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La prophétesse du plastique ! » Ce 17 avril 1954, une femme élégante d’une quarantaine d’années, vêtue avec soin et au regard rieur, fait la une du magazine américain « Business Week ». Une première dans l’histoire du périodique ! Posant fièrement une boîte plastique à la main – l’une de ces fameuses boîtes Tupperware qu’elle vend désormais par dizaines de milliers -, Brownie Wise, car c’est d’elle qu’il s’agit, a droit à sept pages intérieures. Son parcours, ses méthodes de vente, ses idées sur le rôle des femmes, ses passions, ses envies et ses rêves : pour la première fois, le grand public américain entend parler de cette femme qui, en quelques années, a révolutionné les pratiques commerciales en usage outre-Atlantique, faisant d’un très modeste fabricant de boîtes plastiques un géant industriel présent sur tout le territoire américain. Sa botte secrète ? Les fameuses « home parties », ces réunions de vente organisées chez et par des maîtresses de maison et qui ont littéralement fait décoller les résultats de la Tupper Plastic Company.

Rien, pourtant, ne destinait Brownie Wise à devenir la grande prêtresse des boîtes plastiques. Née en 1913 dans un milieu plutôt modeste, elle épouse en 1936 un ingénieur automobile qui travaille à l’usine Ford de Detroit, homme alcoolique et violent dont elle divorce cinq ans plus tard. Sans revenus, elle s’installe avec sa mère et son jeune fils dans les faubourgs de la ville et trouve un poste de secrétaire de direction chez le constructeur aéronautique Bendix. A ses heures perdues, elle tient une petite rubrique féminine dans le journal local où, sous le pseudonyme d’Hibiscus, elle décrit un monde idéal baptisé « Lovehaven » – le refuge de l’amour -, habité par un couple parfait dont le mari répond au prénom de Coeur. Plus tard, devenue directrice des ventes de Tupperware, Brownie Wise se souviendra de cette expérience et enverra à ses clientes des lettres présentant l’univers Tupperware comme un petit monde clos favorisant l’épanouissement social et professionnel des femmes américaines.

Le destin de cette femme finalement très ordinaire bascule vraiment en 1947. Cette année-là en effet, en quête de revenus supplémentaires, Brownie Wise postule pour un poste de vendeuse chez Stanley Home Products. Fondée en 1933, en pleine crise économique, cette société a bâti son succès sur l’organisation de réunions de démonstration et de vente directement chez les particuliers, un système apparu aux Etats-Unis dans les années 1920. L’ancêtre lointain des « Tupperware home parties », en somme, avec cependant une différence de taille : démonstrateurs et vendeurs sont des salariés de l’entreprise. Produits d’entretiens, produits pour la maison, produits de beauté… A travers un catalogue qu’elle enrichit constamment, la Stanley Home Products propose toute une série d’articles dont elle assure elle-même la commercialisation. Afin de toucher les ménagères frappées par la crise, la société a pris le parti de les contacter directement chez elles, un moyen de vendre moins cher et de répondre très précisément aux attentes des consommateurs. Couronné de succès, ce modèle s’est fortement développé pendant la guerre et au lendemain du conflit, avec le retour dans leur foyer des femmes mobilisées dans les usines. Le fondateur de la société, Frank Stanley Beveridge, a même édité à l’intention de ses vendeurs et vendeuses un petit fascicule sur le comportement à avoir lors des séances à domicile. « [Le vendeur] aime l’humanité. Il aime les gens. Il est amical. Il a du courage et travaille beaucoup. Il est authentique et ne cherche pas à faire des mauvais coups », peut-on notamment y lire. A la poursuite d’un monde idéal depuis ses malheurs conjugaux, d’une énergie infatigable, Brownie Wise trouve sans problème sa place au sein de l’entreprise, quittant très vite son poste de secrétaire chez Bendix pour se consacrer exclusivement à sa nouvelle mission. Avec la foi d’une néophyte, elle multiplie les visites à domicile et les records de vente. Remarquée par Frank Stanley Beveridge, elle devient alors responsable des équipes commerciales de Detroit. A leur intention, elle édite une petite lettre remplie de conseils de bon sens et de préceptes moralisateurs. « Go-Getter » – « Le Fonceur » – : tel est le nom de cette publication qu’elle reprendra lors de son passage chez Tupperware.

