Skip to main content

«L’un des produits les plus révolutionnaires de l’histoire de l’humanité ! «  Ce 15 novembre 1971, Gordon Moore, qui a fondé en 1968 la jeune société Intel à Mountain View en Californie avec Andy Grove et Robert Noyce – tous les trois anciens de Fairchild – n’a apparemment pas le triomphe modeste. Après deux ans de travail, la firme qu’il dirige est parvenue à mettre au point le premier microprocesseur de l’histoire. Il est vrai qu’il s’agit de la découverte la plus importante dans le domaine de l’électronique après le transistor et le circuit intégré. Avec le microprocesseur commence l’ère de la miniaturisation qui permettra notamment la fabrication des premiers micro-ordinateurs. Cette simple microplaquette de silicium de quelques millimètres d’épaisseur va faire la fortune d’Intel. On comprend, dans ces conditions, l’enthousiasme de Gordon Moore.

A ses côtés, en ce jour de novembre 1971, un autre homme a du mal à cacher sa satisfaction. Avec son costume sombre, sa coiffure qui lui donne des airs de gendre idéal et ses grosses lunettes carrées, Ted Hoff ressemble davantage à un financier qu’à un petit génie de l’électronique. Et pourtant… A trente-quatre ans, Ted Hoff travaille depuis trois ans déjà au sein de l’équipe R&D d’Intel. C’est lui qui a été le véritable architecte de ce gigantesque bond en avant technologique que la firme présente aujourd’hui aux journalistes ; lui qui, de bout en bout, malgré le scepticisme des uns et des autres, et les obstacles de toutes sortes, a démontré qu’il était possible de regrouper tous les circuits de traitement arithmétique et logique sur une seule microplaquette. Pour l’histoire, Ted Hoff restera à jamais l’inventeur du microprocesseur.

Pour comprendre le processus qui débouchera sur la découverte du microprocesseur, il faut remonter quelques années en arrière, plus précisément au 18 juillet 1968. Ce jour-là, trois hommes créent en Californie la société Integrated Electronics, Intel en abrégé. Le premier, Gordon Moore, originaire de San Francisco, a décroché en 1954 un doctorat en chimie et en physique avant de rejoindre la firme Shockley Semiconductor. C’est là qu’il a fait la connaissance de Robert Noyce, titulaire lui aussi d’un doctorat du MIT. Pendant trois ans, les deux électroniciens ont travaillé sur les transistors. Inventé en 1947 par trois ingénieurs employés par les laboratoires Bell, le transistor – un dispositif conçu à partir d’un semi-conducteur au germanium se comportant à la fois comme un redresseur et un amplificateur de signaux – a très vite remplacé les traditionnels tubes électroniques, donnant ainsi le coup d’envoi au processus de miniaturisation des composants électroniques. Mettre au point de nouveaux modèles de transistors : telle est la mission qui a été dévolue à Gordon Moore et Robert Noyce. En 1957, las de subir les tracasseries administratives de leur employeur, Moore et Noyce ont rejoint Fairchild Camera and Instrument Corporation, une compagnie new-yorkaise qui a décidé d’investir massivement dans la recherche sur les semi-conducteurs. Pour leur plus grand plaisir, les deux hommes se sont vu confier le lancement et la direction de ce nouveau business. Là, ils ont fait la connaissance du « troisième homme » à l’origine d’Intel, Andrew Grove, titulaire d’un doctorat en génie industriel et chimique.

Pendant près de dix ans, Moore, Noyce et Grove travaillent à développer des procédés permettant de stocker des données sur des semi-conducteurs. Depuis qu’en 1958 Jack Kilby a réalisé pour le compte de Texas Instruments le premier circuit intégré – soit un circuit électronique contenant plusieurs éléments de base actifs et passifs, tels que résistances et transistors, interconnectés au sein d’une microplaquette semi-conductrice –, la miniaturisation est devenue un véritable enjeu pour tous les industriels de l’électronique. Cette quête du toujours plus petit n’a pas échappé à Moore, Noyce et Grove, qui ont décidé d’en faire un axe fort de leurs travaux sur la mémoire. Mais, pour cela, il faut beaucoup d’argent. Et de l’argent, Fairchild n’est pas disposé à en donner. En 1968, las d’avoir à batailler sans cesse avec leur actionnaire, les trois hommes décident de sauter le pas et de créer leur propre entreprise. Tout à la fois ingénieurs, chercheurs et entrepreneurs, ayant déjà une longue expérience de l’industrie électronique et des débats techniques qui l’agitent, Moore, Noyce et Grove vont se jeter à corps perdu dans la bataille de la miniaturisation. Spécialisé dans la fabrication de composants électroniques, Intel démarre en Californie avec onze employés et un projet : mettre au point et construire des circuits intégrés dotés d’une mémoire. Quelques jours après la création de la firme, un nouveau venu fait son entrée dans les modestes bureaux de Mountain View. Le douzième salarié s’appelle Ted Hoff.

