Skip to main content

Laissez-nous chanter l’histoire de Lydia Pinkham, la bienfaitrice du genre humain. Miss Jones n’avait pas d’enfant… Elle acheta trois bouteilles de Pinkham et eut des jumeaux chaque année… » Ainsi commence la « Ballade de Lydia Pinkham », l’un des chants populaires les plus célèbres aux Etats-Unis au début des années 1900. Egalement connue sous le nom de « Lily the Pink », cette chanson, dont on ignore l’auteur et la date exacte de composition, décrit les effets miraculeux, sur la santé des femmes, du remède élaboré par Lydia Pinkham au milieu des années 1870. Problèmes de fertilité, troubles nerveux, dérèglements urinaires, prolapsus de l’utérus, complications liées à la ménopause… Rien n’est censé résister à cette décoction à base de plantes et d’alcool que les hommes peuvent aussi utiliser avec profit. La prospérité de la ballade fut telle qu’elle fut reprise, à la fin des années 1960, par le groupe anglais, The Scaffold, avant d’inspirer Richard Anthony pour sa chanson « Le Sirop Typhon », en 1968. A cette date, des dizaines de milliers de femmes aux Etats-Unis continuaient de consommer les produits Lydia Pinkham, toujours fabriqués dans l’usine historique de Lynn, dans le Massachusetts, inaugurée en 1886. Ce n’est qu’en 1973 que l’établissement ferma ses portes. Quant à la marque, elle fut relancée par un laboratoire américain au début des années 2000.

« Sourire d’acier »

Lydia Pinkham fut l’une des premières femmes au monde à créer, en 1876, sa propre marque de produits grand public. Elle fut surtout la première, trois ans plus tard, à faire de son effigie un véritable outil de marketing et de vente. Une rupture dans les pratiques commerciales de l’époque : pour la première fois une femme en chair et en os affichait son portrait sur les emballages d’un produit et sur les prospectus publicitaires ! Cette initiative lui valut un flot de critiques et de sarcasmes dans la presse américaine, et de la part de simples particuliers, surtout des hommes. Des mois durant, Lydia Pinkham reçut d’innombrables lettres moquant son « sourire d’acier » et sa mine peu avenante, « véritable cauchemar pour tous les Américains », au dire de l’une d’elles. A l’inverse, parce qu’elle offrait aux femmes une alternative à la médecine « officielle » – totalement masculine alors – et qu’elle encourageait les femmes à prendre soin des aspects les plus intimes de leur santé, Lydia Pinkham est, aujourd’hui encore, considérée comme un modèle par de nombreuses féministes. 

Née en 1819 à Lynn, Lydia Pinkham est issue d’une vieille famille quaker, arrivée d’Angleterre en 1676, les Estes. Installé comme cordonnier, son père, William Estes, est devenu un propriétaire terrien prospère et respecté. La jeune Lydia grandit à une époque charnière de l’histoire des Etats-Unis, marquée par l’émergence de mouvements de réforme sociale, notamment abolitionnistes. Comme tous les quakers, ses parents sont très engagés dans la lutte contre l’esclavage. Frederick Douglass, un ancien esclave en fuite devenu éditeur puis fonctionnaire, et William Lloyd Garrison, le créateur de la Société anti-esclavagiste américaine, sont des habitués de leur table. Dixième de douze enfants, Lydia rejoint, à l’âge de seize ans, la Société féminine anti-esclavagiste de Lynn. Elle milite pour les droits des femmes et contre la consommation d’alcool, appartient à une société engagée dans la promotion de la phrénologie – théorie qui prétend définir le caractère d’un être humain à partir des bosses de son crâne – et se passionne pour le swedenborgisme, une doctrine mystique créée à la fin du XVIIIe siècle par le théologien et philosophe suédois Emanuel Swedenborg, qui entend révéler les mystérieuses correspondances entre les mondes matériel et spirituel. Une jeune femme libre, très engagée, et qui, après avoir reçu une solide éducation, devient institutrice. En 1843, à vingt-quatre ans, elle épouse un veuf de cinq ans son aîné, Isaac Pinkham. L’homme est jovial, acquis aux idées progressistes… mais piètre gestionnaire ! Après s’être essayé sans beaucoup de succès à la fabrication de chaussures, il s’est lancé dans la spéculation foncière, là encore avec des résultats décevants. Sitôt mariée, Lydia abandonne son métier d’enseignante pour se consacrer à sa famille. Un premier fils naît en 1844. Trois autres enfants suivront.

