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A la fin des années 1920, il flotte comme un parfum de légende autour de Condé Nast. L’éditeur des magazines « Vogue » et « Vanity Fair » est alors un homme riche et comblé. Divorcé de sa première femme en 1925 -remarié en 1928, il divorcera à nouveau quatre ans plus tard -, il collectionne les conquêtes féminines, s’affichant chaque soir ou presque avec une femme différente, souvent des collaboratrices de « Vogue » qu’il fait poser dans ses magazines. Situé sur Park Avenue, son immense appartement duplex de 30 pièces est l’un des lieux les plus courus de New York. Somptueusement décoré de meubles français du XVIIIesiècle et de bibelots chinois de grand prix, il accueille de somptueuses réceptions où se pressent artistes, écrivains, photographes et designers en vue. Sa maison de Sands Point, à Long Island, n’est pas en reste. Cette immense demeure, qui a coûté à Condé Nast la bagatelle de 750.000 dollars, est fréquentée par toute la haute société de la côte est des Etats-Unis. Son propriétaire mène grand train, dépensant des sommes folles en décoration et en objets d’art. Sa générosité est légendaire. Pour la naissance de leur premier enfant, ses collaboratrices ont ainsi droit à des cadeaux d’une valeur de 10.000 dollars, somme considérable pour l’époque. L’homme a une réputation à tenir. Les deux principaux titres de son empire, sont en effet devenus les magazines de référence des élites américaines en matière de mode, de décoration et d’art de vivre. Diffusé dans tous les Etats-Unis, « Vogue » l’est également en Grande-Bretagne et fait l’objet d’une édition en langue française -pour le marché français -, espagnole -pour l’Argentine -et même allemande. Une première dans l’histoire de la presse.

Véritable arbitre des élégances, Condé Nast est alors au faîte de son influence. Jusqu’à cette journée terrible du 29 octobre 1929 qui voit un gigantesque krach à la Bourse de New York. La crise économique mondiale vient de commencer. En un jour, le titre de Condé Nast Publications dégringole vertigineusement de 93 à 4,5 dollars, ruinant son propriétaire. Il ne s’en remettra jamais vraiment. Il passera les treize années restantes de sa vie à tenter de se refaire…

Condé Nast aurait dû être avocat… Il fut finalement l’un des pionniers de la presse, un secteur dans lequel il était entré un peu par hasard et dont il révolutionna les pratiques. Son destin eût sans doute été très différent si son père, William Nast, un courtier n’ayant pas réussi à faire fortune à la Bourse, n’avait décidé de gagner l’Europe pour y tenter sa chance alors qu’il avait trois ans. Parti en 1876, William ne devait revenir aux Etats-Unis qu’en 1890, laissant sa femme se débrouiller seule avec leurs quatre enfants. Né en 1873, le jeune Condé est élevé par la famille de sa mère, les Benoist, une riche lignée de banquiers installée à Saint Louis. L’histoire dit qu’une tante de sa mère aurait promis à cette dernière de financer les études de l’un de ses fils et que Condé aurait été choisi de préférence à son aîné, pourtant favori, parce que son petit bout de jardin était le mieux entretenu… C’est à l’Université de Georgetown, où il poursuit des études de droit pour devenir avocat, que Condé se lie d’amitié avec Robert J. Collier, dont le père dirige une revue consacrée aux arts et aux lettres, le « Collier’s Weekly ». En 1897, Robert J. Collier lui propose de travailler au magazine. Nommé responsable de la publicité, un poste alors peu considéré, Condé Nast fait passer en dix ans le tirage de 19.000 à 570.000 exemplaires ! La clef de ce succès ? Des recettes totalement innovantes pour le secteur, comme l’établissement de statistiques de ventes par région, ce qui permet d’identifier précisément la clientèle et d’affiner la diffusion, l’insertion de double pages publicitaires en couleurs ou bien encore le lancement régulier de numéros spéciaux, une démarche pionnière qui permet de mieux cibler les annonceurs.

