Il a imposé la cigarette auprès du public féminin, acclimaté la consommation de bacon aux Etats-Unis… Edward Bernays est aujourd’hui presque totalement tombé dans l’oubli. Il fut pourtant le premier » spin doctor » – conseiller en communication – de l’histoire, et bénéficia, durant l’entre-deux-guerres et jusque dans les années 1960, d’une influence considérable. La plupart des grandes firmes américaines firent appel à ses services : General Motors, Procter & Gamble, American Tobacco, United Fruit Company, Mack Trucks… Pour elles, il façonna les mentalités et changea les habitudes de consommation, le tout sans jamais sortir de l’ombre. Il conseilla également plusieurs présidents des Etats-Unis, dont il favorisa la réélection, et s’aventura même sur le terrain de la politique étrangère. Susciter le désir en jouant sur les ressorts de l’inconscient, créer l’événement, lancer des modes et, s’il le faut, des polémiques créées de toutes pièces : telles furent les « recettes », pionnières, mises au point par Edward Berneys. Avec lui, la communication et le marketing entrent de plain-pied dans l’âge moderne.
Né à New York en 1891 dans une famille juive originaire de Vienne et plutôt aisée, de santé fragile, Edward Bernays se maria, eut trois enfants et mourut plus que centenaire en 1995 après avoir achevé sa longue carrière comme professeur. Plus remarquables sont ses origines familiales. Sa mère, Anna, était en effet la soeur de Sigmund Freud et son père, Ely, le frère de l’épouse de l’inventeur de la psychanalyse ! Edward Bernays n’eut jamais l’occasion de rencontrer son prestigieux parent. Mais il fut un lecteur assidu de ses œuvres, qui influencèrent considérablement sa conception des relations publiques, et dépensa sans compter pour les faire traduire aux Etats-Unis. Bien décidé à vulgariser les idées de Freud, dont il avait lui-même si brillamment su tirer parti, Bernays proposa même à son oncle de signer, dans la presse féminine d’outre-Atlantique, une série de papiers consacrés à » la place de la femme dans le foyer américain « . Une proposition que le grand Freud, outré, repoussa avec dédain.
Edward Bernays aurait dû être ingénieur agricole. Ainsi en avait décidé son père, qui, ne sachant quoi faire de ce garçon souffreteux, l’avait inscrit dans la section » agriculture » de l’université de Cornell. Il fut journaliste, et c’est grâce au journalisme qu’il débuta sa fabuleuse carrière. Son destin bascule en 1912, alors qu’il travaille pour une petite revue médicale fondée par un camarade de promotion. Un lecteur lui a adressé une critique virulente du texte d’une pièce de théâtre d’un auteur français – » Avariés « , d’Eugène Brieux ; » Damaged Goods « , dans sa traduction anglaise – racontant les amours d’un couple syphilitique. Le sujet fait scandale mais intéresse un acteur célèbre, Richard Bennett, qui souhaite mettre en scène la pièce. Bernays, soutenu par son journal, prend fait et cause pour le projet. Mais comment faire quand le journal a bien précisé qu’il ne voulait pas dépenser un centime dans l’affaire et qu’il gagne lui-même à peine 25 dollars par semaine ! C’est alors qu’il a une idée de génie qui va changer sa vie. Pour rendre la pièce acceptable et attirer les donateurs, il monte une fondation pour l’étude sociologique des maladies, convainc, en s’appuyant sur la notoriété de Richard Bennett, des centaines de célébrités d’y adhérer et lance une vaste campagne de promotion de » Damaged Goods « , présenté comme une pièce à vocation informative et pédagogique sur les dangers de la syphilis et les moyens de la prévenir. D’un sujet scandaleux, il fait un sujet honorable cautionné par toute l’élite américaine. Une élite où l’on retrouve notamment John D. Rockefeller et les époux Roosevelt. La pièce remporte un véritable triomphe. Sans en avoir vraiment conscience encore, Bernays vient de comprendre que, en matière de communication, tout est affaire de perception …
Fort de ce succès, Bernays pense avoir trouvé sa voie : il sera agent de presse pour les célébrités. Dans les années qui suivent, il lance aux Etats-Unis le célébrissime chanteur d’opéra Caruso, le danseur Nijinsky et les ballets russes. Petit à petit, ses idées prennent forme : lecteur assidu de Freud, il veut aller au-delà de la simple promotion de la qualité de ses clients, comme le ferait n’importe quel publicitaire, pour changer l’image que le public en a, au besoin en jouant sur ses désirs inconscients. Ainsi, pour lancer la principale danseuse des ballets russes, alors inconnue, il l’oblige à se montrer en public un boa enroulé autour du cou, lui assurant au passage des pages entières de publicité élogieuse. Redoutablement efficace, ce genre de procédé l’impose comme l’un des agents de presse les plus réputés de la côte Est des Etats-Unis. Ces compétences, il est désormais prêt à les mettre au service des grandes firmes américaines, et même des hommes politiques.
