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Dans les années 1740-1780, une plante, issue des régions chaudes de la planète et utilisée pendant des siècles pour teindre les textiles, révolutionne littéralement l’économie agricole de la Caroline du Sud : l’indigo. Pendant plus d’un demi-siècle, les planteurs de cet Etat du sud des Etats-Unis, tournant le dos à la culture traditionnelle du riz, exportèrent leurs teintures d’indigo vers toute l’Europe, entraînant le déclin de l’indigo des Indes britanniques et des Antilles françaises. Ce bouleversement des flux du commerce a une histoire. Une histoire qui s’incarne en la personne d’une jeune fille, placée à dix-sept ans à la tête d’une importante plantation de Caroline du Sud : Eliza Pinckney.

Née en 1723 à Antigua, dans les Antilles anglaises, Eliza Lucas est l’aînée des quatre enfants de George Lucas, alors lieutenant-gouverneur de l’île d’Antigua, et d’Anne Lucas, elle-même issue de la haute bourgeoisie londonienne. Elevée en Angleterre, où son père a tenu à ce qu’elle bénéficie d’une éducation raffinée – une rareté à l’époque pour les jeunes filles -, elle y reçoit des cours de musique, philosophie, littérature, langue française, mais aussi de botanique – pour laquelle elle se prend de passion très jeune.

Cultivée, Eliza fait également montre très tôt d’une fermeté de caractère étonnante pour son milieu et son époque. A son père qui lui suggérait, un jour, de « penser à trouver un mari », elle répondit sans se laisser démonter : « Tous les hommes les plus riches du Pérou ou du Chili seraient bien incapables de susciter chez moi suffisamment d’estime pour me décider à en prendre un pour époux ! » Libéral dans l’âme, l’honorable lieutenant-gouverneur préféra ne pas insister et laisser sa fille mener sa vie à sa guise…

En 1738, en raison de la santé fragile de son épouse, à qui le climat des îles ne réussit guère, mais aussi en raison des menaces espagnoles qui pèsent sur l’île, George Lucas déménage avec toute sa famille non loin de Charleston, en Caroline du Sud, où il a hérité d’une grosse plantation, à Wappoo Creek, et de deux autres domaines plus petits, à quelques kilomètres de là. Peuplée d’environ 7.000 habitants – dont près de 50 % d’esclaves -, la ville est alors le plus important port anglais au sud de Philadelphie. C’est de là, notamment, que sont expédiées vers l’Europe les cargaisons de riz, alors la principale et la plus rentable des cultures de la Caroline du Sud.

Du riz, c’est également ce que produit la famille Lucas sur ses plantations, aidée d’une trentaine d’esclaves tout au plus. Pendant une année, George Lucas mène ainsi la vie d’un parfait planteur. Jusqu’à ce jour de 1740 où il est rappelé d’urgence à Antigua afin de défendre l’île contre les Espagnols. Son épouse étant très malade et incapable de le remplacer – elle mourra en 1742, rongée par les fièvres -, il confie à sa fille, alors âgée de dix-sept ans à peine et qu’il a déjà initiée aux réalités du métier, la direction de la plantation familiale. Avec, pour seule instruction, celle d’assurer la pérennité financière du domaine…

Intelligente, la jeune Eliza n’a pas été longue à constater que la guerre qui oppose la Prusse, l’Espagne et la France d’un côté à la Grande-Bretagne et à l’Autriche de l’autre a provoqué un effondrement des expéditions de riz vers l’Europe. En raison des risques d’arraisonnement des navires, les tarifs des transports maritimes ont littéralement explosé, laminant les profits des planteurs, déjà durement atteints par l’effondrement des cours. Le domaine de Wappoo Creek n’échappe pas à la règle. Au début des années 1740, la vie est devenue très difficile sur les terres de la famille Lucas.

C’est la raison qui pousse Eliza à faire part à son père, avec lequel elle correspond régulièrement, de son intention d’introduire sur la plantation de nouvelles cultures, aptes à assurer l’avenir des trois plantations familiales. Quelques mois plus tard, George Lucas lui envoie des graines de chanvre, de lin, et d’indigo, avec pour mission de tenter de les acclimater en Caroline du Sud. Commence alors une véritable course contre la montre.

C’est sur l’indigo que la jeune fille porte son choix. La Caroline du Sud, en l’espèce, n’en est pas à sa première tentative. Des années plus tôt, certains planteurs avaient tenté d’acclimater cette plante tinctoriale avant d’abandonner, le riz offrant alors de bien meilleurs profits. Lorsqu’Eliza décide de renouveler l’expérience, le contexte est devenu très favorable. Traditionnellement grosses productrices d’indigo, les Antilles anglaises ont, depuis un certain temps déjà, tourné le dos à cette culture pour se lancer dans celle du sucre, beaucoup plus lucrative.

Pour s’approvisionner en teintures, l’industrie britannique s’est du coup tournée vers les Indes, et surtout les Antilles françaises, devenues son principal fournisseur. Mais en guerre avec la France, la Grande-Bretagne a désormais le plus grand mal à se procurer la précieuse plante tinctoriale. Crise du riz d’un côté, assèchement des sources françaises d’approvisionnement de l’industrie anglaise en indigo de l’autre : c’est en fait un véritable boulevard qui s’ouvre pour ceux qui, en Caroline du Sud, seraient prêts à tenter l’aventure de l’indigo.

