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La segmentation des modèles de véhicules en fonction des goûts et des moyens des consommateurs, c’est lui ! L’organisation des groupes en divisions autonomes, lui aussi. Figure mythique de l’industrie automobile, Alfred Sloan révolutionna un secteur qui, depuis Ford,  ne jurait que par le modèle unique. En l’espace de quelques années, il propulsa General Motors au premier rang mondial de son secteur.

Le futur industriel naît à New York en 1875. Son père, Alfred Sr., possède un important magasin à Manhattan. Elève sérieux, le jeune Alfred entrevoit très tôt sa vocation : il veut être ingénieur. En 1892, il part pour Boston car il est admis au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Créé trente ans plus tôt, l’établissement bénéficie d’une réputation prestigieuse. Sur ses bancs ont été formés la plupart des cadres supérieurs de la grande entreprise qui, depuis son apparition dans les années 1860, a profondément transformé le visage du capitalisme américain. Doué pour les mathématiques, la physique et la thermodynamique, Alfred Sloan obtient son diplôme en 1895. A vingt ans, l’heure est venue pour lui de trouver un travail.

Grâce à l’intervention de son père, il est embauché comme dessinateur à la compagnie des roulements à billes Hyatt, une petite société du New Jersey qui fournit des fabricants de machines industrielles et dont la rentabilité est plus que médiocre. Le jeune ingénieur a vite fait d’identifier la source du problème : mal organisée, la production est éparpillée en un grand nombre d’opérations. A coups de notes, Alfred Sloan cherche à attirer l’attention de sa hiérarchie sur ce problème. En vain. Qui écouterait un simple dessinateur, fût-il sorti du MIT ? Pendant trois ans, Alfred Sloan ronge son frein. Sa rencontre avec Irène Jackson, dont il tombe amoureux, achève de le décider. Avant de se marier, Alfred Sloan veut en effet accéder à des fonctions plus lucratives que celles de dessinateur. Frustré dans ses espérances, il démissionne de Hyatt en 1897.

Depuis son départ de Hyatt, la société de roulements à billes connaît des difficultés. Au milieu de l’année 1899, incapable de redresser la barre, son fondateur finit par proposer au père d’Alfred Sloan de racheter l’entreprise pour 5.000 dollars. Soucieux d’assurer un avenir à son fils, Alfred Sloan Sr. met immédiatement la main au portefeuille. Le lendemain de la transaction, le jeune Sloan est officiellement intronisé à la tête de Hyatt.

Alfred Sloan mettra moins de trois ans à faire de cette entreprise moribonde une société rentable. Travaillant dix heures par jour et six jours sur sept, ne prenant jamais un jour de vacances, il réorganise totalement la fabrication des roulements à billes. A la recherche de nouveaux marchés, il s’intéresse à l’industrie automobile. Perspicace, il a compris que l’achèvement du grand marché intérieur américain, l’entrée de toute une société dans l’âge industriel et l’abaissement des coûts permis par le machinisme vont bientôt offrir un boulevard à l’automobile en mettant cette dernière à la portée de toutes les bourses. Ce pari, c’est celui que devait faire Henry Ford en 1908 en lançant sa célébrissime Ford T. Avec le grand industriel de l’automobile, Alfred Sloan est ainsi l’un des premiers à percevoir combien la consommation de masse naissante va changer les destinées de ce nouveau mode de transport. En 1901, sa décision est prise : Hyatt travaillera pour la jeune industrie automobile. L’entreprise devient ainsi l’un des premiers équipementiers de l’histoire.

