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Marchand, banquier, entrepreneur de mines… Surnommé « Le Riche » de son vivant, Jacob II Fugger porta à son apogée la puissance des Fugger. Une famille apparue à Augsbourg à la fin du XIVème siècle et dont la destinée est étroitement liée à la dynastie des Habsbourg.

Ce 28 juin 1519, la Chrétienté tout entière retient son souffle. Dans quelques heures, les princes électeurs allemands doivent désigner, par vote, celui qui ceindra la prestigieuse couronne d’Empereur du Saint Empire Romain Germanique. Deux candidats sont en lice : François Ier, roi de France depuis 1515, et Charles de Habsbourg, roi d’Espagne et duc de Bourgogne. Les enjeux de cette élection sont considérables : de son résultat dépendra en effet l’avenir de l’Europe pour les années à venir. A l’issue d’une journée de folles rumeurs et de manœuvres de dernière minute, les sept électeurs font enfin connaître leur choix : c’est Charles de Habsbourg. Charles « Quint » commence un règne de 37 ans…  Ce jour-là, il est un homme qui ne cache pas sa joie. De petite taille, affligé d’une calvitie partielle qu’il tente de dissimuler sous un bonnet de velours, le regard pénétrant derrière des paupières lourdes, le marchand-banquier Jacob II Fugger a toutes les raisons d’être satisfait. Depuis des mois,  il a tout fait pour assurer la victoire de Charles, dépensant des sommes considérables au profit de son « champion ». A Augsbourg, on parle de chariots entiers remplis de pièces d’or généreusement distribuées aux princes électeurs.  De fait, sur les 846 000 florins d’or versés pour le compte des Habsbourg, un peu plus de 543 000 l’ont été par Jacob II. Rarement, la corruption aura atteint une telle échelle ! Tout cet or, le marchand banquier l’a évidemment « avancé » au futur empereur et il entend bien, le moment venu, présenter la facture au souverain. Il n’empêche : plutôt que sur François Ier, qui l’avait approché, Jacob Fugger a décidé de miser sur les Habsbourg avec lesquels sa famille entretient de longue date des relations très étroites et dont dépend en grande partie son pouvoir et sa puissance…

La puissance des Fugger, c’est Hans, le fondateur de la dynastie, qui a entrepris de l’édifier à la fin du XIVème siècle. Au départ simple tisserand de la région d’Augsbourg, cet homme énergique s’était installé en ville vers 1380 et, profitant de l’essor que connaissait alors l’industrie du tissage, avait commencé à importer du coton qu’il revendait sur place. A sa mort en 1408, ses deux fils, Andreas et Jacob I – le père de Jacob II « Le Riche » –, avaient consolidé leurs positions au sein de l’élite marchande d’Augsbourg. Puis était venue la séparation : tandis qu’Andreas se diversifiait dans la production textile et la banque – ce qui devait finir par le ruiner totalement –, Jacob restait fidèle au négoce et étendait ses activités à toutes sortes de marchandises.

En 1469, Jacob I disparaît, laissant sa veuve à la tête d’ une affaire prospère et aux ramifications déjà très étendues. Fille d’un marchand d’Augsbourg, Barbara Basinger est bien décidée à accroître la puissance de la famille. Des sept fils qu’elle a eus avec Jacob I, seuls trois ont survécu : Ulrich, Georg et le cadet, Jacob II, né en 1459. La veuve Fugger a vite fait de répartir les rôles : tandis qu’Ulrich et Georg l’aideront à développer l’affaire, Jacob II fera carrière au sein de l’Eglise. A 10 ans, voilà le jeune Jacob confié à l’évêque d’Augsbourg dont on entend bien qu’il fasse de lui un évêque. Pendant une dizaine d’année, le futur banquier de Charles Quint se prépare à son futur sacerdoce pour lequel il éprouve, semble-t-il, une réelle vocation. Jacob II ne sera pour rien dans le prodigieux développement des affaires familiales mené par ses deux frères sous la houlette de leur mère. Il n’est notamment pour rien dans l’ouverture de succursales en Italie, aux Pays-Bas, en Pologne et en Hongrie, pas plus qu’il ne joue un rôle dans le rapprochement qui s’esquisse, dès les années 1470, entre les Fugger, la papauté et les Habsbourg, cette dynastie qui règne sur une grande partie de l’Allemagne et qui contrôle les mines de cuivre et d’argent du Tyrol et de Hongrie. Barbara Basinger a compris qu’en prêtant de l’argent à ces deux puissances, elle s’assurait une position de premier ordre au sein des trafics européens tout en se dotant, avec les Habsbourg, d’une indispensable protection. De fait, au milieu des années 1470, les Fugger sont déjà les banquiers attitrés – et les fournisseurs d’articles de luxe – du Pape et des Habsbourg.

