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Ce 9 janvier 1959, Siegmund Warburg connaît sa consécration. Après des mois d’une bataille acharnée, celui qui n’est encore qu’un modeste banquier en marge de la « City » réalise la première OPA étrangère jamais lancée sur le marché anglais. L’affaire a commencé dans le courant de l’été 1958 lorsque le groupe américain Reynolds Metal lui a demandé d’organiser le rachat de British Aluminium, une société anglaise vieillotte dirigée alors par de prestigieux membres de l’Establishment anglais. Siegmund a mené cette bataille avec un sens consommé de la stratégie, s’appuyant sur la presse, contournant les obstacles législatifs en associant un sidérurgiste anglais –Tube Investment – à l’offre de Reynolds, acquérant lui-même, anonymement, près de 15% de British Aluminium, exploitant la moindre faille de ses adversaires, résistant à toutes les pressions, y compris celles venues du plus haut niveau de l’Etat… Une bataille frontale, au cours de laquelle rien n’a été épargné à Siegmund, y compris les allusions ouvertement antisémites. Lorsqu’enfin  British Aluminium rend les armes, la nouvelle fait l’effet d’un coup de tonnerre à la City. Le monde des affaires anglais découvre avec surprise ce banquier de 57 ans, installé à Londres depuis 25 ans et qui s’est permis de jeter à bas toutes les traditions de la Place ! « A cette occasion, Siegmund Warburg a été considéré par ses adversaires comme un financier parvenu. Cette extraordinaire déformation de la réalité reflète la faiblesse de l’Establishment à la fin des années cinquante et son isolement des grands courants internationaux de l’époque », écrira le Financial Timesà la mort du banquier, en 1982. De fait, la « guerre de l’aluminium » marque une rupture dans l’histoire du capitalisme d’outre-Manche. Pour la première fois, quelqu’un a osé se servir de la presse contre les institutions, organiser des entreprises à l’échelle mondiale, bousculer des élites installées dans leurs certitudes et, d’un simple coup de téléphone, faire bouger du capital d’un continent à l’autre et balayer des dirigeants.  Ce 9 janvier 1959, Siegmund Warburg devient l’une des figures les plus en vue de la City…

L’heure de la revanche ? Sans nul doute, tant Siegmund n’a jamais été vraiment accepté par la haute société londonienne. Juif et allemand… Cela fait beaucoup. L’homme, pourtant, ne part pas de rien ! Lorsqu’il naît en Allemagne en 1902, il a derrière lui toute la puissance des Warburg, l’une des plus grandes dynasties bancaires d’Allemagne. Une dynastie qui a commencé à émerger au XVIème siècle et qui, depuis le milieu du XIXème siècle, est au cœur du monde des affaires d’outre-Rhin. Basée à Hambourg, la banque Warburg finance la plupart des grandes entreprises allemandes, place des emprunts internationaux, tisse des liens dans le monde entier. Elle est au centre de l’Etat…  Sans doute Siegmund n’est-il pas issu de la lignée la plus prestigieuse. Installé à la campagne, son père, George, enseigne l’agronomie à l’Université de Tübingen. Mais il est riche. Enfant unique, Siegmund passe une enfance solitaire aux côtés d’une mère qu’il adore. Son rêve est de devenir un intellectuel et de se lancer dans la politique. Il se passionnera d’ailleurs toujours pour cette dernière. Devenu anglais, il lira ainsi chaque jour les compte rendus des débats à la Chambre des Communes. Pour l’heure, les ennuis financiers de son père – qui a perdu une partie de sa fortune dans des placements douteux et qui glisse lentement dans la dépression – décident de son destin. En 1919, touché par les difficultés de ses cousins de province et soucieux de reconstituer ses équipes décimées par la guerre, Max Warburg, le dirigeant de la banque familiale, l’un des hommes les plus puissants d’Allemagne, propose à Siegmund de venir travailler à Hambourg. Le jeune homme accepte. Il a 17 ans.

