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Mars, et ça repart. Vendue dans le monde entier, la célèbre barre chocolatée est aussi connue du grand public que le groupe qui la fabrique est secret. Depuis sa fondation, ce géant industriel de 30 milliards de dollars, leader mondial du chocolat et du chewing gum est toujours contrôlé par la famille fondatrice : les Mars.

Son histoire commence en 1883 avec la naissance à Saint Paul, Minnesota, de Franck Mars. A trois ans, l’enfant contracte la poliomyélite. Cette maladie décidera de son avenir. Incapable de se mouvoir seul, le petit Franck passe en effet toute sa jeunesse et son adolescence aux côtés de sa mère. Cuisinière hors pair, celle-ci excelle particulièrement dans la confection de cookies et de toutes sortes de friandises au chocolat. Assis sur un tabouret, Franck Mars la regarde, fasciné, préparer biscuits et bonbons, pour lesquels il éprouve bientôt une véritable passion. A l’âge de quatorze ans, le jeune garçon connaît par coeur toutes les recettes de sa mère et fabrique lui-même ses bonbons. Franck Mars a trouvé sa voie : en 1902, à l’âge de dix-neuf ans, il ouvre à Minneapolis une petite fabrique de friandises chocolatées. La même année, il épouse Ethel G. Kissack. Le couple aura un fils unique, Forrest, né en 1904.

Au moment où Franck Mars s’installe à son compte, l’industrie du chocolat est encore dans les limbes. A l’exception d’Hershey, le leader incontesté sur le marché américain et l’un des rares à diffuser sur tout le territoire grâce à un réseau commercial tentaculaire, le secteur est constitué de minuscules fabriques dont les ventes, faute encore de moyens réfrigérés, ne dépassent généralement pas l’horizon de leur pâté de maison. Tel est le cas de l’atelier que Franck Mars ouvre en 1902. Mal placée, ne fabriquant que de très petites quantités, l’affaire tourne rapidement au fiasco. En 1909, à moitié ruiné, Franck doit hypothéquer sa maison et mettre sa famille au régime de rigueur : désormais, on ne prendra plus qu’un repas par jour. C’en est trop pour Ethel : en 1910, emmenant avec elle le jeune Forrest, elle retourne vivre chez ses parents au Canada. L’année suivante, le couple divorce.

Remarié dans les six mois qui suivent, Franck Mars prend la route de Seattle, où il ouvre en 1911 un deuxième atelier de confiserie. Un an plus tard, c’est à nouveau la faillite, suivie d’une troisième en 1914 ! De retour à Minneapolis, Franck Mars décide de se donner une dernière chance. Avec un stock de caramel, quelques kilos de cacahuètes et un peu de chocolat achetés comptant et au prix fort, il met au point une crème qu’il vend en barquette dans les rues de la ville. Cette fois, c’est le succès. A la fin de l’année 1914, Franck Mars crée la Mar-O-Bar Co. Six ans plus tard, au début des années 20, la petite entreprise génère un chiffre d’affaires de 60.000 dollars par an et emploie pas loin d’une centaine d’ouvriers.

C’est alors que survient l’événement essentiel : la rencontre de Franck et de son fils Forrest. Elevé au Canada par sa mère – qui ne se prive pas de lui dire toute le mal qu’elle en pense – Forrest connaît à peine son père, sinon en photos. Doué en mathématique, il est entré en 1922 à l’Ecole des mines de l’université de Berkeley. Pour payer ses études, il travaille dans la journée à la cafétéria du campus. L’été, il est représentant de commerce pour le compte des cigarettes Camel et fait le tour des grandes villes américaines. En juillet 1923, de passage à Chicago pour l’une de ses tournées, il tombe nez à nez dans la rue sur Franck qu’il reconnaît aussitôt. En écoutant son père lui parler de ses affaires, Forrest a une intuition géniale, directement inspirée des cigarettes : il lui suggère de vendre sa crème en barre individuelle. Les deux hommes trouvent même un nom pour le nouveau produit : ce sera Milky Way.

Sur les conseils de son père, qui tient à l’engager, Forrest s’inscrit alors à l’université de Yale pour y suivre des cours d’ingénieur industriel. En 1928, ses études terminées, il reprend le chemin de Chicago. Sa première mission consiste à édifier, sur le modèle de l’industrie automobile, une nouvelle usine entièrement automatisée. Deux ans plus tard, l’établissement produit déjà 25 millions de barres Milky Way par an, plaçant Mar-O-Bar Co au deuxième rang du secteur derrière Hershey. Un essor prodigieux et qui a tôt fait d’aiguiser les ambitions de Forrest. « Il faut conquérir le monde », répète à son père le jeune homme qui veut développer l’entreprise en Europe et au Canada. Comblé, Franck préfère cependant s’en tenir là. « Nous avons des voitures, des chevaux, un avion. De quoi avons-nous besoin d’autre ? » répond-il invariablement à son fils. Déçu, Forrest décide alors de voler de ses propres ailes. En 1932, Franck Mars lui donne 50.000 dollars et les droits d’exploitation de la barre Milky Way hors des Etats-Unis, à charge pour lui de se débrouiller. Les deux hommes ne se reverront plus. Franck Mars mourra deux ans plus tard, laissant son entreprise à sa seconde épouse.