On comprend dès lors le désarroi de Robert J. Collier lorsque son camarade lui annonce, en 1907, son intention de quitter le « Collier’s Weekly ». Mais, à trente-quatre ans, Condé Nast veut désormais voler de ses propres ailes. Deux ans plus tôt, il a investi une partie de son salaire dans le « Ladie’s Home Journal », un magazine spécialisé dans la publication de patrons permettant aux femmes américaines de réaliser elles-mêmes leurs robes à partir de modèles. Cette expérience lui a permis d’entrevoir un immense marché : celui de la mode féminine. Le contexte, il est vrai, est porteur. Depuis les années 1880, la croissance économique et les innovations technologiques se sont conjuguées pour bouleverser les conditions de vie des femmes. De plus en plus nombreuses à travailler, libérées de nombreuses tâches domestiques grâce à la généralisation des appareils électriques, elles se veulent plus autonomes, plus soucieuses aussi de leur bien-être et de leur apparence.

Une référence incontournable
S’engouffrant dans la brèche, de multiples magazines de mode et de décoration ont vu le jour. L’un d’eux intéresse plus particulièrement Condé Nast : « Vogue ». Créé en 1892, c’est le seul magazine de mode à cibler spécifiquement la haute société américaine quand tous ses concurrents privilégient le marché de masse. Depuis la mort de son fondateur, en 1906, « Vogue » est dirigé par sa belle-soeur, qui peine à lui donner un second souffle. Condé Nast le rachète en 1909, après deux années de négociations. De ce magazine, qui tire alors à 14.000 exemplaires et encaisse 100.000 dollars de revenus publicitaires, il va faire la référence incontournable en matière d’art de vivre, de mode et de bon goût. Introduction de la couleur -en couverture et en pages intérieures -, augmentation du prix, changement du rythme de parution -d’hebdomadaire, Vogue devient bimensuel -, création de pages publicitaires, renforcement des rubriques consacrées à la mode, notamment parisienne : en l’espace d’un an, le contenu et le style de Vogue sont profondément transformés. Un magazine pour l’élite ? Assurément : renforçant le positionnement d’origine de « Vogue », Condé Nast crée d’ailleurs de nouvelles rubriques consacrées à la vie mondaine et aux grands événements qui rythment l’existence des grandes familles de la côte est des Etats-Unis. Mais son véritable coup de génie est ailleurs, dans le développement du concept de « publication de classe » qu’il théorise lui-même. « Une publication de classe n’est rien d’autre qu’une publication qui s’adresse à des gens partageant des préoccupations ou des goûts communs, écrit-il en 1913. L’objectif d’une telle publication est d’attirer tous les lecteurs appartenant à cette classe et d’exclure tous les autres. » Dans un secteur qui ne jure alors que par le nombre d’exemplaires vendus et qui cherche à attirer le plus grand nombre possible de lecteurs en diversifiant ses contenus, cette idée marque une véritable rupture. Elle est d’autant plus révolutionnaire que le concept de publication de classe s’adresse autant à la haute société américaine qu’à tous ceux qui aspirent à en faire partie et qui cherchent, dans « Vogue », les références nécessaires leur permettant de s’identifier à l’élite américaine. Là est la véritable nouveauté et le ressort du formidable succès de « Vogue » dès avant la Première Guerre mondiale. En 1914, la revue tire à près de 500.000 exemplaires et encaisse plusieurs millions de dollars de recettes publicitaires. Lu par la haute société, le magazine l’est aussi par les classes moyennes montantes que fascine le mode de vie des élites, entraînant en retour une hausse phénoménale des recettes publicitaires qui se montent à plusieurs millions de dollars. Pour accroître ce positionnement, Condé Nast joue sur tous les tableaux, soignant particulièrement l’impression de la revue -il dispose d’ailleurs de sa propre imprimerie -, accordant une grande importance au rendu des couleurs -propriétaire d’une unité de photogravure, l’industriel est l’un des pionniers de la quadrichromie – et faisant appel à des photographes ou à des dessinateurs réputés. Même la direction du magazine donne dans le grand style. Nommée rédactrice en chef en 1914, l’emblématique Edna Chase -qui occupera ce poste jusqu’en 1952 ! -impose ainsi à ses collaboratrices gants blancs, bas de soie noirs et chapeau. A l’une de ses collaboratrices ayant tenté de se suicider en se jetant sous un train, elle dira, sévère : « Chez « Vogue », on ne se suicide pas en se jetant sous les ponts. Quand on veut vraiment en finir, on avale des somnifères » !

