A l’été 2016, une étrange information fait la une des journaux américains. Peter Thiel, l’investisseur star de la Silicon Valley qui a fait fortune avec PayPal, aurait recours à des transfusions de sang de jeunes adolescents dans le but de rester éternellement jeune ! Accompagnée de détails aussi sordides qu’invraisemblables, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre outre-Atlantique.
Simple rumeur ? Certes. Et vieille comme le monde de surcroît. Léonard de Vinci, déjà, passait pour acheter aux bourreaux de petits flacons de sang frais prélevé sur les cadavres de condamnés à mort ; des siècles durant, le mythe du sang capable de mettre un terme à la mort a nourri l’imagination d’innombrables auteurs, à commencer par Bram Stoker, l’auteur de Dracula. Et pourtant… Si elle relève en grande partie du fantasme, la rumeur concernant Peter Thiel n’est pas totalement dénuée de fondement. En cette année 2016, en effet, cela fait quelque temps déjà que le milliardaire s’est lancé dans un projet complètement fou : rendre l’homme immortel.
Depuis quelques années, c’est même l’une des lubies préférées de la Silicon Valley Le signe du passage d’une « société théocentrée à une société technocentrée » et qui s’inscrit dans le prolongement de l’aspiration de nos sociétés à engendrer des êtres humains toujours plus performants et en meilleure santé, comme le souligne la sociologue Daniela Cerqui.
Cellules souches
Le premier à s’intéresser véritablement de près à la question est un certain Aubrey de Grey. En 2009, cet ancien informaticien totalement autodidacte en biogérontologie crée à Mountain View, au coeur de la Californie, la Fondation SENS (Strategies for Engineered Negligible Senescence). Objectif de cet organisme de recherche largement financé par des dons privés ? Prolonger indéfiniment – au moins jusqu’à 1.000 ans – la durée de la vie humaine. Le moyen pour y parvenir ? Lutter contre l’atrophie des tissus en transplantant des organes cultivés in vitro à partir de cellules-souches.
Les grandes figures de la high-tech californienne ne tardent pas à s’engouffrer dans la brèche. En 2013, Larry Page et Sergey Brin, les cofondateurs de Google, créent Calico (Californian Lige Company), une « start-up » spécialisée dans la recherche sur le vieillissement, « le problème le plus fondamental non résolu pour la biologie » comme l’explique l’un de ses communiqués officiels. Son but à court terme est plus modeste que celui de SENS : prolonger la vie humaine de vingt à cent ans. Mais, à long terme, l’objectif de Calico est rien de moins que de « tuer la mort ».
De Paul Allen, le cofondateur de Microsoft – qui, ironie du sort, mourra en 2018 à l’âge de 65 ans – à Larry Ellison, le patron d’Oracle – qui se dit « terrifié par la mort » -, en passant par Elon Musk ou Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook… toutes les stars de la Silicon Valley se passionnent pour ce défi qui agite l’Humanité depuis des millénaires.
L’immortalité digitale
Elles ne sont d’ailleurs pas les seules. Sortant de son berceau californien, le rêve de l’homme immortel a rapidement gagné d’autres horizons. Au début des années 2010, le milliardaire russe Dmitry Itskov, fondateur de la société de médias basée sur le Web New Media Stars, lance ainsi le projet Avatar, digne du film de science-fiction du même nom. Plaçant la barre très haut, il entend créer d’ici à 2045 un avatar de l’être humain dans lequel le cerveau d’un individu serait transplanté à la fin de sa vie, lui assurant ainsi une conscience immortelle. Un projet qui a reçu le soutien remarqué du dalaï-lama…
Américains ou Russes, ces quêteurs de vie éternelle au portefeuille bien rempli ont, il est vrai, bien plus à perdre que le commun des mortels. Mais quelque chose d’autre les anime. Tous partagent, en effet, une même conviction : adeptes du transhumanisme – ce mouvement de pensée qui prône l’usage de la science et de la technique afin d’améliorer la condition humaine -, ils sont persuadés que la technologie, un jour, triomphera de la mort, et qu’il sera possible de télécharger son esprit – et même son ADN – sur un disque dur. L’immortalité sous forme numérique : un rêve – ou un délire – auquel les nouveaux nababs croient dur comme fer et dans lequel ils investissent des sommes considérables.
Financeur de pépites
A la fin de la mort et à la naissance de l’homme immortel, Peter Thiel croit, lui aussi, avec force. Cet entrepreneur américain d’origine allemande est moins connu qu’Elon Musk, avec lequel il a fondé PayPal en 2000. Avec une fortune personnelle de 2,5 milliards de dollars, c’est pourtant l’un des hommes les plus riches du monde – il figure à la 328e place dans le classement Forbes de 2018. Beau parcours que celui de cette figure de la Silicon Valley, née à Francfort-sur-le-Main en 1967 et arrivée aux Etats-Unis avec ses parents l’année suivante. Brillant – il devient un joueur d’échecs classé au niveau national durant ses années de lycée -, il intègre l’université Stanford, dont il sort en 1992 comme juriste.
