Skip to main content

En ce milieu des années 1670, il règne une grande animation à Surugacho, un quartier populeux situé dans le centre d’Edo, l’actuel Tokyo. Dans les ruelles étroites bordées de maisons basses et d’échoppes, ouvriers et débardeurs, marchands et prêteurs sur gages, paysans venus vendre leurs surplus, villageois en rupture de ban, courtisans et samouraïs se croisent dans un va-et-vient incessant. Avec près de 700.000 habitants, Edo est alors la première ville du Japon et l’une des agglomérations les plus peuplées au monde. Son prestige est d’autant plus grand que, depuis 1603, par la volonté des Tokugawa (un clan féodal qui, à force de guerres, s’est rendu maître de l’archipel nippon), la cité est le siège du gouvernement central. C’est notamment là que réside le Shogun, ou généralissime, détenteur du pouvoir militaire, le seul qui compte en ces époques troublées. Afin de prévenir toute velléité de révolte, les Tokugawa ont obligé les chefs des clans rivaux à résider une année sur deux à Edo et à y laisser en permanence, comme otages, leur femme et leurs enfants. Le système a au moins un avantage : il nourrit la prospérité économique de la capitale, faisant la fortune des plus audacieux…

Audacieux, Hachirobei Mitsui l’est, et même plutôt deux fois qu’une ! Au coeur du quartier Surugacho, il vient en effet, vers 1675, d’ouvrir un grand magasin, le troisième sous son nom à Edo. « Grand magasin  » : le terme est loin d’être usurpé. Couvrant une superficie de peut-être 1.000 mètres carrés, employant une cinquantaine de vendeurs, l’établissement propose toutes sortes de vêtements _ notamment des kimonos de soie, la spécialité de la maison _ et des tissus d’ameublement. Ces articles, Hachirobei Mitsui les vend « cash et à prix fixe », comme le précise un panneau affiché à l’entrée du magasin. Une nouveauté quasi révolutionnaire dans l’univers du commerce d’alors. Plus de trois siècles avant Aristide Boucicaut, Hachirobei Mitsui a jeté les bases du commerce moderne. Avec lui, surtout, commence véritablement l’histoire du capitalisme nippon. Un capitalisme de conglomérats (les zaibatsus), présents dans un très grand nombre de métiers et entretenant nombre de connexions avec le pouvoir politique. A partir du commerce et de la grande distribution, les Mitsui se développeront très vite dans la finance, l’acier, la chimie et l’énergie. Forts de l’appui du pouvoir impérial, ils joueront un rôle essentiel dans la modernisation du Japon à partir de l’ère Meiji (dernier tiers du XIXe siècle). C’est notamment à eux que le gouvernement impérial demandera, dans les années 1870, de créer une véritable banque centrale sur le modèle de ses homologues européennes ou américaine. Plus tard, le groupe mettra toute sa puissance économique au service des projets impérialistes du gouvernement.

L’histoire des Mitsui est celle d’une intuition : avec le développement de l’Etat moderne que symbolise pleinement le clan des Tokugawa, le temps des clans féodaux et des samouraïs touche à sa fin. L’heure est à la centralisation administrative, au développement des villes et à l’essor du commerce. Cette intuition, c’est Sokubei Mitsui, le père de Hachirobei, qui l’a le premier. Né dans les dernières années du XVIe siècle, il descend d’une longue lignée de guerriers féodaux originaires de la province d’Omi, près de l’actuelle Tokyo. Pendant tout le Moyen Age, ils ont prospéré à l’ombre du clan dominant des Sasaki, vivant de guerres et de rapines, en perpétuels conflits avec leurs voisins. Jusqu’à ce jour funeste de 1568 où, dans sa formidable tentative d’unification du pays, le chef de guerre Oda Nobunaga balaie les Sasaki et leurs alliés. Voilà les Mitsui obligés de se cacher, et bientôt de fuir jusqu’à Matsusaka, un port de commerce très actif situé sur la côte est du Japon. C’est là, au sein d’une famille de samouraïs en voie de déclassement et qui soupire encore après sa grandeur passée, que Sokubei Mitsui grandit. L’arrivée des Tokugawa au pouvoir, la fin des guerres féodales et le processus d’unification qu’imposent aux clans réticents les nouveaux maîtres du Japon ont vite fait de le persuader de l’inanité des rêves familiaux et de la nécessité de se reconvertir dans un secteur promis à un bel avenir : le commerce. En 1616, à la suite d’un voyage à Edo qui l’a impressionné par sa prospérité, il décide d’ouvrir à Matsusaka sa propre boutique. La décision ne manque pas de courage tant est grand le mépris que suscitent, dans le Japon d’alors, marchands et commerçants. N’occupent-ils pas le dernier rang sur l’échelle sociale, à égalité avec la plèbe urbaine ? Une petite échoppe spécialisée dans la préparation et la vente de sauce soja et de saké : tel est le projet de Mitsui.

