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Ce 12 mai 1887, une foule de curieux et d’amateurs se bousculent dans la salle des Etats, au palais du Louvre, à Paris. Ils sont venus assister à la vente aux enchères du siècle : celle des Diamants de la Couronne, 77.486 pierres et perles, datant pour l’essentiel de la Restauration et du Second Empire. Bien décidée à éradiquer tout souvenir des régimes qui l’ont précédée et à priver d’éventuels prétendants au trône de France de ces joyaux, la République a décidé de les vendre aux plus offrants. Parmi les personnes présentes ce jour-là figure un homme de soixante-quinze ans de belle allure, au front dégarni et à la barbe blanche soignée. Certains, dans la salle, le reconnaissent : il s’agit de Charles Lewis Tiffany, le créateur de la célèbre maison de New York.

Ce n’est pas son premier voyage en France et il a même ouvert un magasin à Paris. Une nouvelle fois, il a décidé de traverser l’Atlantique pour assister à cet événement exceptionnel qui agite tous les joailliers d’Europe. Lorsque la vente s’achève, le 23 mai, Tiffany s’est porté acquéreur d’une partie de la fabuleuse collection. L’Etat français, lui, n’a encaissé que 6 millions de francs. L’énorme quantité de joyaux mis en vente a entraîné une forte dépréciation des prix, avant même le commencement des enchères. Le tout pour la plus grande satisfaction de Charles Tiffany, qui a fait une excellente affaire. A l’affût de ses moindres faits et gestes, la presse américaine ne s’y trompe pas, qui lui confère le surnom de « roi des diamants ». A cette époque, cela fait des années déjà que Charles Lewis Tiffany est une célébrité outre-Atlantique. La bonne société de New York s’arrache littéralement ses créations, qui s’inspirent de la haute joaillerie européenne, notamment française. Visionnaire, l’homme d’affaires a été le premier à comprendre les attentes de l’élite américaine, éprise du luxe et du bon goût parisiens.

Son destin, pourtant, a commencé sous des auspices bien différents, un demi-siècle plus tôt. En 1837, Charles Lewis Tiffany ouvre avec son ami d’enfance John B. Young une modeste boutique sur Broadway. Il a vingt-cinq ans. Né dans le Connecticut, il a connu une enfance privilégiée auprès de sa mère et de son père, un industriel du coton prospère qui possède sa propre manufacture et un magasin général où il vend toutes sortes de produits. C’est là, à quinze ans, qu’après de bonnes études le jeune homme commence sa vie professionnelle. Pendant près de dix ans, il travaille à l’usine et au magasin, acquérant une solide expérience en matière commerciale et financière. Jusqu’à ce jour où, désireux de voler de ses propres ailes, il décide de gagner New York. Le temps d’embarquer John Young dans l’aventure et de convaincre son père de lui prêter 1.000 dollars, et le magasin Tiffany & Young ouvre ses portes.

Souvenirs, cadeaux, petites fournitures de bureau… A dire vrai, la boutique des deux compères ne se distingue guère des innombrables magasins d’articles de fantaisie qui pullulent alors sur Broadway. Résultat : le premier jour, les ventes de Tiffany & Young s’élèvent… à 4,98 dollars. Pas de quoi faire fortune ! Il faut dire que les deux associés, non sans une certaine inconscience, se sont lancés au plus mauvais moment : les Etats-Unis connaissent en effet une grave crise économique, provoquée par l’éclatement d’une bulle spéculative. Pour tirer leur épingle du jeu, les commerçants en sont réduits à multiplier les rabais.

C’est précisément pour ne pas être entraîné dans cette spirale que Charles Tiffany a ses premières idées pionnières. C’est ainsi qu’il décide de mettre en vente des objets « exotiques » – bronzes d’Inde, porcelaines de Chine, services à thé du Japon… – qu’il va se procurer sur les docks du port de New York à des prix défiant toute concurrence. Ces articles font fureur auprès de la nouvelle classe moyenne américaine, alors en plein essor ! C’est également lui qui expose dans la boutique de la cristallerie de Bohême, de l’horlogerie et de l’argenterie et même quelques pièces de joaillerie. Son idée est claire : il s’agit d’offrir aux riches Américains, et notamment aux épouses ou aux filles des « grands fauves » du capitalisme que sont alors John Jacob Astor, Cornelius Vanderbilt ou Joseph Seligman, des produits de qualité, et même de luxe.