A la fin des années 1940, Brownie Wise a enfin réalisé ce rêve secret qui l’habite depuis des années et qui, un jour, se retournera contre elle. Elle est devenue quelqu’un, membre actif et reconnu d’une communauté professionnelle qu’elle considère un peu comme sa famille. C’est alors que l’un de ses vendeurs lui parle d’un produit qu’il a vu dans un grand magasin de Detroit et qui, à ses yeux, pourrait tout à fait trouver sa place dans le catalogue de la Stanley Home Products : des récipients et des bols en plastique vendus sous le nom de Tupperware. Leur inventeur est un certain Earl Tupper. Il a connu une vie peu banale. Né en 1907 dans un milieu très modeste du New Hampshire, totalement autodidacte, il a, depuis son plus jeune âge, multiplié les inventions, certaines parfaitement inutiles : fixe-chaussettes, protection pour se teindre les sourcils, machine pour laver les poulets, cornets de glace équipés d’un procédé anti-gouttes… Animé par une volonté de fer et par une éthique protestante de valorisation du travail, fasciné par la modernité et convaincu que son rôle sur terre est d’améliorer le sort des masses, il a tâté de tout, connaissant plus d’échecs que de succès, se reconvertissant même en arboriculteur durant la crise des années 1930 afin de faire vivre sa famille.

Sa chance a fini par tourner en 1937 lorsqu’il a été recruté par une filiale de la firme chimique Du Pont de Nemours. C’est là qu’il s’est familiarisé avec le polyéthylène, un plastique performant et résistant inventé quelques années plus tôt. Doté d’un flair peu commun, il a vite compris tout le parti qu’il pouvait tirer de ce matériau. A l’heure où les ménagères se contentent, pour stocker leurs produits alimentaires, de récipients de bois ou de métal qu’elles glissent ensuite dans leur réfrigérateur – dont les premiers modèles grand public datent de 1918 -, le plastique, pense Earl Tupper, permettrait de concevoir des récipients propres, résistants et totalement étanches. En 1939, convaincu de tenir l’invention du siècle, il a fondé la Tupper Plastic Company avant de mettre au point, en 1942, ses premiers récipients, baptisés « Tupperware ». D’emblée, le choix d’un matériau moderne a assuré à ces derniers un positionnement haut de gamme, suscitant l’enthousiasme des professionnels du design industriel. En 1956, le Tupperware sera même exposé au musée d’Art moderne de New York. Encouragé, Earl Tupper a alors multiplié les circuits de distribution, des quincailleries de quartier aux magasins prestigieux des grandes villes. Avec des résultats, hélas, plus que décevants. L’inventeur a beau se démener, les ventes se refusent à décoller.

Lorsque, à la fin des années 1940, Brownie Wise entend parler par l’un de ses vendeurs des produits de la Tupper Plastic Company, cela fait quelques mois déjà que Earl Tupper a décidé, pour développer les ventes, de tester le porte-à-porte. Mettant en avant des motivations économiques et hygiéniques – conserver les restes dans de bonnes conditions grâce au couvercle hermétique -mais aussi le plaisir, pour les maîtresses de maison, d’offrir des repas dans une vaisselle pastique très tendance, ses équipes de vente ont obtenu des résultats encourageants. Mais rien de bien décisif encore. A Detroit, de son côté, Brownie Wise a décidé d’intégrer les Tupperware au catalogue de la Stanley Home Products et d’en faire la promotion active lors des réunions de démonstration et de vente à domicile, comme elle le fait déjà pour les autres gammes de produits. Le succès est immédiat : en l’espace de quelques mois, les ventes de bols et d’assiettes sont multipliées par dix ! Au Massachusetts où il a son siège et où il épluche chaque jour les chiffres, Earl Tupper a vite fait de remarquer les performances enregistrées sur la région de Detroit dues, lui dit-on, à une commerciale de choc. L’inventeur n’hésite pas. En 1950, il lui propose de rejoindre la Tupper Plastic Company et de prendre en charge les ventes sur l’ensemble de la Floride. Brownie, qui vient de se voir refuser une promotion pourtant bien méritée et qui croit au potentiel des Tupperware, accepte aussitôt. Elle va totalement transformer les destinées de la petite société.