Né en 1937 à Rochester, dans l’Etat de New York, le futur inventeur du microprocesseur a éprouvé très tôt – dès l’âge de douze ans, dira-t-il, l’un de ses oncles chimistes lui ayant alors offert un abonnement au magazine « Popular Science » – une véritable passion pour la physique et la chimie. Diplômé du Rensselear Polytechnic Institute de Troy et titulaire d’un doctorat d’ingénierie électrique de l’université Stanford, il commence sa carrière comme ingénieur dans une compagnie spécialisée dans la fabrication de signaux pour les chemins de fer. A l’été 1968, alors qu’il est en vacances, il reçoit un coup de téléphone de Robert Noyce, qu’il avait jadis brièvement croisé sur les bancs de l’université. Ce dernier lui explique qu’il est en train de créer une société et que ses associés et lui sont à la recherche de compétences. « Est-ce que ça t’intéresse ? », lui demande-t-il pour finir. L’électronique, à cette époque, est l’affaire d’un petit milieu surdiplômé, aux expériences professionnelles similaires et où tout le monde se connaît. « Je n’ai qu’une question à te poser, continue Robert Noyce : d’après toi, quelle sera la prochaine étape dans le développement de l’industrie des semi-conducteurs ? » Ted Hoff, qui racontera plus tard l’anecdote, n’hésite pas une minute. « La mémoire », répond-il. Il est aussitôt embauché comme directeur des applications industrielles. Une fonction beaucoup plus excitante que celle qu’il occupe alors. Et qui lui donne la haute main sur les nouveaux produits développés par Intel.

L’étape suivante, celle qui va directement conduire à la création du microprocesseur, débute quelques mois plus tard. En avril 1969, Intel signe en effet un contrat avec la firme japonaise Busicom, spécialisée dans la fabrication de calculatrices de bureau. Le cahier des charges est précis : il s’agit de concevoir une calculette dont tous les circuits intégrés seront regroupés sur onze microplaquettes au silicium. Pour ce contrat comme pour la plupart de ceux que signe alors Intel, c’est le client qui apporte l’idée, qui définit les caractéristiques du produit final et qui se charge de sa fabrication, la firme américaine n’agissant dans l’affaire que comme un fournisseur de composants électroniques. En juin 1969, cinq ingénieurs japonais débarquent d’ailleurs en Californie pour travailler avec leurs collègues américains et s’assurer du respect des spécifications de Busicom.

Pendant près de huit mois, Ted Hoff et son équipe travaillent à regrouper les circuits sur les fameuses onze microplaquettes. Mais il faut bientôt se rendre à l’évidence : il est impossible de faire tenir l’ensemble des circuits sur l’espace alloué. Ted Hoff propose alors une autre solution : regrouper les circuits sur trois microplaquettes un peu plus grandes. La première rassemblerait tous les circuits de traitement arithmétique et logique, soit toutes les fonctions élémentaires de la calculatrice, jouant ainsi le rôle d’une unité centrale de traitement. Quant aux deux autres microplaquettes, elles contiendraient les circuits annexes. Pour obtenir une telle intégration des circuits, il faut, précise Ted Hoff, utiliser des circuits intégrés à oxyde métallique semi-conducteurs (MOS) qui viennent d’être inventés. Requérant moins d’énergie pour fonctionner, ils peuvent intégrer plus d’éléments. Contre toute attente, les ingénieurs japonais présents sur place refusent toute modification de leur cahier des charges. En cause : l’augmentation des coûts de développement qu’entraînerait l’utilisation des nouveaux circuits. Fort de l’appui de Robert Noyce, qui lui a donné « carte blanche », Ted Hoff n’en continue pas moins d’explorer cette piste qui lui semble particulièrement prometteuse. Dans le courant de l’année 1970, faute d’accords avec les Japonais, le département marketing d’Intel adresse au siège de Busicom une note prenant acte de l’impossibilité de s’entendre et proposant une rupture à l’amiable entre les deux partenaires.