Dès avant la Première Guerre mondiale, la formule a gagné avec succès la Grande-Bretagne. La France et l’Allemagne ont également leur propre édition. Les tirages y sont cependant beaucoup plus réduits, l’Allemagne n’ayant aucune culture de la mode et la France estimant, de son côté, qu’elle n’a pas de leçons à recevoir des Américains. Il n’empêche : Condé Nast est le premier à lancer des éditions internationales d’un même titre de presse. Dans les années 1920, « Vogue » sera aussi édité en Argentine.

Fort de ce succès, Condé Nast s’emploie alors à diversifier ses titres. En 1911, il rachète « House & Garden », dont il fait le pendant de « Vogue » en matière de décoration et d’art de vivre. Le succès appelant le succès, il rachète deux ans plus tard une petite revue sans envergure spécialisée dans la vie politique et sociale des Etats-Unis : « Vanity Fair ». Le titre est confié à Frank Crowninshield, ancien éditeur de journaux de mode. Sous sa houlette, « Vanity Fair » se transforme en un journal de qualité, élégant et avant-gardiste, particulièrement axé sur la culture et les divertissements de bonne tenue. Savoir s’entourer : telle est la deuxième force de Condé Nast. Ne connaissant lui-même rien à la mode et peu porté sur la culture, il laisse carte blanche à Edna Chase et à Frank Crowninshield, pourvu qu’il restent fidèles au concept de « publication de classe ». Leurs initiatives se révéleront souvent brillantes. En 1916, alors que la Première Guerre mondiale a mis en sommeil la mode française, privant les lecteurs de « Vogue » des dernières nouveautés en provenance de Paris, Edna Chase organise une vaste manifestation consacrée aux designers américains, leur donnant ainsi une chance de se faire connaître dans leur propre pays. Soutenue par la popularité du magazine et sa réputation d’arbitre des élégances, cette manifestation contribue à écorner la position largement dominante des grandes maisons françaises sur le marché de la mode outre-Atlantique.

C’est dans les années 1920, à l’heure de la grande croissance, que les Publications Condé Nast connaissent leur apogée. Seul actionnaire, Condé Nast commence à investir une partie de sa fortune -10 millions de dollars environ -dans de grands projets immobiliers mais aussi dans des mines de cuivre et de sel ou des entreprises industrielles. En 1927, la banque Goldman Sachs le convainc de faire entrer son entreprise en Bourse. L’introduction se fait à 28,5 dollars l’action. Un an plus tard, le titre atteint 93 dollars ! La banque elle-même prend une importante participation dans la société. Dans la foulée, Goldman Sachs avance à Condé Nast 2 millions de dollars pour lui permettre de moderniser son imprimerie. Il va le regretter amèrement…

Le krach de 1929 marque en effet, pour l’industriel, le début d’une longue descente aux enfers. Ruiné ou presque, incapable de rembourser les 2 millions de dollars qu’il doit à Goldman Sachs, Condé Nast est contraint de céder la direction de son groupe à des représentants de la banque et à son principal fournisseur de papier. En 1936, afin de faire des économies et contre l’avis de Nast, la nouvelle direction impose une fusion de « Vogue » et de « Vanity Fair ». Le titre ne sera relancé qu’en 1983. Les dettes personnelles de Nast se montent alors à 5 millions de dollars, une somme bien supérieure aux actifs dont il dispose. Décidé à se relancer, il crée en 1939 un nouveau titre, « Glamour », consacré à la mode et à la vie des stars d’Hollywood. Les débuts sont prometteurs. Mais la guerre vient tout remettre en question. Condé Nast ne parviendra jamais à reprendre le contrôle de ses publications. Victime de plusieurs crises cardiaques, il meurt brutalement en septembre 1942. Une grande partie de ses biens sont alors saisis pour payer ses dettes.