En 1919, Edward Bernays crée à New York sa propre agence de relations publiques. C’est l’une des premières au monde ou, pour être plus précis, la seconde. Un homme, en effet, l’a précédé : Ivy Lee. Né en 1877, fils d’un pasteur méthodiste, ce diplômé de Princeton a fondé en 1904, avec un associé, l’agence Parker & Lee, la première agence de relations publiques avérée. Travaillant pour les grandes compagnies américaines, il a notamment inventé la communication de crise. A la Standard Oil de Rockefeller, qui a discrètement fait mater dans le sang une grève survenue sur l’un de ses sites de production, il a ainsi conseillé de jouer la carte de la transparence. » Dites la vérité car, tôt ou tard, le public l’apprendra et vous ne pourrez plus rien contrôler. «
Dans les années 1920, Edward Bernays, lui, va beaucoup plus loin : c’est l’époque, aux Etats-Unis, de l’essor de la production et de la consommation de masse. L’industrie vend désormais ses produits et ses services à des millions de personnes. Pour cela, il lui faut inventer sans cesse de nouveaux arguments. A ses clients, Bernays propose une méthode directement inspirée des idées de Freud et de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules : » Si nous comprenons les désirs et les motivations secrètes de la foule, pourquoi ne serait-il pas possible de les orienter en fonction de nos besoins, sans même que ces foules en aient conscience « , écrit-il ainsi dans son ouvrage » Propaganda « , publié dans les années 1930. La propagande : pour Bernays, qui a étudié de près l’URSS de Staline, l’Italie de Mussolini et plus tard l’Allemagne de Hitler, elle est le mot-clef. Utile dans la sphère politique, la manipulation des signes et des idées l’est tout autant, à ses yeux, dans la sphère économique. L’un des moyens auquel il a recours pour façonner les esprits est d’enrôler ce qu’il appelle les » tierces autorités « , savants, médecins, experts en tout genre, qui influenceront à leur tour le grand public. » Si vous pouvez influencer les leaders d’un groupe, avec ou sans leur consentement conscient, alors il devient très facile d’amener tout le groupe à se rallier à votre cause « , écrit-il notamment. Déjà utilisée lors de la promotion de la pièce » Damaged Goods « , mais portée dans les années 1920 et 1930 à un stade quasi industriel, cette méthode fait des merveilles dans la sphère économique.
