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Il a donné son nom à l’une des plus grandes marques de thé au monde. Fondateur d’un empire commercial à cheval sur la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et les Indes, Thomas Lipton fut aussi une grande figure du sport international.

« Je veux vendre mes thés directement du jardin de thé à la théière » avait-il coutume de dire. Figure aujourd’hui encore familière à tous les buveurs de thé du monde, Thomas Lipton contribua plus que d’autres à démocratiser ce breuvage réservé traditionnellement à une certaine élite. Aux Etats-Unis, sa participation, à cinq reprises, à la Coupe de l’America fit beaucoup pour sa notoriété et celle de sa marque. Commercial hors pair, entrepreneur visionnaire, Thomas Lipton fut l’un des premiers à comprendre l’importance de la publicité dans le commerce.

Enfance modeste, études interrompues prématurément, petits boulots, départ pour les Etats-Unis à 15 ans et, pour finir, retour en Ecosse, berceau de son étonnante aventure : l’histoire de Thomas Lipton est celle d’un authentique « self made man » devenu millionnaire à la force du poignet. Rien pourtant ne le prédestinait à un tel destin. Thomas Lipton naît à Glasgow, en Ecosse, en 1850. Irlandais d’origine, ses parents s’y sont installés au lendemain de la terrible crise de la pomme de terre (1845-1848) qui a fait des milliers de victimes et entraîné un gigantesque exode. D’abord employé dans une fabrique de papier, son père réalise un vieux rêve en ouvrant, à la fin des années 1850, une petite épicerie qu’il tient avec sa femme. Econome, avisée et prudente, celle-ci devait rester un modèle pour Thomas Lipton. « J’ai perdu mon principal conseiller » dira-t-il lorsqu’elle mourra en 1889. Dernier enfant d’une famille qui en compte cinq, Thomas Lipton prend très vite l’école en aversion, préférant organiser, sur la rivière Clyde, des courses de bateaux miniature qu’il fabrique lui-même. La passion des bateaux ne le quittera plus.… A 10 ans, il interrompt définitivement ses études en enchaîne les petits métiers : dans l’épicerie familiale d’abord, dans une petite imprimerie ensuite, puis chez un tailleur de chemises qu’il quitte au bout de six mois lorsque ce dernier lui refuse une augmentation de 25% de ses gages. « Vous êtes un petit démon bien trop pressé » lui lance son patron à cette occasion. Volontiers bagarreur, Thomas Lipton fait montre, dès cette époque, d’un sens consommé de l’économie, mettant de côté le moindre schilling pour pouvoir, un jour, se « lancer dans les affaires », sa véritable ambition. En 1864, il trouve une place de garçon de cabine à bord du bateau qui fait chaque jour la liaison entre Glasgow et Belfast. Il en démissionne lorsque son supérieur le met à pied une semaine pour avoir laissé fumer une lampe à pétrole, endommageant ainsi l’émail du plafond…

En 1865, surmontant l’opposition de ses parents, le jeune garçon décide de quitter l’Ecosse et de partir pour les Etats-Unis. Il a quinze ans, un peu d’argent en poche et, surtout beaucoup d’ambition. Mais la vie outre-Atlantique n’est pas aussi facile que prévue. Quatre ans durant, comme il l’a fait en Ecosse, il multiplie les expériences professionnelles sans lendemain : garçon de bureau dans une plantation de tabac en Virginie, responsable des livres de compte dans une plantation de riz en Caroline du Sud, vendeur porte-à-porte à la Nouvelle-Orléans et, pour finir, employé au rayon épicerie d’un grand magasin new-yorkais. Cette dernière expérience est décisive. A New-York, il découvre en effet les méthodes modernes de vente, celles-là même que Boucicaut a, quelques années plus tôt, inventées pour le Bon Marché en France : l’entrée libre, les prix affichés, l’étalage et la mise en scène des produits et, surtout, le recours massif à la publicité. Ce qu’il voit l’impressionne tellement qu’il décide – chose rare ! – de retourner en Ecosse pour aider ses parents à développer leur petite épicerie. Nous sommes en 1869…

L’histoire raconte que son retour à Glasgow, dans un fiacre sur le toit duquel était juché un énorme « rocking chair » destiné à sa mère, fit sensation ! Première illustration de cette capacité à monter des « coups publicitaires » qui allaient jouer un rôle essentiel dans son succès ? Peut-être. Toujours est-il que son père, lui, accueille plutôt fraîchement les initiatives de son fils et l’introduction des « méthodes américaines » dans la petite épicerie familiale. « Ah non, Tom. Nous allons nous élever trop vite. Nos voisins diront que les petits pois veulent dépasser le bâton », lui aurait-il lancé, utilisant une expression typiquement écossaise. Après avoir essayé en vain, deux ans durant, de convertir son père aux techniques modernes de vente,  Thomas Lipton décide de s’installer à son compte et d’ouvrir son propre commerce.