A ses heures perdues, elle collecte des herbes et concocte ses propres remèdes, qu’elle utilise pour soigner les innombrables petits maux dont souffrent son mari et ses enfants. Elle n’est pas la seule à le faire ! A l’époque, les médicaments coûtent cher et souffrent d’une mauvaise réputation. Comme beaucoup de femmes de son temps, Lydia Pinkham préfère élaborer ses propres médications. A Lynn, où le couple habite, l’une de ses préparations fait l’unanimité parmi les voisines. Composé à partir d’herbes et de produits médicinaux – séneçon doré, rhizome de l’aletris, fenugrec, asclépiade tubéreuse… – mélangés à de l’alcool, le breuvage passe pour soulager tous les problèmes intimes qui affectent la vie des femmes.

Succès immédiat

L’histoire veut qu’Isaac Pinkham en ait acquis la recette en paiement d’une dette qui lui était due. A ce moment, il n’est pas question pour Lydia de gagner de l’argent avec son mélange. Elle n’en produit que de petites quantités qu’elle distribue gratuitement à ses amies et ses voisines. En 1873, Isaac Pinkham perd le peu d’argent qui lui reste dans la crise économique qui éclate aux Etats-Unis. Et, à partir de 1875, la mère au foyer décide de mettre en vente son breuvage miracle. Un an durant, elle prépare son mélange qu’elle conditionne dans de petites bouteilles de verre et qu’elle propose, pour un dollar, aux femmes de son quartier. Le succès est immédiat. L’année suivante, elle franchit une étape supplémentaire : jusque-là vendu de façon anonyme, le mélange l’est désormais sous l’appellation Lydia E. Pinkham’s Vegetable Compound – le « composé végétal de Lydia Pinkham » – avec une étiquette annonçant que le produit constitue « le plus efficace des soins pour tous les maux et faiblesses dont souffrent communément les femmes de notre époque ». C’est la naissance officielle de la marque. Pour augmenter encore les ventes, Dan Pinkham suggère à sa mère de mettre au point des campagnes de promotion. En 1877, des tracts publicitaires sont distribués dans les lieux publics de Lynn, et les premières annonces paraissent dans la presse. C’est Lydia qui les rédige. A ses clientes, elle promet un traitement « fait par une femme et pour les femmes. » « Qui, mieux qu’une femme, peut comprendre les problèmes des femmes ? », interroge l’une de ces publicités, tandis qu’une autre promet que, « grâce au composé végétal Lydia Pinkham, les femmes échappent au couteau du chirurgien ». Très vite, les textes – désormais illustrés – se font plus audacieux. « Tragédie sociale. Au milieu d’une assemblée mondaine des plus brillantes, une femme s’effondre soudain sur le sol, inconsciente. Appelé sur les lieux, un médecin diagnostique un cas aigu de prostration nerveuse et décide d’une intervention chirurgicale… Par chance, l’un des convives présents suggère de recourir au composé végétal Lydia Pinkham, permettant ainsi à la femme d’échapper au pire des traitements », raconte une publicité rédigée par Lydia Pinkham. Avec un sens inné du marketing, celle-ci a compris combien la réticence des femmes à exposer devant des médecins masculins leurs problèmes les plus intimes; elle a su tirer parti des lacunes de la médecine officielle, pétrie d’idées préconçues sur le système de reproduction des femmes.

« Médecine » alternative

Ayant baigné dans les mouvements réformistes depuis son enfance, Lydia Pinkham propose à ses contemporaines une « médecine » alternative qui se veut efficace et sans risques. Le lancement des premières bouteilles à son effigie en 1879 achève de personnaliser le produit. De la production artisanale à la production industrielle, il y a un pas que Lydia Pinkham ne franchira jamais de son vivant. Jusqu’à sa mort en 1883, elle élabore et embouteille elle-même son breuvage, d’abord dans la demeure familiale, puis dans un petit laboratoire, où elle compte sur l’aide d’une poignée d’ouvrières. L’année de sa disparition, le chiffre d’affaires annuel de l’entreprise se monte à 300.000 dollars ! Distribué dans les pharmacies et les épiceries générales de Lynn et de sa région, son composé végétal l’est aussi sur une bonne partie de la côte Est.

Ce n’est qu’en 1886 que ses fils et successeurs s’installeront dans une petite usine à Lynn et que la production, assurée par une quarantaine d’ouvrières, sera écoulée sur une grande partie du territoire américain. Si elle ne cherche pas à développer tout une industrie autour de son invention, Lydia Pinkham ne cessera, en revanche, jamais de s’intéresser aux aspects publicitaires. C’est elle qui a l’idée d’éditer des cartes à jouer faisant la promotion de son composé végétal et des cartes postales l’associant à des monuments emblématiques des Etats-Unis. C’est elle aussi qui jette les bases d’un service consommateur, dont la mission est de répondre aux lettres de femmes sollicitant conseils et informations. Les clientes recevront des lettres de Lydia Pinkham signées de sa main jusqu’en 1902, date à laquelle un journal féminin publiera la photo de sa pierre tombale, révélant la supercherie ! Les ventes n’en continueront pas moins à se développer jusqu’au début des années 1970.

Illustration : Pascal Garnier