Dans les derniers mois de l’année 1932, Forrest débarque donc en Europe avec sa femme et son premier fils, Forrest Jr. Pendant toute une année, le jeune homme fait le tour des grandes chocolateries européennes, Nestlé, Toblerone et Cadbury. Embauché incognito comme simple technicien, il observe, regarde, note tout ce qui peut l’intéresser, se livrant sans vergogne à l’espionnage industriel. En 1933, son « apprentissage » terminé, il s’installe définitivement à Londres, où il ouvre un petit atelier de fabrication de barres chocolatées : Mars Ltd. La même année, il lance la barre Mars, dont la recette n’a quasiment pas changé jusqu’à nos jours. Les débuts sont difficiles. Comme son père avant lui, Forrest doit hypothéquer sa maison et se contenter d’un repas par jour. Excédée par les privations, son épouse décide en 1934 de rentrer aux Etats-Unis avec son fils. Forrest semble décidément condamné à marcher dans les pas de son père. Resté seul, il se dévoue corps et âme à son entreprise, modifiant la composition de la barre Mars pour l’adapter au goût anglais et lançant de nouveaux produits plus ou moins inspirés de ceux de ses concurrents. Surtout, il rachète en 1934 une petite fabrique d’aliments en boîtes pour animaux de compagnie. A coup d’annonces dans les journaux et de publicité radiophoniques, il parvient à convaincre les propriétaires de chiens et chats que les aliments en boîte, encore peu utilisés à l’époque, sont meilleurs et plus pratiques que les aliments en morceaux. Pari réussi : à la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’entreprise, qui fera plus tard fortune avec la marque Whiskas, est déjà le premier fabricant anglais d’aliments pour animaux. Ses bénéfices sont presque totalement réinvestis dans Mars Ltd. qu’il propulse en moins de cinq ans à la troisième place sur le marché anglais.

Lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale, Forrest laisse Mars Ltd. à un collaborateur de confiance et rentre aux Etats-Unis, fermement décidé à y remonter une entreprise. Depuis la mort de son père, il sait qu’il n’a rien à attendre de sa belle-mère qui, avec son frère, tient fermement les rênes de Mar-O-Bar Co. C’est donc vers leur principal concurrent, Hershey, que Forrest Mars va se tourner. L’histoire raconte qu’il se serait présenté un beau matin de 1940 à la porte de l’usine Hershey et qu’il aurait fait demander William Murrie, le patron de l’entreprise, en ces termes : « Dites-lui que Mars veut le voir. » A William Murrie, Forrest propose de monter une affaire commune avec son fils, Bruce Murrie, un jeune homme sans caractère et qui, pour l’heure, se morfond dans une grande banque new-yorkaise. William Murrie n’hésite pas une seconde. Collaborateur de toujours de Milton Hershey, le génial fondateur du géant du chocolat auquel il avait succédé à sa mort, il rêve depuis toujours de fonder sa propre dynastie et développe en la matière un authentique complexe d’infériorité. L’offre de Forrest Mars, pense-t-il, est l’occasion qu’il attend depuis des années. En 1940, avec la bénédiction de William, son fils et Forrest Mars créent donc la société M&M’s _ pour Mars & Murrie _, spécialisée dans la fabrication de bonbons ronds chocolatés inspirés des déjà célèbres Smarties. De la nouvelle société, Forrest détient 80 % des actions et Brice Murrie 20 %.