C’est le début d’une étonnante aventure qui va conduire à l’’ouverture, en un peu moins de vingt ans, de 300 magasins, d’abord à Glasgow, puis dans toute l’Ecosse et enfin dans les principales villes d’Angleterre. Appliquant à la lettre les recettes qu’il a apprises à New-York, le jeune entrepreneur fait tout pour attirer les clients. L’inauguration de chaque magasin est ainsi annoncée à grands renforts de placards publicitaires. Il multiplie les « coups », comme ce fromage, « le plus grand du monde », présenté dans son magasin de Glasgow et dont la fabrication a nécessité la traite de 800 vaches, six jours durant… Pour asseoir son nom et sa marque, il utilise également les talents de dessinateurs réputés, à l’image de Willie Lockhart. C’est lui qui signe une affiche devenue célèbre et qui montre un Irlandais portant sur son dos, dans un grand sac, un cochon, et rencontrant dans la rue l’une de ses connaissances. « Que se passe-t-il avec ton cochon ? » lui demande ce dernier. « Oh, c’est un orphelin que j’apporte chez Lipton ». Ce dessin, dont la subtilité nous échappe, fait beaucoup pour la notoriété des magasins Lipton. Dans l’année qui suit, Thomas Lipton organise, dans les villes où il est implanté, de grandes parades de cochons, baptisés les « orphelins de Lipton » et conduits directement de la ferme aux magasins. Outre les techniques modernes de ventes, l’entrepreneur innove en effet sur un autre point : afin de se passer des intermédiaires, il commande ses produits – jambons, œuf, laitage… – directement aux producteurs. Les « orphelins de Lipton » symbolisent ainsi les produits achetés et revendus à leur juste prix…

A la fin des années 1880, Thomas Lipton est un homme très riche. Des années durant, il n’a fait que travailler, passant quinze heures par jour dans ses magasins, dormant souvent dans des lits improvisés sous les comptoirs. En 1871, il s’est marié, moins par amour que pour offrir un toit à une femme avec laquelle il a eu un enfant. Deux ans plus tard, peu attiré par la vie de famille, Thomas Lipton s’est séparé de son épouse, partie s’installer au Canada avec une rente confortable. Depuis la mort de sa mère, en 1889, il habite près de Londres, dans une confortable demeure où il reçoit peu. « Nouveau riche », Thomas Lipton n’est pas encore admis dans la bonne société anglaise qui le regarde de haut. Le temps de la reconnaissance viendra plus tard.

Vingt ans après l’ouverture de son premier magasin, Thomas Lipton, cet homme qui, depuis son plus jeune âge, a toujours voulu faire des affaires, est à la recherche de nouvelles opportunités. Un produit attire notamment son attention : le thé. Symbole à lui tout seul du mode de vie anglais, ce breuvage est alors une boisson chère, réservée aux élites. Thomas Lipton sent qu’avec l’élargissement de la classe moyenne, fruit de l’urbanisation et de l’industrialisation, il y a un énorme marché à prendre. Rendre le thé accessible au plus grand nombre : tel est l’objectif qu’il se donne. En 1889, contournant les intermédiaires habituels, il importe des Indes d’importantes quantités de thé qu’il revend ensuite, à bas prix, dans ses magasins. C’est un véritable triomphe ! Sentant le filon, il s’embarque alors pour Ceylan en 1890. Ce choix n’est évidemment pas dû au hasard. Depuis quelques années en effet, l’île connaît une violente crise du café, sa production principale. Une série de mauvaises récoltes ont mis en difficulté nombre de grosses exploitations, dont beaucoup sont à vendre. C’est pour les racheter et les convertir à la culture du thé que Thomas Lipton est venu jusqu’à Ceylan. Choix judicieux qui lui permet de contrôler très vite toute la chaîne du produit, de la récolte à la distribution en passant par l’emballage. En 1893, cette activité est réunie au sein de la société Thomas J. Lipton C°.

