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Conçu pour s’imposer sur le très juteux marché de l’Atlantique Nord, alors dopé par l’arrivée massive d’immigrants aux Etats-Unis, le Titanic fut le navire de tous les superlatifs… avant de se fracasser sur un iceberg dans la nuit du 14 au 15 avril 1912.

Au milieu de l’été 1907, deux hommes se retrouvent à dîner à Londres, dans une demeure du très chic quartier de Belgravia. Le premier est Joseph Bruce Ismay. Agé de quarante-cinq ans, il a longtemps présidé la White Star Line, une compagnie de navigation fondée en 1845 et qu’avait rachetée son père en 1868. En 1902, il l’a revendue à l’International Mercantile Marine Co. (IMMC), le trust maritime constitué sous les auspices du banquier JP Morgan, dont il est devenu le président. En ce début de XXesiècle, Ismay est à la tête de la plus importante compagnie maritime du monde. Le deuxième homme est William James Pirrie, premier vicomte Pirrie. Né au Québec en 1847, arrivé en Irlande à l’âge de quinze ans, il est entré comme apprenti-dessinateur au sein des chantiers navals Harland & Wolff de Belfast, l’un des plus importants au monde. Devenu directeur général de l’établissement en 1895, ce bourreau de travail -il est à son bureau tous les jours, de 6 heures à 20 heures -, qui règne sur une entreprise de 17.000 salariés, est aussi administrateur de la White Star Line. Si les deux hommes se rencontrent en cet été 1907, c’est pour décider la construction, pour le compte de la White Star Line, de trois paquebots géants : l’« Olympic », le « Gigantic » et… le « Titanic ». Des noms qui en disent long sur les ambitions des deux industriels. Avec ces navires, Joseph Bruce Ismay et William James Pirrie comptent bien en effet asseoir définitivement leur contrôle sur le très juteux marché du transport maritime dans l’Atlantique Nord…

Car ce marché connaît, depuis plusieurs décennies déjà, une formidable croissance qui aiguise toutes les convoitises. Tout a vraiment commencé dans les années 1840, avec l’arrivée massive aux Etats-Unis d’immigrants en provenance de toute l’Europe : 2 millions de personnes tout au long de la décennie. Interrompu durant la guerre de Sécession américaine, le mouvement a repris de plus belle dans les années 1870, période au cours de laquelle plus de 11 millions d’immigrants sont arrivés aux Etats-Unis. Pour transporter cette masse croissante de personnes, de très nombreuses compagnies maritimes ont vu le jour en Europe et aux Etats-Unis à partir des années 1830-1840. Leur nom : la Hambourg-America Line, la Holland-America Line, la Dominion Line, la Leyland Line, la White Star Line, la Red Star Line ou bien encore la Cunard Line, une compagnie créée par l’industriel canadien Samuel Cunard. Depuis les années 1840, la plupart de leurs navires sont à vapeur, une technique que Cunard a été, dès 1840, le premier à mettre en oeuvre pour les liaisons transatlantiques. Au début des années 1870, 95 % de ces dernières s’effectuent déjà sur des navires à vapeur. Transportant des passagers à l’aller – une activité très rentable vu le nombre d’immigrants -, les bateaux reviennent des Etats-Unis les flancs chargés de pondéreux, coton, tabac, blé, maïs, mais aussi courrier postal…

Concurrence sans merci
Au début des années 1870, le marché du transport sur l’Atlantique Nord est ainsi devenu une véritable foire d’empoigne marquée par une concurrence sans merci et par des guerres de prix répétées. C’est alors que survient aux Etats-Unis la crise de 1873. Brève mais violente, elle provoque un mouvement de concentration du secteur, exactement similaire à celui qui se produit, au même moment, dans l’industrie pétrolière sous la houlette de John Rockefeller. Dans les années qui suivent, deux grands acteurs émergent outre-Atlantique : Clement Griscom, qui contrôle l’International Navigation Company – constituée de l’America Line, de la Red Star Line et de l’Inman Line de Liverpool -, et Bernard Baker, qui, de son côté, contrôle l’Atlantic Transport Line et la National Line de Liverpool. Dans les années 1880 et 1890, les deux groupes se livrent à une guerre acharnée. Une guerre rendue plus féroce encore par la présence de compagnies anglaises, et notamment de la Cunard Line.

