les patrons de L’Oréal, de Moët-Hennessy, d’Accor, de la Lyonnaise des Eaux, de Béghin-Say, de Marine-Wendel ou bien encore de la Compagnie Française des Pétroles -, elle se veut, selon ses propres mots,« une machine à défendre les intérêts patronaux ».Mais elle est aussi, pour Roux, un moyen de continuer à tisser des liens au sein de l’establishment des affaires. C’est lui, ainsi, qui remarque et fait entrer dans son club un homme d’affaires promis à un bel avenir : François Pinault.

Dès 1983, Ambroise Roux a en tout cas prévenu ses adhérents : l’Afep, loin de se complaire dans une opposition frontale avec la gauche au pouvoir, doit lui parler et lui faire des propositions de réformes. Avec deux règles d’or : ne jamais porter le débat sur la place publique en cas d’échec ; ne jamais en revendiquer la paternité en cas de succès. En somme, rester toujours dans l’ombre. L’Afep va ainsi être l’un des artisans de la conversion de la gauche au réalisme économique. Les milieux d’affaires lui doivent notamment la première loi sur les stock-options mais aussi la taxation des plus-values à 33,33 % au lieu de 50 % auparavant. Deux réformes négociées directement entre Ambroise Roux et Pierre Bérégovoy, alors ministre de l’Economie et des Finances. Plus tard, c’est encore l’Afep qui « invente » le « carry back », ce dispositif permettant de reporter fiscalement les pertes sur les bénéfices antérieurs et repris par la gauche.

Le retour de la droite au pouvoir, en 1986, marque le triomphe de l’ancien PDG de la CGE. A soixante-quatre ans, celui-ci est plus que jamais en cour, proche d’Edouard Balladur, qu’il a connu à l’époque de Pompidou et qu’il a, un temps, placé à la tête de l’une des filiales de la compagnie. L’Afep se mue alors en chambre d’influence, participant à la constitution des noyaux durs d’actionnaires lors des privatisations et intervenant dans la nomination des présidents – à la CGE privatisée, Ambroise Roux fait ainsi remplacer Georges Pébereau par Pierre Suard. Ce pouvoir de l’ombre qui lui permet d’évoluer dans les milieux des affaires et dans celui de la politique, il ne le perdra jamais. C’est lui qui, en 1994, convainc le conseil d’administration de la Générale des Eaux de remplacer à la tête de l’entreprise Guy Dejouany par Jean-Marie Messier, qu’il a connu au cabinet de Balladur lorsqu’il s’occupait des privatisations de 1986 ; lui encore qui, la même année, s’arrange pour pousser dehors Pierre Suard, pour le remplacer par Serge Tchuruk ; lui toujours qui, quelques semaines avant sa mort, vole au secours de la Société Générale, victime d’un raid éclair de la BNP. On voit sa main partout. Y compris dans la décision prise par Jacques Chirac en 1997 de dissoudre l’Assemblée nationale, décision qu’il aurait fortement conseillée. En bon parrain des affaires, Ambroise Roux laisse dire.« L’autre jour, le président me disait… »

Illustration . Ambroise Roux à Matignon, en 1974