En 1478, le destin de Jacob II bascule irrémédiablement. Au lendemain de la mort de Jacob I, Barbara Basinger avait fixé une règle d’airain : aucune personne étrangère au sang des Fugger ne pourrait occuper une position de premier plan au sein des affaires familiales. Ce principe d’exclusion, joint au développement que connaît la maison depuis 1469, rend indispensable le retour de Jacob II. A 19 ans, ce dernier quitte donc l’ombre protectrice de l’Eglise et rejoint ses frères. Il se souviendra toute sa vie de ce sacrifice dont il fera un exemple pour ses successeurs : à ses yeux, la prospérité de la maison Fugger s’apparentera à un sacerdoce auquel tout doit être subordonné.  L’ancien étudiant en théologie conservera toujours des accents mystiques. Son dévouement aux affaires sera tel qu’il refusera même de se marier afin de ne pas se laisser distraire de ses devoirs. Il y a un côté quasi-monacal chez Jacob Fugger…Ce qui ne l’empêchera pas d’acheter à tour de bras des domaines en Allemagne et de faire édifier, à Augsbourg, une demeure en forme de palais. Homme de son temps, Jacob Fugger laissera à ses successeurs un énorme patrimoine foncier censé mettre la famille à l’abri en cas de revers du destin.

En attendant, le jeune homme est expédié en apprentissage à Venise par sa mère. Il y restera deux ans, se familiarisant avec les réalités du grand commerce mais aussi avec la comptabilité à partie double dont les Vénitiens sont, avec les Génois, les spécialistes incontestés. Son retour à Augsbourg marque le début de son ascension au sein de la firme familiale. Doté d’une capacité de travail phénoménale – il passe pour ne dormir que quatre heures par nuit –, il se distingue très vite par son sens de l’organisation, sa manie du détail qui le pousse à tout contrôler et son autorité naturelle qui s’impose même à ses frères. Plus tard, Jacob Fugger résumera en quelques principes, à l’intention de ses successeurs, l’idée qu’il se fait de la façon de conduire les affaires : « travaillez dur chaque jour », « gardez vos livres de comptes en bon ordre », « attachez-vous  au détail », « mesurez toujours les risques ». Froid, méticuleux, calculateur à l’occasion, l’homme est doté d’un calme à toute épreuve. C’est aussi un remarquable tacticien, habile à flatter les princes tout en leur rappelant, sous des dehors très diplomatiques, ce qu’ils lui doivent. En 1523, quatre ans après l’élection de Charles Quint, il saura ainsi se rappeler au bon souvenir de l’empereur. La lettre qu’il lui écrit alors pour obtenir le remboursement des sommes prêtées est un chef-d’œuvre du genre : « Votre Majesté est assurément bien consciente du dévouement dont notre maison a toujours fait preuve au service de la maison d’Autriche…Il lui est également connu que, sans notre aide, elle n’aurait jamais accédé au trône impérial, comme peuvent l’attester nombre de ses fidèles.  Dans toute cette affaire, nous n’avons aucunement considéré notre seul profit. Pour cela, nous eussions préféré à votre illustre Maison la maison de France qui nous eût permis de réaliser de très importants profits. Considérant notre dévouement, je prie donc Votre Majesté de bien vouloir reconnaître l’humble et fidèle service que nous lui avons rendu et ordonner que soient payées sans délai, avec les intérêts dus, les sommes que nous lui avons avancées…» La missive ne manque pas d’audace qui fait d’un Empereur l’obligé d’un marchand !