Jusqu’à ce jour de 1900 où Bernard Baker, qui n’a plus les moyens de se développer seul, décide de rejoindre l’International Navigation Company. C’est le banquier John Pierpont Morgan qui a piloté cette opération de consolidation de grande envergure. Banquier de Griscom, il souhaite investir dans le transport maritime et a poussé les deux hommes à s’entendre. En 1902, l’International Navigation Company change de nom pour devenir l’International Mercantile Marine Company (IMMC), dont la banque Morgan est l’un des principaux actionnaires et qui, d’emblée, occupe la première place pour le transport maritime dans l’Atlantique Nord. Dans la foulée de cette opération, l’IMMC, sous l’impulsion de JP Morgan, rachète coup sur coup la Leyland Line et la très prestigieuse White Star Line, la compagnie britannique dirigée par Joseph Bruce Ismay. Dans le même temps, l’IMMC signe des accords avec les deux principales compagnies allemandes – la Norddeutscher Lloyd et l’Hapag -et prend une importante participation dans la Holland Line. En 1902-1903, l’IMMC est devenu un véritable trust qui transporte près de 65.000 passagers par an vers les Etats-Unis, sans compter toutes sortes de marchandises.

La montée en puissance très rapide de l’IMMC et la volonté affichée de ses dirigeants de contrôler les liaisons maritimes dans l’Atlantique Nord ont vite fait de susciter l’inquiétude de la Compagnie Cunard que JP Morgan a d’ailleurs essayé de racheter en 1902. Au début du XXesiècle, l’entreprise créée par Samuel Cunard est la dernière compagnie anglaise d’envergure encore indépendante, tous ses concurrents ayant disparu ou ayant été repris par l’IMMC. Menacé par ce dernier, Samuel Cunard l’est aussi par la Norddeutscher Lloyd et l’Hapag, qui lancent des navires de plus en plus grands et de plus en plus rapides, à l’image du « Kaiser Wilhem II », un paquebot long de 216 mètres capable de naviguer à la vitesse de 23 noeuds. Après s’être jouée dans le secret des conseils d’administration, la bataille pour le contrôle du marché passe désormais par une course à la grandeur et à la vitesse. Construire des bateaux encore plus grands et encore plus rapides : telle est la stratégie de Cunard. En 1903, l’industriel décide de mettre en chantier deux « grands » paquebots : le « Lusitania » -celui-là même qui sera torpillé par un sous-marin allemand en 1915 – et le « Mauritania ». Pour les réaliser, il se tourne vers le gouvernement anglais auquel il demande un prêt de 2,6 millions de livres. Une somme considérable pour l’époque et qui couvre la quasi-totalité des frais de construction des deux paquebots. Le gouvernement donne aussitôt son aval. Non seulement pour assurer l’avenir de la compagnie et des milliers de salariés qu’elle fait vivre directement ou indirectement, mais aussi pour des raisons stratégiques. Depuis la guerre de Crimée en effet, l’amirauté souhaite pouvoir réquisitionner les paquebots pour le transport des troupes. Les navires de la compagnie Cunard ont été largement sollicités lors de la guerre des Boers, entre 1899 et 1902. D’où l’importance, pour la Grande-Bretagne, de maintenir l’indépendance de la Cunard Line. Lorsque le « Lusitania » et le « Mauritania » sont lancés, en 1907, Samuel Cunard peut être satisfait : il s’agit des paquebots les plus grands, les plus rapides et les plus luxueux du monde. Le premier est long de 235 mètres et développe une vitesse de 25 noeuds. Quant au « Mauritania », il est encore plus long : 236 mètres pour une puissance équivalente à celle du « Lusitania ». Les deux navires redonnent immédiatement l’avantage à la Cunard Line sur son redoutable rival, le trust IMMC…