Le pari, car c’en est un, s’avère payant. En l’espace de quelques années, Hyatt devient le fournisseur attitré de tous ceux qui, aux Etats-Unis, fabriquent des automobiles, à commencer par Henry Leland, le patron de Cadillac, et bien sûr Henry Ford, avec lequel Hyatt travaille dès 1909. Au cours de ces années cruciales, Alfred Sloan apprend beaucoup de ses clients, améliorant sans cesse la qualité de ses roulements et son organisation industrielle afin de répondre à des standards de plus en plus rigoureux. L’histoire veut ainsi que, lors de sa première visite à Henry Leyland, il se soit fait vertement tancé par ce dernier, agacé par l’argumentaire un peu trop commercial de son interlocuteur. « Sachez Monsieur Sloan que les Cadillac ne sont pas seulement faites pour être vendues mais pour rouler. Nous avons besoin de pièces interchangeables fabriquées avec une précision au millimètre « ,lui aurait dit l’industriel. En 1916, Alfred Sloan est approché par William Crapo Durant, le mythique fondateur de General Motors. Créée en 1908, l’entreprise est devenue en quelques années un véritable conglomérat qui réunit des marques aussi prestigieuses que les voitures Olds, Oakland, Cadillac (racheté à Leland), Chevrolet et les camions Reliance. Jouant à fond la carte de l’intégration, Durant a décidé de créer au sein de GM un pôle équipement automobile dont Hyatt constituerait l’élément principal. A Alfred Sloan, il propose donc de racheter son entreprise et de lui confier la direction de ce pôle. Sloan se montre d’autant plus intéressé que Hyatt se trouve, depuis quelque temps, confronté à deux problèmes majeurs : l’expiration prochaine de ses brevets et le poids prépondérant de Ford dans son portefeuille clients. Dans ces conditions, une cession à GM apparaît comme la meilleure solution pour pérenniser l’affaire. La transaction est conclue pour 13 millions de dollars. Une somme qu’Alfred Sloan se partage avec son père.

Commence alors le temps des mécomptes. Personnalité charismatique, Durant est en effet un joueur que passionnent davantage les coups financiers que la gestion quotidienne d’une entreprise. Membre du comité exécutif, Alfred Sloan a vite fait d’être agacé par les audaces de ce patron qui passe ses journées à dicter des ordres de Bourse au téléphone _ il a installé pas moins de 20 téléphones sur son bureau ! _, qui décide seul de tout, ne participe à aucune réunion et qui n’a que mépris pour la gestion. Les dérives de Durant inquiètent également au plus haut point Pierre Du Pont, le patron de Du Pont de Nemours, entré dans le capital de GM au lendemain de la Première Guerre mondiale. Au début de l’année 1920, victime d’un ralentissement brutal du marché et de sa gestion chaotique, General Motors entame sa descente aux enfers. Acculé, Durant cherche désespérément à soutenir artificiellement le cours de l’action. En vain. En novembre 1920, il est poussé à la démission par ses actionnaires. La présidence du groupe échoit à Pierre Du Pont. Pour l’assister, ce dernier fait appel à Alfred Sloan, avec lequel il a étroitement travaillé et dont il a pu apprécier la rigueur et le sens de l’organisation. Trois ans plus tard, en 1923, Alfred Sloan lui succède officiellement à la tête de General Motors.

Cinq ans. C’est le temps que va mettre le nouveau patron pour remettre entièrement à plat l’organisation du groupe. Ces idées sont résumées dans un document devenu mythique et toujours étudié dans les universités américaines, l’« Etude d’organisation ». Alfred Sloan y plaide pour une organisation décentralisée de l’entreprise, structurée en divisions disposant d’une réelle autonomie et dont les patrons se voient assigner des objectifs clairs en termes de rentabilité, définis une fois par an au niveau du siège. Ces conceptions font aujourd’hui figure de standards. Mais c’est surtout son approche du marché de l’automobile qui s’avère révolutionnaire. Au début des années 1920, la référence en la matière est Henry Ford. Depuis le lancement de la Ford T en 1908, celui-ci a misé toute sa stratégie sur un seul modèle de voiture, fabriqué à la chaîne et vendu à bas prix. Au début des années 1920, ils sont nombreux au sein de GM à vouloir s’inspirer de l’expérience Ford. Non sans mal, Alfred Sloan parvient à imposer ses conceptions. Pour se démarquer de ses concurrents, martèle-t-il, il faut au contraire jouer la diversité des modèles, identifier des segments de clientèle et proposer aux différentes catégories de consommateurs des véhicules adaptés à leurs moyens et à leurs goûts. La notion de segmentation, sur laquelle repose toujours l’industrie automobile, vient de naître. Au sein de General Motors, chaque marque se verra désormais attribuer un type de clientèle et une gamme de prix. Tout à sa stratégie de différenciation, Alfred Sloan est également le premier à faire du design du véhicule –  l’« eye appeal » comme il l’appelle – un élément décisif de la vente.

