Skip to main content

Ils ont trouvé du pétrole ! » Ce dimanche 28 août 1859, la rumeur se répand comme une traînée de poudre à Titusville, petite ville de Pennsylvanie. Après des mois d’un travail acharné, Edwin L. Drake a gagné son pari : un liquide noir, épais et nauséabond a jailli de son derrick en bois installé dans un vallon au lieu dit Oil Creek (« la crique du pétrole »), remplissant bientôt le trou d’une vingtaine de mètres de profondeur creusé par son équipe avant de déborder et de se répandre à même le sol. Du pétrole ! Juste revanche pour celui que, dans la région, on ne connaît que par son surnom de « colonel ». Que n’avait-on dit pourtant à son arrivée à Titusville, un an plus tôt! « Cet homme est fou, il n’arrivera jamais à rien de cette façon. » C’est que, contre l’opinion commune, Edwin L. Brake n’avait pas à hésiter à affirmer que le moyen le plus rapide, et surtout le plus rentable, pour trouver du pétrole était de forer directement à travers la roche et non pas de creuser un puits. Une véritable hérésie pour tous les prospecteurs ! Tout le monde, à présent, doit en convenir : le colonel avait raison ! Le pas franchi est gigantesque qui marque les véritables débuts de l’industrie pétrolière. L’importance de l’événement n’échappa d’ailleurs pas aux contemporains de Drake eux-mêmes qui surnommèrent très tôt le lieu de ses exploits « la vallée qui changea le monde ». De fait, c’est bien d’une ère nouvelle qu’il s’agit. A partir de 1859, l’exploitation des ressources pétrolières change entièrement de dimension, ouvrant la voie à une utilisation massive de la nouvelle énergie.

Avec son chapeau haut de forme, sa redingote sombre, sa silhouette émaciée et son visage austère qu’encadre une barbe fournie, l’homme ressemble davantage à l’un des nombreux prédicateurs itinérants qui parcouraient alors les Etats-Unis qu’à ce qu’il fut vraiment : un aventurier du pétrole. Rien, en effet, ne destinait Edwin L. Drake à s’intéresser aux techniques de prospection pétrolière et moins encore à laisser son nom dans les annales de l’histoire. D’un caractère instable, l’homme vécut longtemps sans véritable attache avant d’être embarqué, un peu par hasard, dans une aventure à laquelle il ne connaissait rien. Incapable de se fixer, il s’essaya, après 1859, aux affaires, engloutissant sa maigre fortune dans des spéculations douteuses avant de disparaître dans la plus grande pauvreté ! A l’origine d’une industrie aux bénéfices colossaux, le colonel Drake restera jusqu’à son dernier souffle un homme sans le sou…

Edwin L. Drake naît le 29 mars 1819 à Greenville, dans l’Etat de New-York.  Parents modestes fermiers, éducation scolaire vite interrompue, apprentissage précoce du travail de la terre : la voie du jeune garçon semble toute tracée. C’est compter sans la « ruée vers l’Ouest ». Chaque année, ils sont des milliers, colons, trappeurs, individus en quête de bonne fortune ou simples aventuriers, prêts à tout abandonner et à braver le danger pour gagner ces terres vierges où tout est à faire. A Greenville, la famille Drake a ainsi vu partir nombre de voisins et de connaissances. Comme eux, Edwin Drake s’est mis à rêver d’une autre vie. En 1839, âgé de 19 ans, il quitte à son tour Greenville et prend le chemin de l’Ouest. Commence alors une vie errante qui va durer 10 ans et au cours de laquelle il exerce toutes sortes de métiers : bûcheron, employé sur un bateau fluvial, garçon d’hôtel, vendeur, agent des chemins de fer et, pour finir, conducteur sur les chemins de fer de New Haven. Nous sommes alors en 1849. Cette année-là, fatigué de sillonner l’ouest des Etats-Unis, Edwin Drake se marie avec Philena Adams qui mourra en couche cinq ans plus tard après lui avoir donné un fils. En 1857, il se remarie avec la fille d’un pêcheur, Laura Dowd. De seize ans sa cadette, elle lui donnera également un fils.

Cette même année 1857, Edwin L. Drake tombe subitement malade et doit quitter son emploi aux chemins de fer de New Haven. Désœuvré, il profite de la possibilité qui lui est offerte de voyager gratuitement par le train pour sillonner la région en quête d’un nouveau travail. Mais c’est à New Haven même, dans l’hôtel où il s’est installé avec sa famille le temps de retrouver un emploi, qu’il fait, dans le courant de l’année 1857, la rencontre décisive. Dans cet hôtel sont en effet descendus deux hommes d’affaires, Georges H. Bissel et James H. Townsend. Quelques mois plus tôt, ils ont créé la première compagnie pétrolière au monde, la Rock Oil Company. Leur projet : recueillir « l’huile de pierre » – autre nom du pétrole à l’époque – de la région de Titusville, où l’on sait depuis longtemps qu’il y en a en abondance, et en assurer l’exploitation commerciale. Un très important marché existe en effet pour l’huile de pierre. Ce marché, ce n’est ni celui de l’éclairage, ni celui des lubrifiants, ni bien sûr celui de l’alimentation des moteurs…mais celui des huiles médicinales ! A l’époque, les Etats-Unis sont en effet parcourus par des milliers de médecins en rupture de ban, demi-sorciers et autres charlatans qui vont de ville en ville pour vanter leur « élixir miracle ». Vendus généralement autour d’un dollar la fiole, parfaitement inefficaces, ces produits à l’allure douteuse sont confectionnés à partir de pétrole, d’eau, d’huile végétale, d’aromates et d’épices, le tout agrémenté d’un peu d’alcool ! C’est ce commerce-là que visent Bissel et Townsend. Les deux hommes pensent également pouvoir s’assurer des débouchés du côté de l’éclairage, en lieu et place de l’huile de baleine, de plus en plus rare et de plus en plus chère.