En 1510, la mort de ses deux frères – et de sa mère, disparue quelques années plus tôt – fait de Jacob II Fugger le seul maître des affaires familiales. A ses neveux qui, solidarité familiale oblige, travaillent à ses côtés, il fait signer un agrément qui leur retire tout pouvoir de décision. Les fils de ses frères se contenteront de mener la vie dorée de patriciens richissimes. Son « règne », qui ne s’interrompra qu’à sa mort en 1525, marque assurément l’apogée des Fugger. Jacob II y gagnera le surnom de « Le Riche » sous lequel il passera à la postérité. En l’espace d’une quinzaine d’années, il édifie un véritable empire commercial qui prend en écharpe une bonne partie du monde connu, de Venise à Londres en passant par Naples, Anvers, Lisbonne et même la lointaine Amérique – la portugaise et l’espagnole –. Des comptoirs et succursales qu’il contrôle proviennent toutes sortes de produit, or, épices, soieries, lainages, coton, draps, revendus ensuite aux grandes maisons princières d’Europe. Et puis il y a l’argent, tout cet argent qu’il prête aux « grands ». L’entreprise peut-être risquée. Elle est, le plus souvent, très profitable, gagée qu’elle est sur les recettes fiscales des Etats. Pour prix de ses avances au pape, Jacob Fugger obtient ainsi le monopole des transferts de l’argent obtenu par la vente des Indulgences entre l’Allemagne et Rome. A chaque livraison, le marchand banquier prélève une part non négligeable des sommes versées par les fidèles… Luther dénoncera violemment ce trafic, s’en prenant nommément à Jacob Le Riche. A plusieurs reprises également, ses concurrents d’Augsbourg tenteront de casser ses monopoles, en appelant directement au Pape ou à l’Empereur . Sans succès. L’un et l’autre ont trop besoin de l’argent des Fugger, tout comme les Fugger ont trop besoin d’eux pour développer leurs affaires. Le jeu, dans l’affaire, est un jeu à deux bandes…Livrant d’un côté les articles de luxe, se payant de l’autre directement à la source, refinançant à son profit, sur les grandes places européennes, les dettes de ses débiteurs, le marchand banquier tient dans ses mains la quasi-totalité des finances des princes de l’Europe qui, en échange, font de lui leur principal agent et leur fournisseur quasi-exclusif.

Mais la grande affaire de Jacob Fugger, ce sont les mines. En ce début de XVIème siècle, l’Europe toute entière a soif d’argent, indispensable à l’irrigation des circuits commerciaux. L’or des Amériques n’a pas encore inondé l’Europe et l’argent de Potosi, au Pérou, dort encore dans le flanc des montagnes. Le gros de l’argent, on l’extrait donc des mines du Tyrol et de Hongrie. Grâce, encore une fois, au jeu des prêts et avances aux princes contrôlant les gisements, Jabob Fugger s’assure le monopole de la commercialisation du minerai d’argent. Incapable de rembourser ses dettes, Charles Quint fera ainsi de son banquier le principal exploitant des mines d’Espagne.  A contrôler ces gisements, Jacob Fugger s’emploie méthodiquement, entretenant des relations suivies avec les seigneurs locaux, créant de véritables cartels avant l’heure, donnant en mariage ses nièces aux dynasties minières, comme il le fait avec les Thurzo, maître des mines de Hongrie. Le marchand-banquier gère ses affaires comme un Etat. Il dispose même d’agents de renseignements bien introduits en cour et capables de lui transmettre très vite les informations dont il a besoin.

Jacob II Fugger a ainsi créé un véritable empire où se mêle négoce, finances et industrie minière. Un empire dont la prospérité repose en grande partie sur les relations nouées avec le Pape et Charles Quint. A sa mort en 1525, la puissance des Fugger dépasse de très loin celle d’une autre famille jadis célèbre et dont l’étoile avait décliné au moment même où montait celle de Jacob Le Riche : les  Médicis. Faute d’héritier, c’est à l’un de ses neveux, Anton, que la firme échoit. Les banqueroutes de Philippe II, en 1557 et 1575, lui porteront un coup fatal. La maison n’en survivra pas moins pendant deux siècles encore, perdant peu à peu de son lustre et de son importance.

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