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Washington, août 1861. En cette chaude journée d’été, une femme de trente-cinq ans cache difficilement sa nervosité. Arrivée dans la capitale fédérale quelques semaines plus tôt, elle attend la décision du Congrès des Etats-Unis concernant l’acquisition du brevet de fusées de signalisation éclairantes inventées il y a quelque temps par son mari et qu’elle s’est employée, depuis la mort de ce dernier, à développer et à vendre en Europe.

Quarante mille dollars : tel est le montant qu’elle demande pour permettre à l’US Navy d’utiliser ce système pyrotechnique sans équivalent encore dans le monde. Une somme importante. Une première fois déjà, en 1859, le Congrès avait refusé d’avaliser une telle dépense. Au vu des tests très favorables menés par ses ingénieurs, la marine américaine avait cependant été autorisée à acquérir quelques centaines de fusées éclairantes. Mais, en cet été 1861, la situation a radicalement changé : depuis le mois d’avril, les Etats-Unis sont plongés dans la guerre de Sécession. L’US Navy a désormais un rôle important à jouer pour mener à bien le blocus des ports confédérés et pourchasser les navires ennemis. Et le 5 août 1861, la commission du Budget annonce à Martha Coston qu’elle est prête à acquérir son brevet. Pour 20.000 dollars, cependant, et non pour 40.000. Une « offre » que la jeune femme accepte aussitôt. Pour elle, c’est la fin d’un long parcours et le début d’une nouvelle vie…

Son mari, un inventeur-né

Née en 1826 à Baltimore, Martha Hunt connaît une jeunesse difficile à la suite de la mort prématurée de son père, qui laisse sa famille sans beaucoup de ressources. En 1841, alors qu’elle vient d’avoir quinze ans, elle s’enfuit avec un jeune homme de vingt et un ans qui l’épousera un peu plus tard, Benjamin Franklin Coston. Inventeur-né, il vient tout juste d’être nommé à la tête du Laboratoire de la marine à Washington, un poste qui assure au couple un train de vie confortable. C’est là, au milieu des années 1840, que Coston met au point l’invention qui fera la fortune de sa femme : une fusée éclairante à amorçage par percussion permettant aux navires, grâce à l’utilisation de combinaisons de couleurs correspondant elles-mêmes à un chiffre ou à un code, de communiquer entre eux. Une véritable révolution technique à une époque où les bateaux n’utilisent que deux systèmes pour s’adresser des messages en mer : des drapeaux le jour et des lanternes la nuit. Simples d’utilisation et visibles de très loin, y compris par mauvais temps, les fusées éclairantes de Coston ont tout pour séduire l’US Navy. Mais celle-ci refuse de payer la somme que son inventeur réclame pour en céder l’usage.

Déçu, Benjamin Coston finit par démissionner de ses fonctions en 1847 pour devenir président de la Boston Gas Company. Jamais à court d’idées, il y expérimente de nouveaux procédés d’éclairage, passant plus de temps dans le laboratoire de la société qu’à son bureau présidentiel. Depuis qu’elle s’est enfuie avec lui, Martha Coston ne s’est guère préoccupée des activités de son mari, se contentant de mener une vie bourgeoise et d’élever ses trois enfants. Tout change en 1848. Benjamin Coston meurt subitement à l’âge de vingt-sept ans. Ses expériences et ses manipulations chimiques ont fini par lui empoisonner les poumons. Voilà la jeune veuve contrainte de prendre sa vie en main.

C’est alors qu’une découverte impromptue change son destin. « En rangeant les papiers de mon mari, je remarquai une grande enveloppe. Elle contenait des plans et des indications très précises pour la fabrication de fusées éclairantes. Je vis tout de suite l’importance de cette invention », devait-elle raconter plus tard dans ses Mémoires. Martha vient de « tomber » sur le procédé mis au point par son défunt mari, remisé dans un tiroir. Quant à l’importance de l’invention, il semble bien que ce soit un ami de la famille qui ait signalé à Martha tout le parti qu’elle pourrait en tirer… Quoi qu’il en soit, la jeune femme décide aussitôt de réaliser un prototype de fusée éclairante et d’aller le proposer au ministère de la Marine. Elle a à peine commencé à esquisser son projet qu’elle perd coup sur coup deux de ses trois enfants d’une mauvaise fièvre. Elle trouvera quand même la force de se relever et travaille à concrétiser l’invention de son mari, créant une société à cet effet à New York – la Coston Signal Company -, embauchant quelques ouvriers et experts en pyrotechnie, dépensant dans l’affaire une grande partie de l’argent que lui a laissé Benjamin Coston. « Ce serait trop long pour moi d’expliquer tous les détails de mes efforts pour parfaire l’idée de mon mari. Les hommes que j’ai employés et licenciés, les expériences que j’ai réalisées moi-même, les fraudes auxquelles j’ai été soumise m’ont presque découragée; mais au désespoir je n’ai point succombé », raconte-t-elle encore dans ses Mémoires. Dix ans plus tard, un modèle de fusée éclairante est enfin prêt. Martha a tout prévu, y compris les mélanges chimiques pour réaliser les teintes éclairantes, elle a perfectionné les travaux de son mari, ajoutant une teinte bleue aux deux prévues initialement, le rouge et le blanc. Une idée qui lui est venue en contemplant le feu d’artifice tiré en 1858, à New York, pour célébrer la pose du premier câble transatlantique.