Il faut imaginer, comme l’ont fait certains musées américains consacrés à l’histoire du pétrole, la rencontre entre les deux hommes d’affaires et l’ancien conducteur de train. En ce jour de 1857, Edwin Drake n’a rien à faire. Désœuvré, il traîne au bar de l’hôtel où il a élu domicile. Soudain, il est attiré par la conversation de ces deux « étrangers » de passage. Grand, mince, présentant bien, Drake n’a pas beaucoup de mal à se faire accepter à leur table. L’homme, selon certains témoignages, est aimable, courtois, souriant et loquace. Malgré son éducation des plus sommaires, il parle bien.  Suffisamment en tout cas pour impressionner ses deux interlocuteurs. Or il se trouve que ces derniers cherchent un collaborateur qui pourrait se rendre sur place, au lieu-dit Oil Creek près de Titusville, pour y démarrer une exploitation pétrolière. Mettant dans la balance son passé de mécanicien des chemins de fer mais aussi la possibilité qui lui est offerte de voyager gratuitement – un avantage non négligeable –, Drake parvient à se faire embaucher. Mieux ! Disposant d’un petit pécule, il réussit même à convaincre ses deux employeur de lui vendre quelques parts de leur compagnie. Le voilà désormais associé avec le titre ronflant « d’agent général » de la Rock Oil Company.

En décembre 1857, Edwin Drake arrive donc à Titusville, une petite bourgade de bûcherons qui compte alors 125 habitants. Bissel et Townsend l’ont chargé d’une mission : trouver un emplacement à Oil Creek et préparer le lancement du « business » pétrolier. Pour impressionner la population et les autorités locales, Townsend a l’idée d’adresser systématiquement courrier et documents au « Colonel » Drake. C’est sous ce nom que l’ancien conducteur de train sera désormais connu. Au bout de quelques semaines, le colonel est parvenu à louer une scierie à Oil Creek qui servira de point de départ aux futures installations pétrolières. Le temps d’un nouveau séjour à New Haven, le temps aussi de rebaptiser la compagnie « Seneca Oil Company » – un hommage aux Indiens Seneca qui pratiquent depuis des lustres la récupération de pétrole dans la région – et voilà Drake de retour à Titusville, avec femme et enfants, en mai 1858.

Extraire très vite d’importantes quantités de pétrole : telle est la tâche que Townsend et Bissel ont assigné à leur agent général. A l’époque, la récupération du pétrole s’effectue de manière très sommaire. Le procédé le plus répandu, hérité précisément des Indiens Seneca, consiste à étendre une couverture sur l’eau où le pétrole affleure, à la laisser s’en imprégner puis à l’essorer au-dessus d’un récipient. L’autre technique, plus classique, consiste tout simplement à creuser les profondeurs du sol. Long et nécessitant un travail harassant, ce procédé est très rarement utilisé pour la prospection pétrolière. Il l’est surtout par les chercheurs de saumure qui, au hasard de leur forage, tombent de temps à autre sur une poche de brute qui est alors exploitée jusqu’à épuisement. La récupération du pétrole à la surface des eaux reste alors le procédé le plus répandu.

Au cours des premiers mois qu’il passe à Titusville, c’est la technique des chercheurs de saumure, mais cette fois spécifiquement dédiée à la prospection pétrolière, qu’utilise Edwin L. Drake. Avec l’aide d’une poignée d’ouvriers payés 1,25 dollar le mètre creusé, il s’emploie à trouver et à faire jaillir le précieux liquide. Sans aucun succès ! A la fin de l’automne, il lui faut se rendre à l’évidence : ce n’est pas en creusant le sol qu’il y arrivera. C’est alors qu’il a une illumination : pourquoi ne pas forer directement la roche, là où se trouve le pétrole ? Le procédé devrait permettre d’aller beaucoup plus vite. Sûr de son fait, Drake passe une grande partie de l’hiver 1858 peaufiner son projet. L’idée, en elle-même, est assez simple : il s’agit d’édifier un derrick abritant un foret métallique, lui-même mû par un moteur à vapeur. Mais pour réaliser cette installation, il lui faut de l’argent et des bras. Pas de problème pour l’argent : Bissel et Townsend sont prêts à remettre au pot, tout comme Drake lui-même qui engloutit dans l’affaire ses dernières économies. Il n’en va de même en revanche pour la main-d’œuvre. Edwin Drake a beau écumer toutes les tavernes de Titusville et des environs, tout le monde se récuse. Dans la petite bourgade, on commence à murmurer que le « colonel » est fou, que forer la roche est impossible et que ceux qui s’y risqueront se tueront à la tâche. Un homme, un seul, se laisse finalement convaincre : William A. Smith, dit « oncle Billy ». Il signe avec Drake, moins par conviction que parce qu’il n’a rien d’autre à faire à ce moment. Coup de chance : c’est un ancien forgeron, habile à travailler le fer. Avec son fils de quinze ans et sa jeune sœur – qui préparera les repas –, il vient s’installer à Oil Creek. Avec son aide, Edwin L. Drake a vite fait d’édifier un derrick pourvu d’un foret.