Lorsque Sokubei Mitsui meurt prématurément en 1633, il laisse à sa veuve Shuho, la fille d’un gros commerçant de Matsusaka, et à ses quatre fils un commerce prospère à la réputation bien établie. Shuho prend aussitôt l’affaire en main. Il faut dire que la veuve de Sokubei est une femme de tête : pieuse au point de passer plusieurs heures chaque jour dans un temple, d’une sévérité légendaire, elle a une sainte horreur du gâchis, usant ses vêtements jusqu’à la trame, récupérant et réutilisant le moindre bout de ferraille et le moindre morceau de tissu, recueillant précieusement ordures et excréments pour en faire de l’engrais. A ses fils, elle enseignera un sens de l’économie qui restera longtemps l’un des principes fondateurs des Mitsui. Pour l’heure, son premier geste est d’expédier ses deux premiers fils à Edo pour y ouvrir un commerce de tissus, de placer le troisième en apprentissage dans une famille de Matsusaka, et de garder le cadet Hachirobei sous la main pour l’aider à la boutique. Né en 1622, le jeune homme manifeste un tel talent pour le commerce et un tel sens de l’organisation qu’en 1637 sa mère l’envoie à son tour à Edo pour aider ses frères. Trois ans plus tard, Hachirobei est officiellement placé à la tête des deux magasins de tissus d’Edo… avant d’être rappelé par sa mère à Matsusaka. Tyrannique, Shuho réclame en effet son cadet pour l’aider à développer la petite échoppe de saké fondée jadis par son mari. Hachirobei reprend donc, probablement sans grand enthousiasme, le chemin de sa ville natale. Là, tout en assistant sa mère, il décide de se lancer, à son compte cette fois, dans un nouveau métier : celui de banquier, ou plutôt de prêteur avec intérêts. A Edo, il a en effet fréquenté quelques brasseurs d’argent qui se sont enrichis en prêtant aux familles nobles obligées de s’installer dans la capitale sur ordre du Shogun. A vingt ans à peine, Hachirobei a décidé de faire de même, en « ciblant » la clientèle des nobles locaux. Un vrai marché en perspective à l’heure du renforcement du pouvoir central. Mais aussi un métier à risques, et pas seulement financiers ! A Matsusaka comme ailleurs, on ne compte en effet plus les histoires qui circulent sur ces prêteurs un peu trop empressés à se faire rembourser par leurs nobles clients et dont la tête a volé d’un coup de sabre… Descendant de samouraïs, Hachirobei saura cependant y faire. C’est également à Matsusaka qu’il épouse Jusan, la fille d’un marchand local que lui a choisie sa mère Shuho. Femme de tête comme sa belle-mère, Jusan donnera six enfants _ six fils ! _ à Hachirobei.