Commence alors pour lui un long apprentissage au cours duquel il apprend tous les métiers de la banque : trois ans à Hambourg à rédiger des projets de lettres, à ouvrir le courrier et à s’initier à la comptabilité, puis un an à Londres, à la Banque Rothschild. Son premier contact avec la City et les élites anglaises. Il est fasciné par leur mode de vie, leur aisance, leur décontraction et leur goût pour les choses culturelles. Lui-même, à Londres, vit comme un dandy, fréquente l’intelligentsia anglaise, va aux concerts, est reçu par les plus grandes dynasties bancaires. Il s’y lie également d’amitié avec quelques financiers qui lui seront plus tard d’une aide précieuse. Telle est la puissance des Warburg qu’il n’est alors aucune porte qui ne lui soit ouverte ! A la fin de l’année 1924, il est de retour à Hambourg. Deux ans plus tard, il épouse Eva Maria Philipson, la fille du directeur général d’une grande banque de Stockholm, qui lui donnera deux enfants. L’année 1927, il la passe à New-York, chez Kuhn Loeb, dont deux des associés sont des Warburg. Puissance du réseau de la banque de Hambourg… En 1930 enfin, Siegmund devient associé de la banque familiale. A 28 ans, il appartient désormais au cercle très étroit des grands banquiers internationaux. Charmeur, immensément cultivé, il passe sa vie entre Berlin, Hambourg, Londres et New-York. Reçu partout, il est de toutes les grandes opérations financières qui se nouent d’un continent à l’autre…

Mais déjà, la roue de l’histoire tourne. La crise économique qui éclate en 1929, puis l’arrivée de Hitler, en 1933, bouleversent les destinées de la banque et de la famille Warburg. Très vite, les Warburg sont écartés des grands emprunts d’Etat, l’une de leurs spécialités. Puis ce sont les portes des grandes entreprises qui se ferment. Bientôt, la banque perd à un à un tous ses clients. A Hambourg, Siegmund ne se fait plus d’illusions. Les nombreux contacts qu’il a dans les milieux politiques et économiques allemands ont beau l’assurer que Hitler est une marionnette entre leurs mains, il n’y croit pas. Trop de signes disent le contraire. A la fin de l’année 1933, il décide de quitter l’Allemagne et de s’installer à Londres. C’est là qu’il crée, en 1934, avec quelques associés anglais, la New Trading Company, qui prendra plus tard le nom de S.G. Warburg and Co. Elle n’a aucun lien avec la banque Warburg. Ainsi l’a exigé Max Warburg.  Demeuré à Hambourg, celui-ci assiste, impuissant, à la lente descente aux enfers de l’établissement créé par sa famille des siècles plus tôt. Jusqu’à l’« aryanisation » complète, prélude à son propre exil vers les Etats-Unis. Jusqu’à sa mort, Siegmund n’aura de cesse que le nom des Warburg réintègre à nouveau le fronton de la banque familiale, devenue la Brinckmann, Wirtz & Co. Il n’y parviendra qu’en 1969, lorsque l’établissement sera rebaptisé M.M. Warburg-Brinckmann, Wirtz & Co. Il ne verra pas en revanche la banque reprendre, en 1991, son nom d’origine qui est toujours le sien aujourd’hui : M.M. Warburg & Co.

A Londres, en attendant, il est désespérément seul, sans fonds de commerce, sans capital, sans clients et surtout sans le précieux sésame que constitue son nom. Seul et de surcroît sans un sou ou presque, contraint de loger dans un modeste appartement. Allemand, et donc de plus en plus suspect au fur et à mesure que la guerre se rapproche, il ne peut plus compter que sur une poignée d’amis. De cette période, il conservera une réelle admiration pour le peuple anglais, engagé seul, jusqu’en 1941, dans une lutte à mort avec l’Allemagne nazie, mais aussi une méfiance instinctive envers l’élite anglaise. Ses premières affaires, ce sont les banquiers Juifs de Londres, et au premier chef la maison Rothschild, qui les lui apportent. Elles sont modestes. Mais petit à petit, poussé par une étonnante rage de vaincre, il crée son propre réseau. Par les contacts qu’il a conservés outre-Atlantique, il organise ainsi, avant la guerre, le financement de plusieurs sociétés américaines installées en Angleterre. Plus tard, il participe au financement du matériel de guerre importé des Etats-Unis par la Grande-Bretagne. A la City de Londres, on regarde un peu de haut ce banquier en rupture de ban, austère et entreprenant, qui veut se mêler de grande finance. Décidé à se faire une place à Londres, Siegmund réagit en s’immergeant totalement dans la culture de son pays d’accueil, en perfectionnant son anglais et en mettant un point d’honneur à rédiger des lettres impeccables.