Quatre ans plus tard, après un bref passage par la cour d’Appel des Etats-Unis, il fonde Thiel Capital Management, un fonds multistratégies. C’est alors, en 1998, qu’il fait la connaissance de Max Levchin, un informaticien d’origine ukrainienne qui vient d’achever ses études à l’université de Chicago. Ensemble, les deux hommes ont l’idée de créer un système de paiement électronique destiné à favoriser l’émergence du commerce électronique. Ainsi naît en 1998 la société Fieldlink qui prend très vite le nom de « Confinity » et qui surtout, en 2000, fusionne avec X.Com, la société de paiement électronique fondée, de son côté, par Elon Musk. C’est l’acte de naissance de PayPal.
Et les débuts de la fortune pour Peter Thiel ! En 2002, l’entrepreneur vend ses parts à eBay. Ses 3,7 % dans le capital lui rapportent 55 millions de dollars. Avec cet argent, Thiel fonde Clarium Capital management, un fonds spéculatif doté au départ de 10 millions de dollars. L’homme a incontestablement du flair : en 2004, il prête ainsi 500.000 dollars à Mark Zuckerberg, qui s’apprête à lancer Facebook. La revente de ses actions en 2012 lui rapporte pas moins de 400 millions de dollars. De Linkedin à Airbnb en passant par Spotify ou SpaceX, Thiel finance bien d’autres pépites. Des investissements qui achèvent de faire de lui un milliardaire.
Education, îles flottantes et fin de la mort
Mais Thiel ne se contente pas de gagner de l’argent avec, il faut le dire, un incontestable succès. Au début des années 2010, il affiche d’autres ambitions. Comme nombre de ses pairs de la Silicon Valley, il veut « changer le monde ». Passionné de philosophie, libertarien convaincu – une conception qui place la liberté de l’individu au-dessus de tout – et philanthrope, il entend résoudre les grands défis qui se posent à l’Humanité. Pour cela il a créé la Thiel Fondation, dont la mission est de promouvoir la science, la technologie et la réflexion sur le long terme et de financer des recherches dépourvues de retombées économiques immédiates.
L’éducation est l’un des défis pour lequel l’entrepreneur a établi son propre prix destiné aux jeunes visionnaires de moins de 20 ans. L’avenir de la civilisation en est un autre : rêvant d’un monde sans Etat, ce Républicain dans l’âme – il a publiquemen afficé son soutien à Donald Trump lors de l’élection présidentielle de 2016 – est convaincu que l’avenir de l’Humanité passera par des micronations implantées dans les eaux internationales. Pour promouvoir cette idée, il a financé le Seasteading Institute, qui travaille sur la construction de villes flottantes susceptibles d’échapper aux contrôles des Etats. Aux côtés de l’éducation et de l’édification de nouveaux paradis fondés sur la liberté absolue de l’individu, un troisième défi mobilise l’argent et l’énergie de Peter Thiel : l’abolition de la mort.
Aux avant-postes du transhumanisme
« J’ai toujours trouvé étrange que l’on considère que le sens de la vie vienne de la mort. Cette idée est présente dans tous les mythes religieux et nationaux. Mais je n’y adhère pas. Quand on dit comme la mère d’Hamlet : « Tout ce qui vit doit mourir », c’est peut-être vrai. Mais c’est une vérité de la nature que l’on doit combattre », expliquera Peter Thiel pour justifier cet engagement. Il fait de l’entrepreneur la figure la plus en vue du mouvement transhumaniste.
Depuis le début des années 2010, par l’intermédiaire de sa fondation et de son « bras armé » scientifique, il finance les recherches de dizaines de scientifiques. A commencer par celles de la jeune prodige Laura Deming, d’Aubrey de Grey, et de Cynthia Kenyon, la chercheuse qui a découvert en 1993 le gène du vieillissement et qui, à la tête de la direction scientifique de Calico, travaille sur le prolongement de la vie par manipulation génétique
Comme Aubrey de Grey, Thiel, cinquante-et-un ans, est convaincu que les premiers hommes capables de vivre mille ans sont déjà nés. Et il compte bien figurer parmi les élus. En attendant que son rêve s’accomplisse, l’entrepreneur s’est imposé un régime drastique sans sucre, inspiré de celui de l’homme préhistorique, et se bourre d’hormones de croissance. Au cas où les résultats se feraient attendre, il a pris ses dispositions pour se faire cryogéniser.
Quant à consommer du sang, il n’en est pas question. En 2017 cependant, Peter Thiel s’intéresse aux projets d’Ambrosia, une biotech basée à Monterey, proposant à de riches particuliers de débourser 8.000 dollars pour recevoir, dans le cadre d’essais cliniques, un litre de sang de donneurs de moins de 25 ans. Très controversée, la start-up est cependant contrainte par l’administration d’interrompre ses transfusions en 2019. Depuis, Peter Thiel continue d’investir dans de multiples projets. Après un trou d’air suite au départ de Donald Trump de la Maison Blanche, Palantir, sa société d’édition de logiciels spécialisée dans l’analyse des big data a de nouveau signé d’importants contrats avec le gouvernement.
Illustration. Pascal Garnier