Pendant six mois, les deux hommes travaillent d’arrache-pied pour attaquer la roche et faire jaillir le pétrole. Mais les obstacles sont innombrables. Le plus gênant se produit systématiquement au bout de quelques heures de forage. Instables, les parois du puits s’effritent systématiquement, remplissant le trou de sable, de pierre et de gravats qui finissent par bloquer le foret. La solution, c’est Edwin L. Drake qui la trouve, nouvelle innovation à mettre à son actif : elle consiste à glisser le foret à l’intérieur d’un tuyau dont les parois éviteront l’écoulement des gravats ! Géniale, l’idée permet d’avancer très vite.

A l’été 1859, alors qu’une vingtaine de mètres déjà ont été forés, aucune goutte de pétrole n’a pourtant encore jailli. A Titusville, on se moque désormais ouvertement du colonel et de son installation, surnommée « le joug de Drake » en raison des efforts inutiles qu’elle exige. A la fin du mois de juillet, faute de résultats, Townsend et Bissel annoncent à leur associé qu’ils ont décidé de dissoudre la compagnie et lui demandent de mettre fin aux opérations. Edwin L. Drake choisit de passer outre et de poursuivre encore quelques semaines. Le samedi 27 août, en fin de journée, alors que le forage a atteint un peu plus de 21 mètres, le foret tombe sur une crevasse et s’enfonce brusquement de quelques centimètres. Epuisés, Drake et William A. Smith décident de s’arrêter jusqu’au lundi. Revenu le dimanche matin pour effectuer quelques contrôles,  « oncle Billy » n’en croit pas ses yeux : il y a du pétrole partout, dans le puits, à la surface du sol et même au pied du derrick ! En atteignant la crevasse, le foret a libéré une importante proche de brut.  Après des mois d’efforts, Drake et son associé viennent de réussir le premier forage pétrolier !

Le jour même, le colonel installe et met en marche une pompe pour récupérer le précieux liquide. Modeste, la production est alors de 10 barils par jour. Elle n’en provoque pas moins une véritable ruée vers le pétrole, exactement semblable à la ruée vers l’or qu’avait connue peu de temps auparavant la Californie. Un an après la découverte de Drake, on compte déjà une centaine de derricks. Titusville, l’ancienne bourgade de bûcherons, est devenue une véritable ville où se pressent désormais plusieurs milliers de personnes, prospecteurs mais aussi bandits et escrocs de tout poil. « Ici, le pétrole est partout : dans les rues, dans les maisons, sur les vêtements et les bottes. L’air sent le pétrole, les gens sentent le pétrole, les animaux sentent le pétrole. Tout pue le pétrole ! » écrira un journaliste en 1860.

Et le colonel Drake ? L’homme, à dire vrai, est la première victime de sa découverte. Ayant omis de breveter sa technique de forage, il ne peut qu’assister, impuissant, à la floraison des derricks à Oil Creek. Son procédé ne lui rapportera pas un cent. Sans doute reste-t-il la Seneca Oil Company que Bissel et Townsend ont finalement renoncé à dissoudre. Mais, comme nombre de pionniers du pétrole, les trois associés subissent de plein fouet l’effondrement des cours consécutif au « boom » pétrolier. Entre 1859 et 1861, le prix du baril passe en effet de 20 dollars à 52 cents, ruinant des centaines de prospecteurs ! Les trois associés n’y échappent pas qui, en 1863, vendent pour une bouchée de pain leurs parts dans la Seneca Oil. L’année suivante, Edwin L. Drake engloutit ses dernières économies dans des spéculations sur les cours du pétrole à la Bourse de New-York.

C’est un homme ruiné et amer qui, en 1870, s’installe définitivement en Pennsylvanie. Reconnaissantes, les autorités de l’Etat lui accordent, en 1876, une pension annuelle de 1 500 dollars qui lui permet d’échapper à la misère. A sa mort en 1880, les premiers pipe-line ont été installés aux Etats-Unis et en Europe et des industriels ingénieux, à l’image de Rockfeller, ont commencé à édifier d’énormes fortunes autour de la nouvelle industrie. La révolution du pétrole est en marche qui va transformer le monde.

Leave a Reply