Celui qui travaille simplement pour gagner de l’argent et qui n’a pas la passion de son métier n’est pas un homme de valeur « , écrivit un jour Camille Cavallier. De la passion pour son métier, l’industriel n’en manqua assurément jamais, lui qui, une fois nommé à la tête de la société Pont-à-Mousson, alla jusqu’à faire construire sa maison le long de l’usine afin d’être toujours, de nuit comme de jour, « au milieu de sa ruche ». Sa dévotion presque totale aux intérêts de la compagnie ne l’empêcha tout de même pas de gagner plus qu’honorablement sa vie. En 1910, son patrimoine était estimé à 10 millions de francs or. Montant important mais cependant sensiblement inférieur à la fortune d’un régent de la Banque de France ou à celle des principaux industriels du textile, les Motte, les Prouvost ou les Lepoutre !
Pour Camille Cavallier, le travail passait avant tout. « Travailleur acharné, je mets le travail au-dessus de tout, écrivait-il après la Première Guerre mondiale. Mon but, par le travail, est de donner du bien-être et d’élever moralement ceux sur lesquels j’ai quelque action. » Un peu plus tard, l’industriel divise les hommes en quatre catégories : « En bas, ceux qui veulent devenir riches ; un peu plus haut, ceux qui veulent être quelque chose ; encore plus haut, ceux qui veulent devenir quelqu’un ; au sommet, les apôtres qui veulent servir la communauté humaine. » Lui-même se plaçait dans cette dernière catégorie.
Camille Cavallier appartient à cette génération et à ce milieu – la bourgeoisie industrielle de la fin du XIXe siècle – pour lequel l’argent n’était pas une fin en soi et qui, comme le rappelle Jean-Pierre Daviet dans l’ouvrage qu’il a consacré à l’histoire de Saint-Gobain, « se reconnaissait davantage dans le modèle de l’honnête homme que dans celui de l’homme d’affaires ». Le patrimoine de cette classe comprenait une part importante, parfois même prédominante, de terres et de biens immobiliers, patiemment transmis de génération en génération. Rien ne leur était plus étranger que la spéculation. Dans l’industrie comme dans la vie privée, ils raisonnaient en propriétaires soucieux d’améliorer la gestion de leurs fonds.
Camille Cavallier partagea pleinement ces valeurs. Figure emblématique du capitalisme hexagonal du début du XXe siècle, l’industriel n’appartient pourtant pas au milieu où elles s’épanouirent. Il s’y agrégea la quarantaine venue, par la force de son talent et grâce à la protection et à l’amitié de Xavier Rogé, un industriel issu du meilleur monde. Un itinéraire qui témoigne de ce que l’« ascenseur social » était une réalité à la Belle Epoque. Né en 1854 à Pont-à-Mousson, le futur dirigeant de la société Pont-à-Mousson appartient en effet à un milieu modeste. Son père est un petit fonctionnaire des Eaux et Forêts, imaginatif et primesautier, dont un grand plaisir est d’énoncer en famille dictons et axiomes. Camille Cavallier hérita-t-il du caractère de son père ? Devenu industriel, il n’hésitera pas à diriger ses troupes à coups de maximes et de petites phrases, dont certaines de son cru sont passées à la postérité. Citons ainsi, parmi les plus célèbres : « Hâte-toi lentement ! Le temps ne consacre pas ce qu’il n’a pas contribué à édifier » et « La valeur d’un collaborateur est fonction du temps qui peut s’écouler sans inconvénient entre un effort exceptionnel de sa part et la rémunération de cet effort. » Quant à la mère de Camille, elle fait des ménages chez les bourgeois des environs, notamment chez Xavier Rogé, directeur de la société Pont-à-Mousson.
Aîné de trois enfants, Camille Cavallier se révèle un élève doué, collectionnant accessits et prix d’excellence. Xavier Rogé, impressionné par les facultés du jeune garçon, aurait conseillé à sa mère de l’inscrire au concours de l’Ecole nationale des arts et métiers de Châlons-sur-Marne, dont lui-même était diplômé. Camille Cavallier y est admis en 1870 – il a alors seize ans. Lorsqu’il en sort quatre ans plus tard, il entre naturellement à la société Pont-à-Mousson. Outre que la compagnie est le débouché naturel des jeunes talents de la région, Camille Cavallier bénéficie de l’appui de Xavier Rogé.
L’entreprise où le jeune ingénieur fait son entrée en 1874 comprend alors, pour seuls actifs, l’usine de Pont-à-Mousson pour la fabrication de fonte et la mine de fer de Marbache, au coeur du bassin nancéien. Petite encore, elle a connu des débuts difficiles. Créée en 1856 à l’initiative de quelques hommes d’affaires lorrains pour exploiter le gisement de Marbache, elle a en effet dû être liquidée six ans plus tard, victime de fonds propres insuffisants au regard de dépenses d’investissement élevées. Directeur de l’entreprise dès sa création et bien décidé à ne pas la laisser mourir, Xavier Rogé a repris le fonds de commerce en 1862 par l’intermédiaire d’une nouvelle société en commandite détenue par des capitaux sarrois. La collaboration entre Rogé et ses commanditaires s’avère fructueuse. Grâce à elle, Pont-à-Mousson écoule l’essentiel de sa production auprès des forges ardennaises et champenoises.
Mais le tournant essentiel se situe en 1866. Cette année-là, lors d’un voyage en Angleterre, Xavier Rogé découvre un nouveau débouché, hautement prometteur : les tuyauteries de fonte pour l’adduction d’eau. Dès la fin des années 1860, Xavier Rogé spécialise l’entreprise dans ce marché et démarche systématiquement les municipalités en France. Ses efforts portent leurs fruits après 1871, lorsque les villes commencent à investir massivement dans l’adduction d’eau.