Banquier et prêteur, ce dernier l’est pendant plus de trente ans, jusqu’en 1673. Cette année-là, fortune faite, Hachirobei décide de mettre un terme à ses activités financières et de retourner à ses premières amours : le commerce, et plus particulièrement le commerce des vêtements et kimonos. A cinquante et un ans, l’homme aspire à un métier moins risqué. Surtout, il a des idées : alors que, depuis toujours, le commerce de vêtements s’adresse presque exclusivement à la noblesse et aux familiers de la Cour du Shogun, lui veut élargir le marché, conquérir cette immense classe moyenne urbaine en cours de formation et à laquelle, pour l’heure, les marchands ne s’intéressent pas. Un pari qui repose sur une observation attentive du Japon d’alors, un Japon dans lequel les villes ne cessent de grossir et de s’enrichir. Mais un pari audacieux qui suppose de mettre en place toute une organisation, pour les achats notamment : alors que, traditionnellement, les commerçants montraient à leurs clients des estampes de kimonos qu’il faisaient réaliser ensuite pièce à pièce, Hachirobei innove radicalement en achetant à crédit des stocks entiers de kimonos à de petits marchands de province qu’il revend ensuite « cash » _ et non plus à crédit, comme ses concurrents _ dans ses magasins. Un premier établissement est ouvert au centre d’Edo dès 1673, puis un second et enfin un troisième, celui du quartier Surugacho.

Rotation rapide des stocks, économies d’échelle sur les achats, refus du crédit, prix fixes, clientèle élargie… Dès leur apparition, ces innovations déclenchent la colère des commerçants d’Edo. Les hostilités s’ouvrent lorsque Hachirobei obtient une grosse commande de la Cour _ avec laquelle il lui arrive encore de travailler, pour « l’ornement et le prestige » _ en cassant les prix. Du jour au lendemain, le commerçant est traité en paria par ses pairs. Rien ne lui est épargné : alors que certains de ses concurrents cherchent à susciter une révolte parmi ses employés, d’autres poussent le vice jusqu’à acheter une maison mitoyenne de l’un de ses magasins et à y détourner le flux d’évacuation des toilettes ! Simples combats d’arrière-garde, au demeurant ! Dès avant la mort d’Hachirobei en 1694, ses magasins sont devenus les principaux établissements commerciaux du Japon. La formule a même essaimé à Osaka et à Kyoto, donnant corps au concept de « chaîne » bien avant les premières expériences américaines au XIXe siècle.

Homme comblé, Hachirobei l’est alors sûrement, même si nous ignorons tout de sa vie privée et de ses conditions de vie. Les estampes nous montrent un homme corpulent, au crâne totalement rasé, comme l’exige la mode de l’époque, et à la mine sévère, assis en tailleur aux côtés de sa femme Jusan. Ses succès commerciaux lui ont permis de se lancer, dix ans avant sa mort, dans une nouvelle aventure : la création d’un embryon de banque centrale. Les choses ont commencé simplement, lorsque le commerçant a proposé aux marchands d’Osaka de se charger, sous forme de billets à ordre, du transfert de leurs fonds jusqu’à Edo. L’expérience a fini par arriver jusqu’aux oreilles du Shogun, qui a chargé Hachirobei de convertir les impôts payés en riz en espèces sonnantes et trébuchantes. Le riz collecté un peu partout sera vendu sur les marchés d’Osaka, et l’argent ainsi collecté transféré jusqu’à Edo. Les débuts de l’économie monétaire… Entre les Mitsui et le pouvoir _ le shogunat d’abord, l’Empire ensuite _, une longue histoire faite de complicités et de compromissions commence.

« Ne touchez pas aux affaires que vous ne connaissez pas », « soyez prévoyants et clairvoyants afin de ne jamais laisser passer une opportunité », « préservez la solidarité, l’harmonie et la rectitude «  : tels sont quelques-uns des préceptes que laisse à ses six fils Hachirobei à l’heure de sa mort, en 1694. Le patriarche a particulièrement veillé à la discipline familiale, jetant les bases d’un système d’apprentissage privilégiant les plus qualifiés et protégeant le patrimoine de la famille. Ces préceptes feront la force de Mitsui : cinq générations suffiront pour faire de l’entreprise commerciale d’Edo l’un des tout premiers conglomérats industriels nippons présents dans une grande variété de métiers.

 

Leave a Reply