Contre-attaquer, c’est-à-dire faire encore plus grand, encore plus rapide et encore plus luxueux : telle est la raison qui explique la présence à Londres, au milieu de l’été 1907, de Joseph Bruce Ismay, le président du trust, et de William James Pirrie, le patron des chantiers Harland & Wolff de Belfast. Les deux hommes ont été très désagréablement surpris par le lancement du « Lusitania » et du « Mauritania ». Ismay redoute d’autant plus de voir ses parts de marché s’effriter que les deux navires construits par la compagnie Cunard ont suscité un véritable mouvement de fierté nationale dans toute l’Angleterre dont la White Star Line, le « vaisseau amiral » du trust, risque fort de faire les frais. Quant à Pirrie, il craint de voir son carnet de commandes, très dépendant de l’IMMC, baisser fortement. A Londres, ce jour-là et après avoir envisagé de modifier des paquebots existants – une solution rapidement abandonnée pour des raisons techniques et financières -, les deux industriels décident la construction de trois nouveaux paquebots dont le « Titanic ». Ces navires devront surpasser en taille, en élégance et en confort tout ce qui a été construit jusque-là, les paquebots de la compagnie Cunard comme ceux des compagnies allemandes, elles aussi très offensives. Le « Titanic », de fait, aura une longueur de 269 mètres et développera une vitesse de 25 noeuds. Il pourra transporter 2.435 passagers, soit 270 de plus que le « Lusitania »…

Un chantier hors normes
Il faudra deux ans et demi – de novembre 1908 à mai 1911 -pour construire cet étonnant géant des mers dont le sort s’achèvera tragiquement lors de son voyage inaugural, dans la nuit du 14 au 15 avril 1912, moins d’une semaine après sa mise en service ! 5.000 hommes – soit près d’un tiers des effectifs du chantier de Belfast -seront mobilisés sur ce projet, travaillant six jours sur sept de 6 heures du matin à 4 heures de l’après-midi, et ce pour un salaire moyen de 2 livres par semaine. Huit ouvriers « seulement » perdront la vie sur le chantier, soit beaucoup moins que le « standard » officiel du secteur, qui, à l’époque, table sur un mort par tranche de 100.000 livres dépensées. Avec un coût total de 1,5 million de livres, la construction du « Titanic » sera le projet naval le plus sûr de sa génération. Il faut dire que Harland & Wolff est alors l’un des chantiers les plus modernes et les plus réputés au monde. Pour l’occasion, William James Pirrie a vu grand. Des autorités portuaires de Belfast – soucieuses de faciliter la vie de l’entreprise -il a obtenu la construction en urgence d’une cale sèche de 260 mètres de long. A New York, JP Morgan, très impliqué dans le dossier, obtiendra de son côté l’aménagement de quais de très grande taille pour accueillir le navire. Pirrie a également fait construire dans les chantiers un immense portique de 256 mètres de long et de 56 mètres de haut, qui, à l’époque, est le plus grand échafaudage du monde. Maintenues par 3 millions de rivets, les 2.000 plaques de tôle de 3 centimètres d’épaisseur qui constituent la coque ont été réalisées par les meilleurs spécialistes d’Angleterre, en l’espèce les Forges de Darlington. Tout comme l’ancre principale du navire, dont le poids dépasse les 15 tonnes. Pour l’acheminer jusqu’au chantier, il a fallu construire un wagon spécial tiré par 20 chevaux de trait. Les matériaux utilisés pour la décoration intérieure ont été sélectionnés avec le plus grand soin. Enfin, Pirrie s’est entouré d’une équipe aux compétences exceptionnelles, notamment Alexander Montgomery Carlisle, responsable des aménagements intérieurs, et surtout Thomas Andrews, l’un des architectes navals les plus réputés de son époque. Il mourra dans le naufrage du « Titanic », en avril 1912.

Le 31 mai 1911, le paquebot est lancé en présence de 100.000 personnes. Pour l’aider à glisser dans l’eau, 20 tonnes de suif et de graisse ont été étalées le long des cales. Les moteurs sont d’une telle puissance -45.000 chevaux pour un déplacement de 52.000 tonnes -que, au moment de leur démarrage, ils font dangereusement tanguer un « petit » paquebot de 106 mètres amarré non loin de là. Présent parmi les invités d’honneur, Joseph Bruce Ismay ne cache pas sa joie. Avec le « Titanic », il tient enfin l’arme suprême pour détrôner la Compagnie Cunard et asseoir définitivement le contrôle de l’IMMC sur l’Atlantique Nord. Un iceberg allait, moins d’un an plus tard, en décider autrement…

Illustration. La construction du Titanic aux chantiers navals Harland & Wolff de Belfast