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Elle n’y arrivait plus… La sciure de bois qui servait à protéger les lots de vaisselle dans leurs lourdes caisses expédiées depuis la lointaine Chine se répandait partout dès que l’on déballait les cargaisons. Il y en avait dans tous les coins, sur le sol, sous le comptoir et surtout sur le grand tapis, au centre du magasin, où elle s’accrochait à la maille ! A tenter de la retirer, Anna Bissell passait un temps fou, chaque soir après la fermeture, munie d’un simple balai. Mais il en restait toujours !

Elle avait bien demandé à Melville, son mari, de lui acheter un balai mécanique. Mais celui qu’il avait acquis, une sorte de balai articulé répondant au nom prometteur de « Welcome », n’était d’aucune utilité, laissant au sol la poussière et les fines particules de bois. Anna n’avait dès lors d’autre choix que de sortir le tapis et de le battre dehors, une tâche aussi pénible que fastidieuse. De guerre lasse, elle demanda à Melville, qui bricolait comme personne, de lui fabriquer un modèle de balai mécanique capable d’en finir avec toute cette sciure. Ainsi naquit, en 1876, le balai Bissell, toujours fabriqué aujourd’hui, et toujours par la famille Bissell. Il allait révolutionner la vie d’Anna…

Anna Bissell n’a pas inventé le célèbre balai mécanique qui, sur son segment de marché, reste le leader mondial incontesté. Elle fut en revanche la première femme au monde à devenir PDG d’une grande entreprise. C’était en 1889, lorsque Melville mourut subitement, la laissant seule à la tête de la société qu’ils avaient créée ensemble pour commercialiser le balai mécanique.

Retour à River John, petit village de pêcheurs situé en Nouvelle-Ecosse, dans l’est du Canada. C’est là qu’Anna vient au monde en 1846. Elle est la fille d’un patron pêcheur qui, sans être riche, connaît une certaine aisance. De son enfance, nous ignorons presque tout. Nous savons seulement que sa famille quitte le Canada alors qu’elle est encore enfant pour s’installer aux Etats-Unis, à Du Père, dans le Wisconsin, au bord du Lac Michigan, où son père travaille sans doute dans le secteur de la pêche. La jeune Anna y reçoit une solide éducation qui lui permet de devenir institutrice. Nous sommes en 1862, et elle a tout juste seize ans.

Trois ans plus tard, elle fait la connaissance de Melville Reuben Bissell, un jeune garçon de trois ans son aîné. Né à Hartwick, dans l’Etat de New York, en 1843, cet ancien apprenti boulanger a ouvert une épicerie à Kalamazoo, dans le Michigan. Il y vend toutes sortes d’articles, dont de la vaisselle. Quand et dans quelles circonstances les deux jeunes gens se sont-ils rencontrés ? Nous l’ignorons. En 1865, les voilà en tout cas mariés. Anna a dix-neuf ans et Melville vingt-deux. Le couple aura quatre enfants.

Dans la petite boutique de Kalamazoo, les deux époux travaillent ensemble, elle tenant le comptoir, lui faisant la vente et s’occupant des assortiments. Dans ces Etats-Unis en pleine croissance depuis la fin de la guerre de Sécession, les affaires sont prospères si bien qu’en 1869, les Bissell déménagent à Grand Rapids, une importante ville spécialisée dans l’industrie du bois et la fabrication de meubles, située à 80 kilomètres de Kalamazoo.

Implanté en centre ville et employant quelques commis, leur magasin vend des articles de table et de la vaisselle. Une vaisselle venue de Chine et qui rencontre un franc succès auprès de la bourgeoisie et des classes moyennes de Grand Rapids. Homme d’affaires avisé, Melville réinvestit une partie de l’argent gagné dans l’achat de lots de terres qu’il revend au fur et à mesure de l’expansion de la ville, empochant à chaque fois de confortables bénéfices. Tout irait donc pour le mieux pour les époux Bissell, s’il n’y avait cette sciure qui agace tant Anna et qui l’oblige à un surcroît de travail. Jusqu’à ce jour de 1876 où Melville trouve enfin la solution.

Par rapport aux procédés existants – le premier balai mécanique a été inventé en 1811 par un Anglais du nom de James Hume -, l’engin mis au point par Melville est d’une grande simplicité et, surtout, d’une redoutable efficacité : deux brosses rotatives fixées sur des rouleaux de bois ramassent et projettent les saletés à l’intérieur d’une boîte en bois fermée par un capot qui peut être vidée très facilement. Très occupé par son magasin et ses transactions foncières, Melville Bissell, curieusement, ne songe guère à gagner de l’argent avec son invention. A ses yeux, celle-ci n’est là que pour faciliter la vie de son épouse. Anna pense tout autrement.

Pour en fréquenter beaucoup, elle sait en effet que les femmes des commerçants de Grand Rapids sont toutes confrontées au même problème, celui du nettoyage de leur magasin, et qu’il existe donc un véritable besoin pour un appareil efficace comme celui créé par son mari. C’est elle qui, dès 1876, convainc Melville de déposer des brevets pour protéger son balai puis d’en développer la production. Les choses, on s’en doute, commencent modestement.