Emballés en sachets individuels ou familiaux, distribués dans les 300 magasins de la chaîne Lipton puis, très vite, dans tous les commerces du Royaume Uni, vendus à des prix très accessibles et servis par un slogan devenu célèbre – « directement du jardin de thé à la théière » – , les thés Lipton remportent un immense succès en Angleterre, aussi bien auprès des classes moyennes que des classes populaires. Si le marché français ne sera conquis que dans les années 1920, le marché américain, lui, est prospecté dès les années 1890 en commençant par les grandes villes de la côte Est. Aux Etats-Unis où il se rend d’ailleurs à plusieurs reprises, Thomas Lipton édifie un nouvel empire constitué de plantations de thé, de café, de cacao et de fruits mais aussi de boulangeries industrielles, de magasins de vins et alcool, d’épiceries et de sociétés de conditionnement de viande. A cheval sur l’Angleterre, les Etats-Unis et les Indes, « l’empire Lipton » est, à bien des égards, l’un des premiers grands groupes agroalimentaires de l’histoire. C’est également l’un des premiers à intégrer la chaîne complète, de la production à la distribution

A la fin des années 1890, Thomas Lipton se contente de gérer de loin ce conglomérat d’intérêts divers. En 1898, le fleuron de l’empire, la société de thé Thomas J. Lipton & C°, est devenue une société anonyme. Le placement des actions par la Banque Nationale d’Ecosse a provoqué un véritable « rush », obligeant la police à canaliser la foule des souscripteurs. Célèbre, richissime – sa fortune dépasse les 150 millions d’euros actuels – l’entrepreneur est désormais accueilli avec tous les honneurs par la haute société anglaise qui, quinze ans plus tôt encore, le considérait avec condescendance. En 1898, la Reine Victoria, qui l’a déjà choisi comme fournisseur officiel de la Cour,  l’a fait « baronnet ». A 48 ans, Sir Thomas Lipton est un familier de la famille royale, plus particulièrement du fils aîné de la Reine, le Duc de Cornouaille et Prince de Galles, le futur Roi Edouard VII. Il le reçoit à plusieurs reprises sur le yacht à vapeur qu’il s’est fait construire en 1898, l’Aegusa. Il faut dire que les deux hommes partagent une même passion pour les régates. Décrocher la Coupe de l’America : tel est alors le nouveau défi que se lance Thomas Lipton. Entre 1899 et 1930, à bord des yachts qu’il s’est fait spécialement construire pour l’occasion – le Shamrock et le Shamrock V –, il tente à cinq reprises de gagner cette prestigieuse coupe. Il échoue à chaque fois. Mais ses efforts contribuent à populariser son nom et sa marque de thé aux Etats-Unis. Impressionnés par sa persévérance, ses compétiteurs américains vont même jusqu’à créer pour lui un prix spécial : celui du « meilleur de tous les perdants ». Aux Etats-Unis, Thomas devient très vite une légende. Il est également très populaire à Turin, en Italie, où, bien avant l’organisation de la première Coupe du monde football, en 1930, il organise deux tournois internationaux.

En 1927, le groupe Van den Berghs, qui intégrera plus tard Unilever, prend 27% du capital de la société Thomas J. Lipton & C°. Nommé président à vie de la compagnie qu’il a créée, Thomas Lipton, qui n’a plus aucun pouvoir, démissionne deux mois plus tard et vend l’ensemble de ses actions à la société Home & Colonial, un autre de ses concurrents. La transaction lui rapporte plus d’un million de livres. Jusqu’à sa mort en 1931, il se consacre à ses aventures sportives mais aussi aux causes philanthropiques. Lorsqu’il disparaît, sa fortune est répartie entre la fondation qu’il a créée pour les enfants nécessiteux, sa ville natale et plusieurs hôpitaux d’Angleterre. Aujourd’hui partie intégrante du groupe Unilever, le thé Lipton reste l’une des boissons les plus consommées au monde : il s’en boit chaque année 52 milliards de tasses, soit 1 649 toutes les secondes. Un beau succès pour celui qui avait rêvé de « faire des affaires »…

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