Ce courrier a des conséquences inattendues : dans les semaines qui suivent, la quasi-totalité de l’équipe dirigeante de Busicom fait le voyage jusqu’en Californie pour une grande séance d’explication. A l’issue des discussions, la société japonaise accepte la solution proposée par Ted Hoff. Sur le plan technique, l’affaire ne pose désormais plus de problème. En février 1971, le premier microprocesseur – le 4004 – est prêt. Fonctionnant sur 4 bits – c’est-à-dire qu’il peut traiter des mots composés de quatre éléments binaires –, il contient une unité arithmétique et logique, et plusieurs résistances qui servent au stockage des données et à quelques opérations logiques. Pour cela, il intègre 2.250 éléments de base sur une plaquette de 4,2 millimètres sur 3,2 millimètres. En ce début d’année 1971, le succès de Ted Hoff et de son équipe – notamment de Frederico Faggin, qui a joué un rôle décisif dans la mise au point du microprocesseur – provoque une véritable effervescence au sein d’Intel.

Deux problèmes se posent en effet, à ce moment, à la jeune firme. Le premier est d’ordre juridique. Le microprocesseur ayant été développé pour le compte et à la demande de la société Busicom, c’est théoriquement cette dernière qui se retrouve propriétaire du procédé. En clair, Intel n’a pas la possibilité légale d’exploiter sa découverte, sauf à ce que son client renonce à ses droits. Cette contrainte est d’autant plus fâcheuse que Ted Hoff est persuadé que le microprocesseur peut être utilisé pour composer un micro-ordinateur complet et que la firme pourrait trouver là de formidables opportunités de développement… pour peu qu’elle ait la jouissance totale du procédé. Il y a cependant un « hic  » – et c’est le deuxième problème. En interne, tout le monde n’est pas vraiment convaincu de l’argumentation de Ted Hoff. Le principal pôle de résistance se situe au niveau de la direction du marketing, qui estime que la force de vente de la firme n’a ni les compétences nécessaires ni les moyens financiers pour aborder ce nouveau marché. Aux yeux du patron du marketing d’Intel en fait, l’idée que l’on puisse utiliser un microprocesseur dans un ordinateur est tout sauf raisonnable. Comme beaucoup de spécialistes de l’électronique à l’époque, il pense que le seul véritable débouché pour le microprocesseur se situe dans le domaine de l’enregistrement et du contrôle de données, notamment pour l’équipement des ascenseurs, des pompes à essences et à gaz, et des instruments de mesures utilisés par l’industrie.

Pendant les premiers mois de l’année 1971, les débats font rage au sein d’Intel. Le grand mérite de Ted Hoff sera de parvenir à convaincre ses collègues de l’intérêt de se lancer sur le marché de l’informatique. L’arbitrage définitif de Robert Noyce en faveur de son directeur des applications industrielles permet de s’attaquer au problème juridique en suspens. Dans le courant de l’année 1971, la direction d’Intel au grand complet – Ted Hoff est du voyage – s’envole pour le Japon afin de négocier avec Busicom la reprise des droits sur le microprocesseur. Dans l’affaire, les Américains sont servis par la situation désastreuse dans laquelle se trouve leur client. Confronté à une grave crise de trésorerie, Busicom accepte finalement de céder ses droits à Intel contre une somme de 60.000 dollars. La société japonaise déposera son bilan quelques mois plus tard.

Lorsqu’en novembre 1971 Intel présente enfin à la presse son microprocesseur, la firme a pris la décision de se lancer sur le marché de l’informatique. En le combinant avec d’autres microplaquettes contenant des mémoires, dont une programmable, des registres additionnels et des dispositifs d’entrée et de sortie, le microprocesseur peut en effet composer un micro-ordinateur. Ce sera le MCS-4, commercialisé dès 1972 par Intel. Une étape majeure vers l’ordinateur personnel vient d’être franchie. Mais le microprocesseur s’impose également très vite dans tous les domaines de l’électronique. La situation critique dans laquelle se trouve alors l’industrie des composants électroniques fait beaucoup pour sa diffusion. Confrontés à une hausse continuelle des besoins, les fabricants de circuits intégrés spécialisés ont en effet de plus en plus de mal à répondre à la demande. Or, face à ces circuits, le microprocesseur a un avantage de poids : parce qu’il est programmable, il se comporte comme un circuit universel intégré. Outre la miniaturisation, la vraie nouveauté de Ted Hoff est d’avoir conçu un modèle standard valable pour de très nombreuses applications.

En 1983, Ted Hoff quitte la firme Intel et rejoint la société Atari comme directeur technique. Dix ans plus tard, il devient associé dans une jeune firme de consultants spécialisée dans le contentieux sur les brevets. Peu connu du grand public, menant une vie discrète, Ted Hoff est toujours aujourd’hui, à plus de 80 ans, l’une des figures iconiques de la Silicon Valley.

Illustration. Le « 4004 », premier microprocesseur de l’histoire, 1971.

 

 

 

 

 

 

 

Leave a Reply