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Ce fut l’un des moments les plus intenses de la vie du journal et de ma propre vie. » Ainsi parlait Katharine Graham, évoquant dans ses mémoires, « Histoire personnelle », le scandale du Watergate qui, en 1974, entraîna la démission du président des Etats-Unis Richard Nixon. Il faut dire que le « Washington Post », le prestigieux journal de la côte Est dont elle avait hérité de son mari dans des circonstances tragiques, joua un rôle capital dans la révélation du scandale. Ce sont en effet deux journalistes du « Post », Carl Bernstein et Bob Woodward, qui, au terme d’une minutieuse enquête, parvinrent à démêler l’écheveau de cette ténébreuse affaire d’écoutes illégales dont tous les fils menaient à la Maison-Blanche. Malgré les pressions et les menaces, Katharine Graham soutint de bout en bout ses deux enquêteurs. Elle en retira un prestige immense et un surnom qui devait lui rester : celui de « Katharine la Grande ». Avec elle en fait, le journalisme entre dans une nouvelle ère. Au temps des compromissions et des relations incestueuses entre journalistes et hommes politiques succède le temps de l’indépendance et de la vigilance critique. On ne parlera plus désormais de la presse que comme du « quatrième pouvoir »…

Une  patricienne « pure jus »

Rien ne destinait cette fille de patriciens à devenir l’une des plus grandes figures de la presse d’outre-Atlantique. Lorsqu’elle naît à New York, en 1917, son père, Eugène Isaac Meyer, est déjà une figure de l’establishment politico-financier de la côte Est. Fils d’un émigré juif originaire de Strasbourg arrivé aux Etats-Unis en 1860 et qui a fait fortune dans le commerce et dans la finance, Eugène a en effet derrière lui une brillante carrière de financier. Chez Lazard Frères d’abord, dont son père était associé, puis, à partir de 1903, pour son propre compte. Fondateur de sa maison de courtage, ce diplômé de l’université de Yale au flair quasi infaillible s’est livré à de très juteux investissements, jouant notamment un rôle clef dans la restructuration de l’industrie chimique qui allait donner naissance au groupe Allied Chemical. Dès avant la Première Guerre mondiale, Eugène est déjà un homme immensément riche, propriétaire d’une somptueuse propriété à New York, Mount Kisco, et d’une belle demeure à Washington. Bien introduit dans les milieux politiques et industriels, il est placé, en 1918, par le président Woodrow Wilson, à la tête du War Finance Corporation, le bureau fédéral en charge du financement de l’industrie de guerre. Plus tard, le président Calvin Coolidge le nommera président du Federal Farm Loan Board – l’organisme chargé de venir en aide aux fermiers américains -et le président Herbert Hoover en fera le président du bureau des gouverneurs de la Réserve fédérale.

Katharine connaît une enfance heureuse et sans histoire, entre des parents richissimes mais accaparés par leurs obligations professionnelles et mondaines et une armée de nurses et de gouvernantes qui veillent sur elle et ses quatre frères et soeurs. Appartenant à la meilleure société américaine, elle fait ses études dans des établissements sélects, à l’école Madeira, au collège Vassar, où se retrouvent les jeunes filles de l’élite, puis à l’université de Chicago. Etudiante brillante, elle se passionne pour l’économie et les sciences politiques. Consciente de ses privilèges, elle se veut résolument libérale et, dans les années 1930, milite pour la paix, le désarmement, les libertés civiques et une plus grande intervention de l’Etat dans les domaines économique et social. Des affaires de son père, elle ignore tout ou presque. Tout juste sait-elle qu’Eugène a démissionné de tous ses postes officiels en 1933, lors de l’élection de Franklin Delanoe Roosevelt à la présidence des Etats-Unis et que, la même année, il a acheté pour 825.000 dollars un journal socialisant en piteux état : le « Washington Post ».