Pendant quatre ans, le fils unique de Franck Mars n’aura de cesse de faire partir son associé, l’humiliant publiquement, le tyrannisant pour le moindre prétexte, le cantonnant dans le rôle d’un représentant de commerce. En 1944, excédé, Brice Murrie jette enfin l’éponge, cédant au passage ses parts pour une bouchée de pain. Forrest a atteint son but : il est le seul patron à bord. En quelques années, il fera de M&M’s l’un des géants mondiaux de la confiserie, diffusant les fameux bonbons aux dix-huit couleurs dans le monde entier, inventant lui-même le célèbre slogan « Fond dans la bouche pas dans la main « . Cette même année 1944, l’industriel décide de se diversifier dans le riz. Pendant plusieurs mois, il visite des dizaines de plantations partout dans le pays. A l’occasion de l’une de ces tournées, il rencontre un fermier qui répond au prénom de Ben et a aussitôt l’intuition de la marque Uncle Ben’s. Le soir même, le serveur noir du restaurant où il dîne lui donne le visage qui lui manquait. Six mois plus tard, les premières boîtes orange Uncle Ben’s sont lancées. Dix ans encore et elles sont déjà diffusées dans l’Europe entière. Au milieu des années 50, l’ensemble M&M’s, Mars Ltd. et Uncle Ben’s figure parmi les grands groupes alimentaires mondiaux et son fondateur _ surnommé l’Howard Hugues du chocolat _ parmi les hommes les plus riches des Etats-Unis. Tyrannique avec ses collaborateurs, ne tolérant aucun retard, Forrest Mars pratique cependant largement la délégation d’autorité et n’hésite pas à surpayer ses salariés, pourvu que les objectifs soient atteints. Qu’en revanche les ventes fléchissent, et voilà les salaires diminués d’autant ! Accaparé par le développement de ses affaires, l’industriel n’en oublie pas pour autant celles de son père dont il s’estime propriétaire de plein droit. En 1945, la mort de la seconde épouse de Franck lui a permis de prendre 50 % des parts de Mar-O-Bar Co. Au conseil d’administration, il s’oppose de front à la nouvelle direction, contestant la moindre décision et bloquant tout investissement. La guérilla se poursuit jusqu’en 1963. A la faveur d’une succession, Forrest parvient cette année-là à arracher aux actionnaires sa nomination à la tête de l’entreprise. Un an encore et le voilà propriétaire de 100 % des actions. Divisées depuis 1932, les affaires familiales se trouvent à nouveau réunies au sein de la même famille et sous un même groupe, Mars. Pour Forrest, l’heure est désormais venue de penser à sa succession.

De son mariage, l’industriel avait eu deux fils, Forrest Jr. et John, et une fille, Jacqueline. Malgré la fortune de leur père, ils n’ont jamais connu l’enfance dorée à laquelle ils auraient pu prétendre. Modeste, discret _ il refuse toute interview à la presse _, frugal à l’excès, Forrest a banni en effet tout signe extérieur de richesse. En famille, l’industriel s’interdit également tout signe de tendresse, d’émotion ou de fierté, fût-elle légitime. A table, il teste ses enfants avec des problèmes de logique ou de mathématiques, n’hésitant pas à les rabrouer sévèrement en cas d’erreur. La perfection et l’infaillibilité, voilà ce qu’il veut pour ses trois enfants. A sa fille Jacqueline qui se passionne pour les chevaux, il achète ainsi un pur-sang, qu’il revend un an plus tard quand il apprend qu’elle n’est arrivée que deuxième à une course !

Dès 1963, John et Forrest Jr. ont fait leur entrée au sein du groupe Mars. Pendant un peu plus de dix ans, ils travailleront aux côtés de leur père, qui les traitera comme n’importe lequel de ses collaborateurs, ne leur épargnant ni critique ni humiliation. En 1973, estimant sa tâche achevée, Forrest cède à ses fils l’intégralité de ses parts dans l’entreprise, en ayant bien pris soin de prévoir une pilule empoisonnée : l’impossibilité de vendre sans son consentement. Malgré sa retraite, l’entrepreneur ne cessera jamais de garder un oeil sur le groupe qu’il a créé. En 1980, il fondera avec quelques anciens collaborateurs une nouvelle entreprise de chocolats fourrés, Ethel M. Chocolates, qu’il gérera jusqu’à sa mort.

Forrest Jr. et John n’auront ni le génie ni l’aura de leur père… Arrivés à la tête de l’entreprise au moment où ses marchés connaissent un fléchissement brutal, les deux frères se distinguent par un management incohérent. Aussi tyranniques que l’était Forrest, ils n’ont pas l’intelligence de déléguer et s’emploient méthodiquement à décourager toute initiative, se contentant de gérer l’acquis, refusant toute innovation, déplaçant les cadres au gré de leurs caprices. Les résultats ne se font pas attendre : à la fin des années 80, vidé de ses meilleurs éléments, le groupe Mars a perdu plus de 15 % de parts de marché et se situe largement en dessous de son principal concurrent, Hershey. Pour redresser l’entreprise, Forrest et John sont contraints de faire appel, en 1988, à un manager extérieur, Alfred Poe.

A son départ en 1991, pour cause d’incompatibilité d’humeur avec les frères Mars, le groupe a regagné les positions perdues et ouvert de nouveaux marchés, notamment en Chine, en Russie et en Europe de l’Est. Depuis le départ de Poe, Forrest Jr. et John assurent eux-mêmes la direction de Mars. Ils le feront jusqu’à leur retraite dans les années 2000. Toujours contrôlé par la famille fondatrice, le groupe est depuis dirigé par des managers extérieurs.

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