Qu’Eliza ait fait cette analyse seule ou avec l’aide de son père importe peu. A partir de 1740, la jeune fille multiplie les tentatives pour acclimater l’indigo sur la plantation familiale. Avec succès sur le plan strictement agricole : aimant la chaleur et l’humidité, la plante s’adapte sans difficulté au climat chaud et humide de la Caroline du Sud. L’année même de son introduction sur les terres familiales, Eliza peut annoncer fièrement à George Lucas que la plante a pris avec succès sur les trois domaines. Mais il en va tout autrement lorsqu’il s’agit de transformer l’indigo en teintures.

Le processus demande en effet beaucoup de temps, d’investissements et de main-d’oeuvre. Il faut, après la récolte, faire tremper les plantes dans des réservoirs d’eau bouillante maintenue à température constante, agiter fortement le mélange, drainer le résidu teintant, le sécher, et le confectionner en pains de tailles différentes qui seront ensuite expédiés vers l’Europe.

Le moindre écart de température, la moindre entrée d’air froid dans les réservoirs, un mauvais rythme lors de l’agitation du mélange, et c’est tout le processus qui est compromis. Eliza mettra quatre années avant d’arriver enfin à produire ses premiers pains d’indigo. Quatre années de travail acharné, d’échecs et de découragement dont témoignent les lettres à son père.

Dans l’affaire, rien ne lui aura été épargné, à commencer par les tentatives de sabotage d’un expert venu des Antilles françaises que lui a recommandé son père. L’homme sera pris en train de jeter des poignées entières de chaux dans les cuves à mélange ! De l’aide, la jeune femme en trouvera, en revanche, auprès de sa trentaine d’esclaves. Originaires des Antilles ou d’Afrique de l’Ouest et connaissant bien les procédés traditionnels de fabrication de la teinture, ils seront, de son propre aveu, ses plus fidèles auxiliaires. D’ailleurs, les plantations Lucas seront épargnées par les révoltes d’esclaves qui, à intervalles réguliers, secoueront les domaines de Caroline du Sud.

En 1744, Eliza Lucas parvient enfin à produire ses premières teintures d’indigo. C’est alors qu’elle prend, avec ou sans l’accord de son père, une décision qui va, pour plusieurs décennies, modifier en profondeur l’économie de la Caroline du Sud. Plutôt que de conserver pour elle le monopole de la production des teintures d’indigo, elle décide de distribuer des semences aux plantations voisines. Les motivations profondes de cet acte restent, encore aujourd’hui, inconnues.

Générosité de la part d’une femme pétrie de philosophie humaniste et décidée à venir en aide à ses confrères planteurs ? Prise de conscience qu’elle ne pourra pas, seule, se lancer dans le commerce de l’indigo ? Volonté de neutraliser l’hostilité ou la jalousie de planteurs traditionnellement acquis à la cause du riz ? Reste qu’Eliza n’hésite pas à faire profiter son entourage non seulement de ses semences, mais aussi de ses conseils techniques. Ce faisant, la jeune femme initie une véritable « révolution de l’indigo » en Caroline du Sud.

En 1744, la production de la région atteint 150.000 livres. Trois ans plus tard, elle voisine déjà le million. Elle dépassera les 4 millions de livres au milieu des années 1750, éclipsant la production des Indes britanniques et des Antilles françaises. Dans une tentative de mettre un terme à cette concurrence, les autorités françaises interdiront formellement l’exportation de graines d’indigo vers les colonies anglaises d’Amérique du Nord. En vain. Solidement implanté, exporté massivement vers une Angleterre privée de ses sources traditionnelles d’approvisionnement, l’indigo de Caroline du Sud fera, pour soixante ans, la fortune des planteurs. Jusqu’à son remplacement par le coton.

En 1744, l’année même où elle enregistrait enfin ses premiers succès, Eliza Lucas, qui n’a alors que vingt et un ans, a épousé un homme de vingt ans son aîné : Charles Pinckney. Un mariage d’amour, avait-elle expliqué à son père. Ce juriste très impliqué dans la vie politique de la Caroline du Sud avait acheté une plantation voisine de celle des Lucas. Lorsque George était reparti pour Antigua, lui et sa femme avaient servi de mentor à Eliza, veillant sur elle et lui prodiguant toutes sortes de conseils. Séduit par le dynamisme de cette étonnante jeune fille, Charles lui avait déclaré sa flamme peu après la mort de sa femme, enlevée par une mauvaise fièvre.

Tout en s’occupant des quatre enfants qu’elle aura avec son mari, Eliza Pinckney continue à veiller, jusqu’à la mort de son père, sur le domaine des Lucas, tout en gérant, à sa demande, la plantation de son mari, elle aussi reconvertie dans la culture de l’indigo. Charles Pinckney meurt en 1758 de la malaria. Veuve à 36 ans, Eliza ne se remarie pas et continue à diriger le domaine de son défunt mari.

Lors de la guerre de l’Indépendance, elle et ses fils prennent fait et cause pour les insurgés, rejetant la tutelle anglaise et prêtant de l’argent au nouvel Etat de Caroline du Sud. L’un de ses fils devait d’ailleurs devenir, au lendemain de la naissance des Etats-Unis, gouverneur de l’Etat. Mais la rupture des liens avec la Grande-Bretagne sonne le glas de l’indigo de Caroline du Sud.

L’industrie textile anglaise se retourne vers l’Inde, qui devient son premier fournisseur. A la fin des années 1780, les Indes anglaises expédient déjà 300.000 livres d’indigo vers Londres, chiffre qui devait dépasser les 5 millions de livres vingt ans plus tard. C’est alors que la Caroline du Sud se reconvertit massivement dans la production de coton, finissant par remodeler tout un mode de vie qui s’effondrera après la guerre de Sécession. Mais Eliza Pinckney ne connut que les prémices de ce nouveau basculement des flux mondiaux du commerce. Elle mourut d’un cancer en 1793.

 

 

 

 

 

 

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