Attirée par le journalisme, la jeune Katharine fait ses premières armes dans des journaux libéraux de San Francisco mais ce n’est qu’à partir de 1938 qu’elle commence à donner des articles au « Post ». Le futur grand journal de l’establishment est alors une petite affaire de famille qui se relève difficilement de son passé. Tandis qu’Eugène déverse des tombereaux de dollars sur le « Post » pour lui redonner un avenir, sa femme et sa fille tiennent les rubriques consacrées aux affaires étrangères et à l’éducation, aidées par une petite poignée de journalistes. Katharine est alors bien décidée à se faire un nom dans le monde de la presse. Mais le destin, pour un temps, va changer ses plans…

Une ère particulièrement brillante


En 1940, la jeune femme épouse en effet Phil Graham. Né en 1915, fils d’un gros fermier de Floride qui s’est fait élire sénateur de l’Etat, ce juriste de haute volée diplômé de l’université de Floride et de la Harvard Law School est devenu, à vingt-trois ans, le plus jeune président de l’histoire de la très prestigieuse Harvard Law School. Exceptionnellement brillant mais d’une nervosité inquiétante, Phil Graham n’a pas tardé à être remarqué par Felix Frankfurter, juge à la Cour suprême des Etats-Unis, qui en a fait l’un de ses adjoints. Katharine l’a rencontré lors d’une réception organisée par ses parents à New York. Entre les deux jeunes gens, le coup de foudre a été immédiat. Le couple aura quatre enfants. Deux ans à peine après son mariage, Phil Graham s’engage comme simple soldat dans l’armée des Etats-Unis. Affecté dans le renseignement militaire sur le théâtre des opérations du Pacifique, il en revient, en 1945, avec le grade de commandant et, surtout, avec d’innombrables relations dans le monde du renseignement. Elles vont bientôt lui être très utiles.

Le vieil Eugène Isaac Meyer, en effet, a des projets pour son gendre. En 1946, il a été nommé par le président Harry Truman à la tête de la toute nouvelle Banque mondiale, reprenant ainsi le fil d’une carrière publique qu’il avait interrompue lors de l’élection de Roosevelt. A soixante et onze ans, le financier cherche donc quelqu’un pour lui succéder à la tête du « Washington Post » qui, depuis peu, a renoué avec les bénéfices. Phil Graham constitue, à ses yeux, le meilleur candidat. En 1948, il lui cède 70 % des actions du journal dont il devient PDG, les 30 % restants revenant à sa fille Katharine. Déçue, peut-être, par la décision de son père, celle-ci n’en laisse rien paraître. Renonçant à une carrière de journaliste qui s’annonçait brillante, la fille d’Eugène prend le parti de rentrer dans l’ombre. Pendant près de quinze ans, elle va se dévouer entièrement à sa vie d’épouse et de mère, consacrant l’essentiel de son temps à sa famille et aux très nombreuses obligations mondaines que les fonctions de son mari lui imposent.

Dans l’histoire du « Washington Post », l’ère Graham va se révéler particulièrement brillante. Dirigeant l’entreprise comme tout ce qu’il fait – de manière trépidante et nerveuse -, l’ancien juriste à la Cour suprême des Etats-Unis fait de ce modeste journal à la notoriété encore faible l’un des titres les plus influents des Etats-Unis. Grâce aux relations que Phil Graham a tissées dans le monde du renseignement, le « Post » devient l’un des organes de presse les mieux informés du pays, l’un des plus proches également des cercles politiques au point de faire figure, à plusieurs reprises, de porte-parole des milieux officiels. Très bien introduit à la CIA et au FBI – ce qui lui permet de disposer d’informations de première main -, Phil Graham est également très proche des démocrates, et notamment de Kennedy et de Johnson dont il écrit régulièrement les discours. Homme d’influence, Phil Graham se révèle également un entrepreneur à succès. Entre 1950 et 1962, il rachète successivement CBS Television, le « Times Herald », l’« Evening Star » et les magazines « Nesweek » et « Art News », bâtissant en quelques années un véritable groupe de presse. Dans les milieux politiques et financiers de la côte Est, rares sont ceux alors qui devinent que, derrière ce patron de presse à qui tout semble réussir, se cache un homme très fragile affecté, depuis le milieu des années 1950, d’un syndrome maniaco-dépressif aigu. Au début des années 1960, son comportement change brutalement : sa gestion devient chaotique et agressive; dans les dîners en ville et devant les officiels, il se répand en propos de plus en plus incohérents; il harcèle littéralement le président Kennedy à la Maison-Blanche pour lui délivrer des conseils ineptes. Depuis 1962, il entretient en outre une relation avec une journaliste australienne et s’est mis en tête de divorcer de Katharine sans lui laisser le moindre cent.

