C‘est l’histoire de deux amis passionnés de mécanique qui allaient faire de leur nom l’une des plus grandes marques de motos au monde, l’une des plus emblématiques aussi d’une certaine idée de l’Amérique : celle des grands espaces, des chevauchées libres et des « bikers « , popularisés par le film « Easy Rider » (1969). Fondée en 1903, la firme s’imposa dès 1927 comme le premier producteur mondial de motocyclettes, une position qu’elle devait conserver quatre décennies durant, jusqu’à ce que les constructeurs japonais – Honda notamment – lui dament le pion.
Lorsque William Harley et Arthur Davidson décident de s’associer pour se livrer, ensemble, à leur passion commune, cela fait plusieurs années déjà que des motocyclettes circulent un peu partout dans le monde. A la bicyclette mue par un moteur à vapeur inventée par le Français Perreaux en 1868 – une idée reprise par plusieurs inventeurs américains – ont succédé par la suite des modèles plus performants, comme la moto à moteur à pétrole – et à quatre roues ! – conçue par l’ingénieur allemand Daimler en 1895. Aux alentours de 1900, les marques prolifèrent littéralement, que ce soit en France avec les frères Werner et Bichrone, en Grande-Bretagne avec Roc, Imperial ou Triumph, ou bien encore en Allemagne avec Hildebrand et Wolfmüller, la première à se doter d’un réseau de vente digne de ce nom. Quant aux Etats-Unis, ils comptent eux aussi plusieurs constructeurs, dont Orient-Aster et Indian. Mais, en Amérique comme en Europe, ce n’est pas tant la moto – réservée à un public très étroit et qui n’est produite qu’à quelques milliers d’exemplaires tout au plus – que la bicyclette qui fascine le public. Outre-Atlantique, on en produit près de deux millions par an vers 1900. La petite reine : c’est elle qui va pousser William Harley et Arthur Davidson à se lancer dans la fabrication de motocyclettes…
Originaires l’un et l’autre de Milwaukee, dans le Wisconsin, où Harley Davidson a toujours son siège, les deux hommes se connaissent depuis l’enfance. Né en 1880, William Harley est le fils d’un ingénieur des chemins de fer arrivé d’Angleterre en 1860. A l’âge de quinze ans, après une scolarité écourtée, il est placé en apprentissage chez l’un des innombrables fabricants de cycles que comptent alors les Etats-Unis. Il y apprend la mécanique et toutes les étapes de la fabrication et du montage d’une bicyclette, une expérience qui lui sera très utile par la suite. Peu après, il rejoint un fabricant de pièces métalliques de Milwaukee. Il y retrouve son camarade d’école, Arthur Davidson. Né en 1880, ce fils d’un charpentier travaillant pour les chemins de fer a lui aussi interrompu très tôt ses études pour être placé en apprentissage. Dans les années 1895-1900, les deux jeunes gens multiplient les expériences professionnelles, chez un fabricant d’équipements miniers puis dans un bureau d’études pour William Harley, chez un modéliste industriel pour Arthur Davidson. Leur temps libre, ils le passent ensemble à pêcher et à entreprendre de grandes randonnées à bicyclette. C’est en 1901, au cours de l’une de ces sorties, que William Harley propose à Arthur Davidson de se lancer dans la construction de motos, afin, dit-il, de permettre aux Américains « d’aller plus vite et plus loin de façon plus confortable que ne le permet une simple bicyclette « . L’idée, on l’a vu, n’a rien de nouveau puisqu’il existe déjà plusieurs constructeurs aux Etats-Unis. Harley ne sait d’ailleurs pas très bien ce qu’il veut faire, sinon ajouter un moteur à un vélo !
Tel est le projet. Reste maintenant à le mettre en oeuvre. Or ni Harley ni Davidson n’ont les compétences nécessaires en matière de moteurs. C’est alors que les deux amis usent d’un stratagème. Ils persuadent le frère aîné d’Arthur, Walter Davidson, de quitter le Kansas où il est machiniste pour une compagnie de chemins de fers, et de les rejoindre à Milwaukee en lui promettant de lui faire essayer leur moto… qu’ils n’ont jamais construite ! Pas rancunier, Walter accepte de se lancer lui aussi dans l’aventure. Tout comme William Davidson, le deuxième frère d’Arthur, qui travaille alors dans une usine de machines industrielles. C’est ainsi que les quatre hommes créent, en 1903, la société Harley Davidson, qui s’installe dans un appentis en bois de 18 mètres carrés que leur a construit, derrière sa maison de Milwaukee, le père Davidson.