Choix judicieux, qui contribue à asseoir la réputation de la jeune maison. Dès le début des années 1840, Tiffany & Young fait figure d’adresse fétiche de la haute société new-yorkaise. N’ayant rien oublié de l’expérience acquise jadis dans le magasin paternel, Charles Tiffany introduit en outre très tôt les nouvelles méthodes commerciales mises en œuvre depuis peu dans les nouveaux grands magasins européens. Chez Tiffany & Young, les prix sont désormais affichés – mettant ainsi fin aux interminables marchandages – et la vente à crédit prohibée. Enfin, un catalogue de vente par correspondance, qui deviendra le célèbre « Blue Book », est introduit dès 1845. C’est le premier aux Etats-Unis. Mais Charles Lewis voit plus loin. Depuis 1841, la maison compte un nouvel associé, J. L. Ellis, un cousin de Charles qui s’y connaît un peu en matière de joaillerie. Avec l’accord de Young, Tiffany a décidé de se focaliser sur ce marché prometteur.

A ce moment, le marché de la joaillerie n’existe pour ainsi dire pas aux Etats-Unis. C’est cette lacune que Tiffany veut combler. Son projet tient en quelques mots : proposer aux riches Américains, dont les fortunes s’envolent depuis la fin de la panique de 1837, des bijoux de luxe. Ou, pour être plus précis, des créations de haute joaillerie. A ses yeux en effet, le « design » de la pièce, l’objet créé, est aussi important, sinon plus, que la pierre ou le diamant qui le constitue. C’est sur cette idée, très nouvelle outre-Atlantique, que va se bâtir le succès de Tiffany. A partir du milieu des années 1840, tandis que Tiffany travaille aux premières collections, John Young sillonne l’Europe pour y acheter des pierres précieuses. C’est notamment lui qui effectue un long séjour à Paris en février 1848. Aux aristocrates paniqués par la proclamation de la République – la IIe – et que gagne la tentation de l’exil, il rachète à bon prix des brassées entières de bijoux de famille. Désossés, ils seront remontés à New York, donnant naissance à des collections Tiffany d’inspiration très française. Convaincue que la France possède un immense potentiel d’achat de pierres, la maison ouvre d’ailleurs un bureau à Paris dès 1850. Un premier magasin suivra plus tard, en 1868, dans le quartier de l’Opéra.

Tiffany, Young & Ellis, comme l’entreprise s’appelle depuis 1841, et pour quelques années encore, a désormais trouvé son positionnement : collections complètes, importance donnée au design, originalité des créations, qualité des produits, présentation soignée, accueil empressé… En 1853, John Young, suivi peu après par Ellis, cède ses parts à Charles Tiffany. Resté seul maître à bord, celui-ci multiplie les initiatives originales. En 1858, il a ainsi l’idée d’acheter une vingtaine de kilomètres de câbles télégraphiques pour célébrer la mise en service de la première liaison sous-marine Etats-Unis – Europe. Débités en morceaux de quelques centimètres enserrés dans des bagues commémoratives en cuivre, ils sont mis en vente à New York. L’emballement du public est tel que la police doit filtrer les entrées dans le magasin !

Ayant compris très tôt l’importance de la publicité, il organise également des événements mémorables. Avec Phinéas Barnum notamment, cet étonnant entrepreneur de spectacles en tout genre. Lors du mariage du Général Tom Pouce, un personnage emblématique du musée vivant de Barnum, Tiffany fait ainsi réaliser un petit attelage complet en argent, calèche et cheval inclus. Des objets commémoratifs sont également conçus pour l’investiture du président Lincoln, en 1861.

Ces créations émerveillent le public, aux Etats-Unis mais aussi en Europe et notamment en France, où Tiffany remporte son premier prix international lors de l’Exposition universelle de 1867. A New York, elles attirent vers le magasin de Broadway un nombre croissant d’acheteurs, représentants de cette classe urbaine moyenne supérieure qui se développe très vite au lendemain de la guerre de Sécession. C’est d’ailleurs pour l’accueillir que Charles Tiffany s’installe en 1870 dans un nouveau magasin situé sur Union Square, à Manhattan. « Le palace des bijoux », s’enthousiasme la presse new-yorkaise le jour de son ouverture ! Il faut dire que le bon goût y est la règle. Attentif aux moindres détails, Charles Tiffany a notamment tenu à ce que tout produit acheté chez Tiffany soit emballé dans une boîte immédiatement reconnaissable, la célèbre « Blue Box », toujours en usage aujourd’hui.

Pendant plus de trente ans encore, l’entrepreneur dirigera la maison qui est alors devenue le principal joaillier des Etats-Unis. A sa mort en 1902, il laisse à ses descendants une fortune de 35 millions de dollars et une affaire très prospère.

 

Illustration. Le pavillon Tiffany & Co lors d’une exposition internationale à New York (années 1870)

 

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