Illustrations par l’exemple. En 1928, l’American Tobacco, le géant américain du tabac, fait appel à Edward Bernays pour imposer la cigarette auprès du public féminin. A cette époque, le tabac est un attribut essentiellement masculin et, dans la bonne société, les femmes qui fument sont très mal perçues. Le sujet est tabou. Changer la perception du public : telle est la tâche à laquelle s’attelle Bernays. Pour y parvenir, il consulte le psychanalyste Abraham Brill, qui lui explique que la cigarette est le symbole du pénis, et que, pour être acceptée par les femmes, elle doit être perçue comme un défi au pouvoir masculin. Bernays sait ce qui lui reste à faire. A l’été 1928, il organise à New York une gigantesque parade de jeunes femmes qui, à un signal donné, allument ensemble leurs cigarettes. Auparavant, Bernays a pris soin de faire avertir discrètement journaux féministes et associations de » sufragettes » : loin d’être un simple défilé, la parade, leur a-t-il expliqué, sera un acte fort pour le droit des femmes à fumer en public. La manifestation fait la » une » des journaux de la côte Est. Habilement surnommées » les torches de la liberté « , les cigarettes deviennent le symbole de la liberté féminine et de la fin de la domination masculine. Quelques semaines à peine suffisent pour faire tomber le tabou et provoquer une augmentation substantielle des ventes …pour la plus grande satisfaction de Tobacco. Le procédé devait être repris plus tard par Marlboro qui, en ayant recours au personnage du cow-boy solitaire, parvint à faire de ses cigarettes l’incarnation de la virilité parfaite.
C’est un procédé similaire qu’utilisera Bernays pour acclimater aux Etats-Unis la consommation de bacon au petit-déjeuner. Lorsque la société Beechnut Packing Company le consulte, au début des années 1930, ses ventes de bacon sont en chute libre. Bernays imagine de faire des petites tranches de porc le standard incontournable et bon pour la santé du traditionnel petit-déjeuner américain et ce, alors même que les Américains, depuis des lustres, se contentent d’un bol de café, de pain grillé et d’un jus de fruit. Sous couvert d’enquête scientifique, plus de 500 médecins seront consultés sur les bienfaits du bacon le matin. Diffusées auprès de la presse, les réponses – toutes positives – entraînent une augmentation de 100 % des ventes de bacon. Dans la même veine, Bernays réussira à convaincre le public que boursicoter participe de la défense de l’American Way of Life, favorisant ainsi l’essor de l’actionnariat populaire et enrichissant ses clients banquiers.
Le monde politique ne pouvait manquer tôt ou tard de faire appel aux compétences de Bernays. Dans les années 1920 et 1930, celui-ci favorise ainsi l’élection de très nombreux élus – y compris du président Coolidge – en rendant leur image conforme aux attentes du public. Mais son véritable exploit date de 1951. Cette année-là, Jacobo Arbenz Guzman est élu démocratiquement président du Guatemala. Le pays est alors la chasse gardée de la Compagnie United Fruit, qui y exploite d’immenses domaines bananiers. Or Arbenz Guzman a décidé de mener à bien une ambitieuse réforme foncière qui lèse directement les intérêts de la firme. Avec l’accord de la CIA, Bernays – qui a déjà, par le passé fait la promotion des bananes de l’United Fruit – monte une gigantesque campagne de désinformation, présentant Guzman comme un dangereux communiste, allant même jusqu’à susciter dans le pays une fausse émeute antiaméricaine. Objectif de cette campagne, financée par l’United Fruit : préparer l’opinion au coup d’Etat qui, en 1954, renverse Guzman.
Manipulation ? Bernays s’en défendra toujours, lui qui se présentait comme un simple agent en relations publiques. Dans son ouvrage » Propaganda « , il n’avait pourtant pas fait mystère de ses opinions. » La manipulation consciente et organisée des habitudes et des opinions des masses est un élément essentiel des sociétés démocratiques, écrivait-il. Ceux qui manipulent constituent un gouvernement invisible. Nos idées sont dirigées par des gens dont nous ne connaissons même pas l’existence. Presque tous les actes de notre vie quotidienne sont conditionnés par un petit groupe de personnes qui comprennent comment se comportent les masses. » Peu connu du grand public, agissant dans l’ombre, Edward Bernays était bien l’un de ces manipulateurs. Il fut, à ce titre, l’un des hommes les plus influents du XX siècle.