A la fin des années 1920, l’essentiel est fait. Le redressement spectaculaire de General Motors – passé devant Ford – achève de faire d’Alfred Sloan une figure de l’industrie automobile. La presse fait ses choux gras de la rivalité supposée de cet homme long et maigre, toujours impeccablement vêtu de costumes de tweed et au verbe rare, avec Henry Ford. En 1927, le « New York Journal » se livre ainsi à un portrait comparatif entre les deux hommes : l’un, Alfred Sloan, « travaille toute la journée, ne mange rien, n’a pas de hobbies, est trop occupé pour avoir des amis, ne boit pas, ne fume pas, ne raconte jamais d’histoires drôles et ne donne jamais d’ordres ». L’autre, Henry Ford, est « un despote, a beaucoup d’amis, mange un peu, a des hobbies et est totalement dépourvu d’éducation ».Des hobbies, Alfred Sloan n’en a pas en effet. Mais il a quelques amis, essentiellement des confrères qu’il rencontre dans les associations professionnelles. Son temps, il le consacre en fait entièrement à GM, se contentant bien souvent d’un sandwich, multipliant les allers-retours entre son appartement de New York et son bureau de Detroit où une chambre lui a été aménagée. Comme jadis, il ne prend jamais de vacances et consacre très peu de temps à sa vie de famille, réduite à sa seule épouse – le couple n’a pas d’enfants. Rarement sur le terrain – quand il visite une usine, il passe en trombe entre les chaînes et ne serre pas une main –, c’est d’abord un formidable organisateur doué d’un sens de l’observation peu commun.

Tout à ses affaires, Alfred Sloan prendra tout de même le temps de s’opposer de toutes ses forces à Franklin Delano Roosevelt et à son New Deal. La crise des années 1930, entre-temps, est passée par là, et General Motors a dû prendre son parti du ralentissement des affaires. Conservateur dans l’âme, persuadé que ce qui est bon pour les affaires est bon pour l’Amérique, le patron de General Motors ne supporte pas l’interventionnisme de l’administration Roosevelt, jugée trop favorable aux syndicats. En 1936, ses démêlés avec Frances Perkins, la secrétaire d’Etat au Travail qui a tenté de jouer les bons offices lors d’une grève, alimente toutes les conversations. Exaspéré par cette femme qui a osé le traiter d’adolescent névrosé, Sloan se laisse aller : « Qui êtes-vous pour me parler comme cela ? Je suis Alfred Sloan, je vaux 70 millions de dollars et vous n’êtes rien ! »hurle-t-il.

Malgré ses relations difficiles avec Roosevelt – qui lancera même contre lui plusieurs enquêtes fédérales –, Sloan reconvertira à marche forcée, à sa demande, General Motors pour les besoins de l’industrie de guerre. En 1946, il démissionne enfin de ses fonctions à la tête de l’entreprise, non sans l’avoir au préalable mise en ordre de bataille en prévision de la formidable expansion économique qu’il devine. Ses dernières années, il les passe à gérer sa fondation contre le cancer qu’il a créée dans les années 1930, en grande partie pour améliorer son image mise à mal par les événements de 1936. Avant de mourir en 1966, il publie « Mes années avec General Motors », devenu la « bible  » des managers des années 1960-1990, dans le monde des multinationales.

 

Illustration.  Le General Motors buildingà Detroit. Un siège social qui reflète toute la puissance du groupe. Carte postale de 1926

 

 

 

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