Le projet de Brownie Wise est proprement révolutionnaire : elle veut bâtir en Floride un vaste réseau de vente et de démonstration à domicile. Mais un réseau – là est la vraie nouveauté -dont les animateurs ne seraient pas des commerciaux salariés, comme c’était le cas chez Stanley Home Products, mais les maîtresses de maison elles-mêmes ! Elles organiseront, chez elle, des « home parties » où elles convieront amies et relations pour de grandes séances de vente ! Idée géniale ! Intuitive, Brownie a en fait très bien perçu les mutations en cours au sein de la société américaine. Au début des années 1950, les grandes villes des Etats-Unis se couvrent de banlieues. La majorité des femmes qui y vivent ne travaillent pas et se sentent isolées. En quête de nouvelles formes de sociabilité, elles doivent également faire de longs trajets pour acheter ce dont elles ont besoin, les magasins étant encore rares dans les zones périurbaines. A ces femmes qu’elle propose d’enrôler sous sa bannière, Brownie Wise offre un travail, qu’elles mènent à leur rythme, un revenu sous forme de pourcentage sur les ventes, qui leur permet de se sentir autonomes, et une vraie sociabilité de quartier.

Les résultats sont stupéfiants ! Ils le sont tellement qu’en 1951 Brownie Wise est nommée directrice des ventes de la Tupper Plastic Company. Durant les six années qui suivent, elle bâtit une organisation remarquable fondée sur une chaîne de vente au bout de laquelle se trouve l’hôtesse, maillon essentiel du dispositif. En 1957, elles sont déjà 20.000 ! Elles sont la force de frappe de la compagnie, mettant à sa disposition leurs maison et leurs connaissances. Pour les motiver et les récompenser, Brownie Wise a multiplié les nouveautés : cadeaux personnels et voyages pour les plus méritantes, séminaires à Hawaii et grand-messe annuelle, diffusion d’une lettre « Go-Getter ». Sous la houlette de Brownie, les hôtesses deviennent une grande famille où la saine émulation, le don de soi, le sens de l’accueil et la performance sont les critères décisifs.

Jalousie plus ou moins consciente ? Querelle d’ego ? Quoi qu’il en soit, Earl Tupper commence à s’inquiéter de la place prise par sa directrice des ventes. Il faut dire que Brownie a multiplié les maladresses. Enivrée par son succès, elle a donné plusieurs interviews à la presse – dont celle à « Business Week » -et même publié un livre, se présentant à chaque fois comme le principal artisan du succès de l’entreprise et « oubliant » de citer Earl Tupper. Installée en Floride, où celui-ci a mis à sa disposition une belle villa de bord de mer, elle considère la région comme son fief, prenant des initiatives sans en référer à son patron, modifiant à sa guise l’organisation de la chaîne des ventes. Les choses auraient peut-être pu se tasser s’il n’y avait eu ce regrettable incident de l’été 1957 : un séminaire organisé sur une petite île au large de la Floride où Brownie a invité pas moins de 1.200 personnes, faisant exploser les frais, une tempête soudaine nécessitant une évacuation urgente, des bateaux en nombre insuffisant, la panique et, pour finir, des dizaines de blessés, dont certains sérieusement. Cette même année, à la suite d’une bataille juridique assez pénible, Brownie Wise est licenciée. Elle touche, en tout et pour tout, un an de salaire.

Elle tentera de se relancer en créant sa propre société de vente à domicile. Mais sans beaucoup de succès. Elle trouvera finalement un poste dans une entreprise de vente à domicile de produits de beauté et mourra, presque totalement oubliée, en 1992. Quant à Earl Tupper, il vend sa société en 1958 à la Rexall Drug Company pour 16 millions de dollars. Retiré sur une île du Costa Rica, il y mourra en 1982, lui aussi dans l’obscurité.

 

Illustration. Brownie Wise lors d’une « Tupperware Party »

 

 

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