C’est dans ce contexte que Camille Cavallier arrive. Affecté à la fonderie « à plat », il prend en 1876 la direction de la fonderie « debout » dédiée à la fabrication des canalisations et des tuyauteries. L’année suivante, Rogé lui confie le service commercial qu’il vient de créer. Sa mission consiste à mettre en place des agences régionales, à suivre l’évolution de la demande, à observer la concurrence et à établir les devis pour les adjudications. Associé à la politique de spécialisation dans le tuyau de fonte pour canalisations d’eau voulue par Xavier Rogé, Camille Cavallier obtient de brillants résultats, notamment les adjudications de la Ville de Paris, gagnées en 1883.
Dès cette époque, Xavier Rogé a décidé de faire de Camille Cavallier son dauphin. Si le premier exerce un pouvoir absolu sur l’entreprise, le second en devient ainsi, dans les années 1880, le directeur général de fait, même s’il n’en a pas le titre. Camille Cavallier ne se cantonne pas au commercial. Il joue un rôle majeur dans le développement des actifs miniers, négociant avec succès la concession d’Auboué, celles de Vieux-Château et de Belleville un peu plus tard, puis l’acquisition des mines de Malzéville et de Grande-Goutte, dans le bassin de Nancy. Tombé gravement malade en 1888, Xavier Rogé s’appuie de plus en plus, à partir de cette date, sur lui. A trente-quatre ans, voilà Camille Cavallier parvenu presque au faîte de sa carrière quand la plupart des collègues de son âge sont encore chefs de service, plus rarement directeurs d’usine. La conséquence d’un labeur incessant et d’un dévouement total aux intérêts de l’entreprise. En 1895, une nouvelle étape est franchie : cette année-là, le conseil d’administration nomme Camille Cavallier sous-directeur. Cinq ans plus tard, lors du retrait définitif de son mentor, il en devient administrateur unique. A quarante-six ans, il est désormais seul maître à bord.
Cet homme parti de rien et qui n’a ni fondé Pont-à-Mousson ni été l’artisan de la spécialisation dans les tuyaux de fonte va faire de ce qui est une société prospère mais relativement modeste un géant. Il se consacre pleinement à cette tâche, travaillant à son bureau dès 6 heures du matin, ne le quittant que tard le soir, se relevant parfois la nuit pour régler un incident. Le tuyau et rien que le tuyau : telle est sa stratégie. Elle le conduit à pousser très avant l’intégration en amont de la filière, vers les charbonnages, le minerai de fer et les hauts-fourneaux. Les résultats sont en conséquence. Entre 1900 et 1913, la production de fonte passe de 80.000 à 183.000 tonnes. A la veille de sa mort, en 1926, elle atteindra 237.000 tonnes.
Surtout, cette stratégie le conduit à prendre très tôt le chemin de l’international : confronté à un développement mou du marché de l’adduction d’eau en France, Camille Cavallier entreprend dès avant 1914 de gros efforts à l’exportation. Les résultats, là encore, sont spectaculaires. A sa mort, la moitié de la production de Pont-à-Mousson est exportée. 450 villes étrangères sont alors équipées, dont 127 hors d’Europe. En France même, l’industriel favorise les ententes entre entreprises concurrentes afin de discipliner le marché et de mettre fin à une ruineuse guerre des prix.
Interrompue par la Première Guerre mondiale – l’usine principale doit s’arrêter, Auboué est occupé et Camille Cavallier est contraint d’aller vivre à Paris –, cette stratégie du « tout tuyau » repart de plus belle après. Pont-à-Mousson reprend alors de nombreux actifs en Lorraine et dans la Sarre. Pour l’industriel, l’heure est venue de penser à sa succession. Depuis son accession à la tête de l’entreprise, il a entrepris de racheter méthodiquement les actions de Pont-à-Mousson, y consacrant une grande partie de ses revenus. Aucune volonté d’enrichissement personnel dans ce programme de rachats d’actions, mais une logique patrimoniale, de propriétaire, destinée à assurer la pérennité de l’entreprise et à maintenir son caractère familial. Au lendemain de la guerre, il contrôle ainsi 43 % du capital de la société. Pont-à-Mousson est devenu son entreprise, qu’il peut désormais transmettre à sa guise. Père d’un fils et d’une fille, il choisit pour successeur son gendre, Marcel Paul. Mais Camille Cavallier doit également compter avec les héritiers de Xavier Rogé – sa fille et son gendre –, et deux actionnaires : le colonel Plassiart et le banquier lorrain Paul Lenglet. Ensemble, ces quatre blocs contrôlent 90 % du capital. Pour éviter le risque de dispersion, Camille Cavallier imagine au début des années 1920 de lier les actionnaires par une sorte de « pacte de famille » au sein d’une société financière : Filor (Financière Lorraine). Ce pacte durera jusqu’en 1964. Il permettra aux familles fondatrices de contrôler jusqu’à cette date 50 % du capital de Pont-à-Mousson.
Couvert d’honneurs, administrateur d’une vingtaine de sociétés, membre du puissant Comité des forges et de nombreuses commissions officielles, Camille Cavallier dirige Pont-à-Mousson jusqu’à son dernier souffle, depuis son bureau de Nancy et sa maison accolée à l’usine de Pont-à-Mousson. C’est là qu’il est foudroyé par une crise cardiaque au matin du 10 juin 1926, à l’âge de soixante-douze ans. La veille encore, il avait présidé l’assemblée générale des actionnaires de Pont-à-Mousson.