Cette volonté implacable de s’imposer à un milieu qui le rejette explique sans doute la formidable ascension de la banque S.G. Warburg and Co après guerre. Tout, pourtant, oppose Siegmund à ce monde qu’on fond de lui-même il méprise. Contrairement à la plupart de ses confrères, l’homme n’aime pas l’argent. « Souvent, quand je voyage dans ce monde de fous, je rencontre des gens qui ont une relation vraiment érotique avec l’argent… L’orgueil que procure à ces gens le fait de pouvoir à leur gré signer un chèque d’un ou deux millions de dollars est, en un sens, presque macabre. Plus je vieillis, plus je ressens la richesse comme un fardeau », confie-t-il à son journal. S’il vit dans une belle demeure située près de Londres,  il n’affiche aucun signe extérieur de richesse. Pas de voiture de luxe, de résidence secondaire, de meubles ou d’objets précieux. Ses seules passions sont les livres et la graphologie, une science qui le fascine car elle révèle tout, dit-il, de la vérité des êtres. Ayant horreur des dîners en ville et des cocktails mondains, il reçoit peu, a peu d’amis et ne prend que dix jours de vacances par an, à chaque fois dans un hôtel anglais où il joue au bridge. Sur ses confrères, Siegmund a cependant un avantage : dès la fin de la guerre, il a compris que les grandes firmes internationales, notamment américaines, allaient jouer un rôle majeur dans le développement économique de la planète, que c’était vers elles qu’il fallait se tourner, pour leur prêter de l’argent, pour les accompagner dans leur développement international et pour leur ouvrir de nouveaux marchés, quitte à bousculer les traditions. C’est cette analyse qui lui fait reprendre, dès le début des années 1950, le chemin des Etats-Unis où il retisse les liens jadis noués avec sa famille avec Kuhn & Loeb. Les deux banques resteront partenaires des années durant, jusqu’à ce que, devenues concurrentes, elles se séparent.  C’est cette analyse également qui le pousse à vendre à des étrangers des titres d’entreprises détenues à l’étranger par des Anglais ou, inversement, à racheter pour le compte d’Anglais des entreprises britanniques vendues à des étrangers avant ou pendant la guerre. C’est encore cette analyse qui le pousse, en 1959, à se lancer dans la « guerre de l’aluminium ». S.G. Warburg and Co s’impose ainsi, lentement mais sûrement, comme l’une des banques d’affaires les plus influentes de la planète. Elle est pourtant beaucoup plus petite que la plupart de ses concurrentes, et beaucoup plus discrète : pas de plaque sur la porte – Siegmund n’en veut pas – et une équipe d’une trentaine de personnes tout au plus, choisies non selon leur naissance, leurs relations ou même leur formation, mais en fonction de leur originalité, de leur culture et de leur imagination. Dans la City, ses méthodes surprennent…

C’est cette même volonté de bousculer les traditions qui pousse Siegmund à inventer un nouveau marché : celui des euro-émissions (eurobonds). L’idée est simple qui consiste à organiser des emprunts à long terme en dollars depuis Londres. Elle est toutefois radicalement nouvelle pour l’époque, l’Administration américaine obligeant alors les emprunteurs non américains à transiter par une banque de Wall Street. Placer en Europe les quelques 3 milliards de dollars qui circulent alors hors des Etats-Unis et qui ne peuvent se placer qu’à court terme : tel est le formidable défi que lance Siegmund Warburg à la communauté financière mondiale. Un défi qui est aussi un pari : celui de l’émergence inéluctable de nouveaux centres économiques, en Europe mais aussi en Asie. La banque qu’il dirige sera ainsi l’une des premières à lancer des emprunts internationaux pour le compte d’entreprises japonaises. C’est Autostrade Italiane, la très florissante société gestionnaire du réseau autoroutier italien, qui inaugure en 1960 la première euro-émission. Le scepticisme général des banquiers, l’opposition résolue de la Banque d’Angleterre – qui exigera des droits de timbre exorbitants, poussant Siegmund à délocaliser l’émission à Luxembourg – ne découragera pas la banque Warburg. Au milieu des années 1960, celle-ci s’impose comme la première banque de l’euromarché à long terme.

S.G. Warburg and Co est alors à son apogée. Son réseau s’étend au monde entier, des Etats-Unis au Japon. Passionné par son métier mais las de courir le monde, blessé par la décision de son fils de créer sa propre firme, Siegmund songe désormais à se retirer. En 1969, il étudie les modalités d’une fusion avec la banque Hill Samuel. L’affaire ne se fait pas. Un an plus tard, en 1970, il quitte la direction effective de la banque et se retire dans le domaine qu’il a acquis à Blonay, en Suisse. Il y lit beaucoup, soutient ardemment la paix entre Israël et l’Egypte – il rencontre même Sadate – tout en suivant encore quelques dossiers. Dans les années 1970, il organise ainsi la première émission d’euro-obligation au monde. Lorsqu’il meurt à Londres en octobre 1982, la City unanime lui rend hommage. Treize ans plus tard, en 1995, la banque qu’il a créée est rachetée par l’Union de banques suisses (UBS).

 

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