La fabrication des brosses est confiée à des ouvrières rurales qui travaillent depuis chez elles, dans les villages des environs ; chaque semaine, Anna fait le tour des fermes pour récupérer leur production et la ramener à Grand Rapids. Quant à la réalisation des boîtes et au montage des balais, ils sont réalisés par une poignée d’ouvriers, installés au second étage du magasin des Bissell et placés sous la supervision de Melville. Le reste du temps, les deux époux font du porte-à-porte, se partageant chacun le côté d’une rue et visitant une à une les boutiques pour faire la promotion du balai mécanique.

C’est un succès. Les premiers mois, le balai Bissell, vendu 1,50 dollar pièce, s’écoule à 30 exemplaires par jour. De nouveaux ouvriers doivent être embauchés, rognant un peu plus sur les espaces du magasin. A la fin des années 1870, les Bissell doivent même recruter un comptable. Heureuse initiative : à ses employeurs, Claude Hopkins – c’est son nom – suggère en effet de remplacer, dans les brochures commerciales qu’Anna et Melville distribuent dans toute la ville, les schémas et les explications techniques par un slogan mettant en avant la qualité des bois – érable, acajou, noyer – avec lesquels le balai est produit, gage d’une solidité et d’une esthétique à nulle autre pareille.

C’est également Kopkins qui a l’idée de lancer une édition limitée réalisée en bois exotique « acheminé à dos d’éléphant depuis la jungle indienne ». Grâce à ces initiatives pionnières, les ventes s’envolent : au début des années 1880, près de 200 balais mécaniques sortent chaque jour du « magasin » de Grand Rapids, désormais entièrement dédié à cette activité.

Pour Anne et Melville, le moment est venu de franchir une nouvelle étape. En 1883, ils créent la société anonyme Bissell, dotée d’un capital de 150.000 dollars, et construisent dans les faubourgs de Grand Rapids une usine de cinq étages pour la production des balais. Entre les époux, les tâches sont clairement réparties : tandis que Melville s’occupe des fabrications – l’indispensable Hopkins se chargeant, lui, de la promotion et de la comptabilité – Anna se consacre au développement commercial.

Toujours sur les routes ou dans les trains, elle sillonne le Midwest et les Etats de la côte Est, plaçant les produits de la firme chez tous les détaillants et dans les grands magasins qui ont vu le jour dans les villes américaines depuis quelques années. Elle négocie elle-même directement avec les services d’achat de ces établissements, une exception alors pour l’époque. Elle y fait montre d’un sens de la négociation et d’une agressivité commerciale qui surprennent ses interlocuteurs. C’est grâce à elle que le célèbre Bissell sort de son pré carré pour se diffuser dans une grande partie du pays et même plus loin, au-delà des océans.

C’est alors que survient le drame. En 1889, Melville meurt subitement, emporté par une pneumonie à l’âge de quarante-cinq ans. Céder l’entreprise à un concurrent, comme le lui conseille une partie de son entourage ? Impensable pour Anna, qui décide au contraire de prendre les rênes de la société et de poursuivre l’aventure. C’est ainsi qu’elle devient, cette même année 1889, PDG de la Bissell Company, qui emploie alors plusieurs centaines de salariés dans son usine de Grand Rapids, produit plus de 1.000 balais par jour, dispose de bureaux de vente dans de nombreuses villes américaines et dont les produits sont exportés au Canada, mais aussi en France et en Grande-Bretagne. Elle est la première femme de l’histoire à occuper une telle fonction.

Elle dirigera la société jusqu’au milieu des années 1920, attendant d’avoir près de quatre-vingts ans pour transmettre le flambeau à son fils Melville Bissell Jr ! « Elle étudie les affaires quand d’autres femmes se contentent d’apprendre le français », dira d’elle un journaliste avec admiration. Durant son « règne » de trente-cinq ans, la Bissell Company change profondément. C’est alors que le nom de Bissell devient une véritable marque internationale. A la veille de la Première Guerre mondiale, l’entreprise a ouvert des bureaux de vente dans 22 pays et édifié de nouveaux sites de fabrication à Toronto, Londres et Paris.

La dirigeante est sur tous les fronts, améliorant sans cesse le produit inventé jadis par son mari – les rouleaux en bois sont par exemple remplacés par du cuivre – accordant une importance particulière à la qualité du produit, surveillant la fabrication, la promotion, les ventes et, bien sûr, les aspects financiers. C’est elle qui décide, à la fin des années 1910, d’introduire la fabrication en série et la standardisation des pièces dans son usine de Grand Rapids, accélérant par contrecoup les opérations et réduisant sensiblement les coûts de production. Une révolution industrielle mise en oeuvre peu avant la Première Guerre mondiale par Henry Ford dans son usine de Detroit, qui a sans doute servi de modèle à Anna Bissell.

Pionnière de l’industrie moderne, celle-ci l’est aussi sur le plan social : elle est ainsi l’un des premiers dirigeants d’entreprise américains à créer un plan de retraite et une assurance-maladie pour ses employés. Elle finance par ailleurs de nombreuses oeuvres philanthropiques, comme la Croix Rouge américaine, dont elle est membre du comité exécutif, et l’Union Benevolent Association, qui finance la construction d’hôpitaux.

A Grand Rapids, elle institue également un programme de formation destiné aux femmes pauvres et aux immigrantes. Lorsqu’elle se retire, un nouveau marché est en train de se développer, attisant la concurrence entre les fabricants : l’aspirateur électrique. Ce sera à Melville Jr qu’il appartiendra de relever ce défi. Anna, elle, meurt en 1943 à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.

 

Illustration : Anna Bissell faisant une démonstration du célèbre balai Bissell

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