Des pressions terribles…


L’apogée de la déchéance survient un jour de 1963 lorsque Phil Graham fait irruption dans un congrès des professionnels de la presse où il n’a pas été invité. Ivre, il s’en prend aux personnes présentes avant de révéler publiquement la dernière liaison du président Kennedy. Prévenue, la Maison-Blanche, avec l’accord de Katharine, le fait aussitôt interner dans un hôpital psychiatrique. Quelques mois plus tard, à l’occasion d’une permission qu’il passe dans la propriété que le couple possède en Virginie, il se suicide en se tirant une balle dans la bouche.

A quarante-cinq ans, Katharine Graham décide aussitôt de reprendre le journal racheté jadis par son père et dont elle s’est tenue à l’écart depuis 1948. Inexpérimentée, elle devra mener bien des batailles avant de parvenir à imposer sa marque. Contre les volontés de son défunt mari d’abord qui, peu de temps avant son suicide, a cédé l’ensemble de ses parts à ses enfants. Un compromis juridique permettra de geler ces titres dans une fondation jusqu’à la mort de Katharine, écartant ainsi tout risque d’OPA et faisant d’elle la seule propriétaire du journal. Katharine doit également s’imposer auprès de la rédaction qui voit d’un très mauvais oeil l’arrivée d’une femme à la tête du « Post », une première dans le monde de la presse. Patiemment, Katharine Graham parviendra à se faire accepter, grâce notamment à son style de management, plus rationnel et plus respectueux de la communauté des journalistes que celui de Phil Graham. Habilement conseillée par Warren Buffett, actionnaire et éminence grise du groupe, elle sait en outre s’entourer de professionnels de haute volée, à l’image de Ben Bradlee, l’inamovible rédacteur en chef du « Post » de 1965 et 1991. Consciente des liaisons dangereuses que son mari avait tissées avec les cercles politiques de Washington, elle affirme fortement l’indépendance du journal, se débarrassant en douceur de certains collaborateurs de son mari, trop liés à ses yeux à la CIA.

Cette volonté de faire du « Post » un journal indépendant et de référence prend tout son sens lors du scandale du Watergate. L’affaire, on le sait, commence dans la nuit du 17 juin 1972 lorsque la police arrête cinq « cambrioleurs » transportant du matériel d’écoute dans l’immeuble du Watergate, où le Parti démocrate a son siège. Très vite, les soupçons s’orientent vers des proches du président – républicain -Richard Nixon. Des soupçons que deux journalistes du « Post », Carl Bernstein et Bob Woodward, s’emploient à tirer au clair. Devenue un modèle du genre, leur enquête finit par mettre directement en cause Richard Nixon, contraint, après de multiples rebondissements juridiques, de donner sa démission en août 1974. Durant tout le temps que dure l’affaire, Katharine Graham, qui a donné carte blanche à ses reporters et s’est interdit d’interférer dans leur travail, subit des pressions terribles. « Elle va avoir de gros, de très gros problèmes », s’est même énervé devant témoins Richard Nixon. Boycott des journalistes, « conseils » amicaux, menaces en tout genre – y compris de mort -, tentatives pour salir la réputation du journal : de fait la Maison-Blanche se livre à toutes sortes de manoeuvres pour stopper l’enquête menée par Bernstein et Woodward. Le président Nixon tentera même de couler financièrement le journal en poussant des hommes d’affaires qui lui sont proches à surenchérir lors du renouvellement des licences de télévision que le groupe exploite en Floride, puis à lancer une OPA sur le groupe de presse. Mémorable, la bataille financière coûtera plusieurs millions de dollars à ce dernier, provoquant une chute brutale du cours de son action, passé de 38 à 17 dollars en quelques semaines. Seule l’aide d’investisseurs fidèles – dont Warren Buffett -évitera au groupe de subir une OPA.

Sortie vainqueur de sa bataille contre l’administration Nixon – un homme qu’elle n’a, au demeurant, jamais apprécié tant elle le trouve médiocre -, Katharine Graham dirigera le journal jusqu’à la fin des années 1990, imposant outre-Atlantique un nouveau style de journalisme et faisant du « Washington » le grand journal de référence outre-Atlantique. Ironie du sort : elle qui avait fait chuter un président républicain se verra remettre en 2002, un an après sa mort, la médaille de la Liberté par un autre président républicain : George W. Bush.