Norme incontournable

A compter de 1958, Martha se met à arpenter les bureaux de l’administration à Washington pour faire reconnaître les feux Coston comme la norme incontournable pour la signalisation et la communication entre navires par les grands donneurs d’ordre publics, à commencer par l’US Navy. Pour obtenir des rendez-vous, elle n’hésite pas à s’affubler d’un prénom masculin, persuadée qu’on ne prendra pas au sérieux une femme dans un métier aussi technique que le sien. Et ça marche ! En février 1859, un collège d’experts réuni à la demande du ministère de la Marine rend un avis très favorable. « Les signaux Coston sont les meilleurs de tous les systèmes existants et nous en recommandons instamment l’adoption par la marine des Etats-Unis. Ils constituent le moyen le plus efficace et le plus simple pour adresser des messages d’un navire à l’autre ou entre les navires et la côte », souligne notamment le rapport. Faute de moyens financiers et du feu vert du Congrès, l’US Navy doit toutefois se contenter de commandes limitées. Entre 1859 et 1861, elles se montent au total à un peu plus de 6.000 dollars.

Martha se tourne alors vers l’étranger. En août 1859, elle s’embarque pour un périple européen de près de deux ans qui la conduit successivement en Angleterre, en France, en Hollande, en Autriche et en Italie. La Grande-Bretagne est la première à adopter les feux Coston. La France suivra plus tard en 1867, date à laquelle les feux Coston sont adoptés pour les communications entre les sémaphores et les navires, et les navires entre eux. Puis, c’est le retour aux Etats-Unis en 1861, la présentation au Congrès et l’acquisition par l’US Navy du brevet Coston. Durant la guerre civile, la marine américaine utilisera plus d’un million de fusées éclairantes Coston, s’assurant un avantage décisif sur sa rivale confédérée. Chargée de les produire, la Coston Signal Company engrange plus de 150.000 dollars de revenus. Voilà l’intrépide entrepreneuse définitivement lancée. Dans les états-majors des marines européennes, elle est bien connue. Elle est d’ailleurs présentée officiellement à l’empereur Napoléon III et a même le privilège de danser avec le roi de Suède lors d’un bal donné à Stockholm.

Des brevets à son nom 

La paix revenue, Martha Coston se diversifie. Dans les années 1870, des contrats sont conclus avec les gardes-côtes américains et les sociétés de secours en mer. Elle dépose désormais des brevets à son nom et élargit ses fabrications à de nouveaux procédés de signalisation en mer mais aussi ferroviaires. Toujours implantée à New York, la société est devenue une belle affaire qui emploie plusieurs centaines d’ouvriers et dispose de correspondants un peu partout en Europe. Elle compte de nouveaux clients, notamment les amirautés russe, suédoise et danoise.

Par ailleurs, Martha milite activement pour la cause des femmes. Lors de l’Exposition internationale du Centenaire à Philadelphie en 1876, elle obtient que soit édifié un pavillon exclusivement dédié aux femmes entrepreneuses et inventrices, qui se sont vu refuser l’aménagement d’un espace réservé dans le bâtiment principal. Cette initiative pour le moins inhabituelle suscite une certaine émotion parmi les organisateurs.

Depuis le début des années 1870, elle travaille avec son fils William, le seul de ses enfants survivants, né en 1847. Entre la mère et le fils, les relations sont médiocres, tous deux se disputant la pleine propriété de l’affaire. William meurt en 1901 dans l’explosion du laboratoire de la société, laissant la compagnie à son seul enfant, une fille de vingt ans, qui en confie aussitôt les rênes à un dirigeant extérieur. Très affectée par ce nouveau drame familial, Martha meurt l’année suivante, à l’âge de soixante-seize ans.

 

Illustration. Pascal Garnier

 

 

 

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