Si le patronyme de William Harley a été placé en tête, c’est en reconnaissance du rôle moteur qu’il a joué dans toute l’affaire. William Harley à la planche à dessin; Arthur Davidson à la conception des prototypes et au commercial; ses deux frères Walter et William à la fabrication : entre les quatre jeunes gens, la répartition des tâches est vite trouvée. Les trois premières motos sortent en 1903. En fait de motos, il s’agit de vélos dotés de moteur, un cylindre de 409 cm3, d’une puissance de 3 chevaux et dont la transmission est assurée par une courroie en cuir. Mais les commandes sont au rendez-vous. En 1905, la petite entreprise produit déjà une quinzaine de motos. Elles seront cinquante en 1906, date à laquelle Harley Davidson s’installe dans une véritable usine sur Juneau Avenue à Milwaukee. Trois ans plus tard, la firme compte 35 employés et produit… 1.000 motocyclettes par an. En 1920, 2.400 ouvriers produiront plus de 27.000 engins, faisant de Harley Davidson, désormais présent dans une trentaine de pays, le numéro un mondial de son secteur…
Les clefs de ce succès ? Il y en a plusieurs. La croissance du marché en premier lieu, qui tire la production durant toutes les premières années du XXe siècle. Mais aussi une vraie capacité à innover sur les plans technique et du style. En l’espèce, un premier tournant majeur est pris en 1908 lorsque William Harley, travailleur infatigable qui passe des heures sur sa planche à dessin, met au point la V-Twin, une cylindrée de 811 cm3 pour une puissance de 7 chevaux, dont la culasse et le cylindre sont moulés d’une seule pièce. Robuste, fiable et capable d’atteindre la vitesse de 100 kilomètres-heures, ce modèle – fabriqué à 3.000 exemplaires en 1910 – impose la firme parmi les grands constructeurs, à égalité avec Indian, alors leader sur le marché. En 1916, Harley fait franchir à la marque un autre tournant majeur, sur le plan du design cette fois. Réservoir arrondi, cadre ouvert et moteur porteur participant à la rigidité de la partie cycle : rompant avec les codes en usage dans le secteur, Harley Davidson se dote d’un style bien reconnaissable qui fait beaucoup pour son succès.
Mais celui-ci doit également beaucoup au sens commercial d’Arthur Davidson. Passons sur la participation de l’entreprise aux compétitions et aux courses organisées un peu partout dans le pays, un classique du genre auquel se livrent tous les constructeurs de l’époque. La vraie nouveauté de l’entreprise est d’aller chercher les marchés auxquels ses rivaux n’avaient jamais pensé encore. L’objectif : contrer la concurrence de la Ford T, lancée en 1908. Proposée aux consommateurs à un prix que la production en série permet de faire baisser très vite -825 dollars en 1908, 360 dollars en 1916, 290 dollars en 1920 -, cette voiture pour tous conçue par Henry Ford et capable d’embarquer toute une famille frappe durement la jeune industrie américaine de la moto, dont les produits se vendent, selon les modèles, entre 300 et 450 dollars. La commande publique : telle est la solution trouvée par Arthur Davidson pour relancer les ventes de l’entreprise. Elle va soutenir son développement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et même jusqu’à la guerre de Corée. En 1914, au terme d’interminables négociations, il parvient ainsi à persuader le service postal des Etats-Unis de remplacer ses bicyclettes par des motos. Une première commande de 4.800 engins est aussitôt transmise à Milwaukee. En 1916, une vingtaine de motos sont achetées par le général Pershing, qui cherche à mettre la main sur le révolutionnaire mexicain Pancho Villa, qui se livre à d’audacieuses exactions de part et d’autre de la frontière. Bien que modeste, cette nouvelle commande fait beaucoup pour la réputation de la firme de Milwaukee. Pour l’occasion, Harley Davidson a en effet construit des side-cars dotés d’une plate-forme pour accueillir une mitrailleuse. L’engin ne permet certes pas d’en finir avec Pancho Villa, qui échappera finalement à Pershing. Mais il attire l’attention du département de la Défense sur l’entreprise de Milwaukee. Entre 1917 et 1918, il lui commandera plus de 20.000 motos pour équiper le contingent engagé en Europe. Entre 1941 et 1945, la production militaire de Harley Davidson dépassera 90.000 exemplaires.
Mais le fait essentiel se produit au milieu des années 1920. En 1925 en effet, l’infatigable Arthur Davidson remporte un autre beau succès : 3.000 motos pour la police de la route des Etats américains. Comme celle de Pershing, cette commande n’est pas, en soi, très importante. Mais, habilement relayée par la presse, elle a un impact considérable en termes d’image. C’est alors que les motos Harley Davidson s’imposent dans l’esprit du public comme le symbole des chevauchées libres à travers le Grand Ouest. Etonnant clin d’oeil de l’histoire : bien avant les gangs de bikers sillonnant les routes de Californie, ce sont les officiers de police et les shérifs poursuivant les gangsters sur les interminables routes de l’Ouest américain qui construiront l’image de la firme. Avec un sens consommé du marketing, Arthur Davidson décide de surfer sur cette image en lançant, dès le milieu des années 1920, toutes sortes de produits dérivés – accessoires, vêtements, bottes… – destinés au grand public. Harley Davidson est la première entreprise du secteur à le faire.
Créateur de tous les modèles de la firme dans l’entre-deux-guerres, William Harley mourra en 1943 d’une crise cardiaque. Quant à Arthur Davidson, il abandonnera toutes fonctions opérationnelles en 1945 pour se consacrer à ses oeuvres philanthropiques. Ironie du sort : le fondateur de l’une des plus grandes marques de motos périra, avec sa femme et deux de leurs amis, dans un accident de voiture en 1950… L’entreprise restera aux mains des deux familles jusqu’en 1969.