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La France serait-elle prête à abandonner toute influence sur Mossoul en échange d’un mandat sur la Syrie ? »
– « Oui, mais à condition de se voir accorder des droits sur le pétrole. »
En ce mois de décembre 1918, c’est à un véritable marchandage sur le dos des Turcs que se livrent, à Londres, Georges Clemenceau, le président du Conseil français, et son homologue anglais, Lloyd George. Deux ans plus tôt, alors que la guerre faisait rage, Français et Anglais s’étaient déjà entendus pour se partager les dépouilles de l’Empire ottoman. Par les accords Sykes-Picot de 1916, il avait été décidé que la région de Mossoul, en Mésopotamie (l’actuel Irak), serait placée sous influence française. Une concession que les Anglais n’avaient pas tardé à regretter. Tout indiquait en effet que la région regorgeait de pétrole. Et sur ce pétrole, la Grande-Bretagne estimait avoir une « option » depuis la création, en 1912, de la Turkish Petroleum Company (TPC), fondée pour exploiter les gisements mésopotamiens. L’un des principaux actionnaires de la TPC n’était-il pas l’Anglo-Persian, lui-même contrôlé majoritairement par le gouvernement anglais ? En clair, la Mésopotamie devait rester une affaire anglaise. C’est cette analyse qui avait poussé Lloyd George à proposer, au lendemain de l’armistice, un nouveau deal à Georges Clemenceau. Mossoul contre la Syrie : les termes de l’échange, en apparence, semblaient équilibrés. En réalité, les Anglais tiraient remarquablement bien leur épingle du jeu. A leurs yeux, toute la Syrie ne valait pas une goutte de pétrole irakien…


Mais si, en décembre 1918, Georges Clemenceau accepte de laisser aux Anglais la région de Mossoul, il n’est pas prêt pour autant à renoncer au pétrole irakien. Qu’il était loin le temps où le président du Conseil pouvait répondre ironiquement, à ceux qui lui parlaient de pétrole : « Lorsque j’ai besoin d’huile, je vais chez mon épicier ! » C’était avant 1914. La guerre, depuis, avait tout bouleversé. Elle avait mis en lumière le caractère stratégique du pétrole et, surtout, souligné la dépendance dramatique dans laquelle se trouvait la France pour ses approvisionnements en or noir. En 1917, Clemenceau avait même dû se fendre d’un télégramme alarmiste au président des Etats-Unis, Wilson : « Si les Alliés ne veulent pas perdre la guerre, il faut que la France combattante, à l’heure du suprême choc germanique, possède l’essence, aussi nécessaire que le sang dans les batailles de demain. » La France obligée de mendier aux Américains le pétrole indispensable à ses camions, ses avions et ses chars ! Suprême humiliation qui avait achevé de convaincre Georges Clemenceau. A la fin de la guerre, celui-ci était bien décidé à rattraper le temps perdu…

La France absente

Non pas que la France, à ce moment, soit totalement dépourvue d’industrie pétrolière. Dès la fin du XIXe siècle, d’audacieux entrepreneurs s’étaient lancés dans l’aventure de l’or noir, à l’image d’Alexandre Deutsch de la Meurthe. En 1877, cet industriel originaire d’Alsace spécialisé dans la fabrication d’huiles végétales et de graisses industrielles avait fondé, avec ses fils Henry et Emile, la société Les Fils de A. Deutsch de la Meurthe et Compagnie qui disposait de deux raffineries, en Normandie et en Gironde. Au même moment ou presque, une autre affaire familiale, la société Desmarais Frères, elle aussi issue du traitement des huiles végétales, s’était orientée vers le pétrole, créant des raffineries en Russie, en Roumanie, en Galicie et en Espagne. Mais ces expériences ne pesaient pas bien lourd face aux majors étrangères.

Plus grave, la France avait totalement délaissé la production pour se concentrer exclusivement sur le raffinage et le négoce du pétrole d’importation. Résultat, elle était totalement absente des grands champs pétroliers où se jouait l’avenir du secteur. Elle n’était présente ni aux Etats-Unis, où régnait en maître la Standard Oil, ni en Russie, chasse gardée des Nobel et des Rothschild, ni en Perse, dont l’Anglo-Persian avait commencé à exploiter les gisements, ni en Orient, place-forte de la Royal Dutch Shell, ni même en Mésopotamie, où la création de la Turkish Petroleum Company s’était décidée sans elle. En somme, elle n’était nulle part ! Pire encore ! Les groupes étrangers avaient fini par venir la concurrencer sur son propre terrain. Au tournant du siècle, la Standard Oil et la Vacuum Oil avaient ainsi ouvert des activités de négoce sur le territoire. En 1921, les fils d’Alexandre Deutsch de la Meurthe devaient eux-mêmes choisir de s’associer avec le groupe Royal Dutch Shell pour créer la société des Pétroles Jupiter.


A la fin de la Première Guerre mondiale, la France, faute d’avoir pris conscience du caractère stratégique de l’or noir, faute aussi d’une véritable mobilisation industrielle – les fils d’Alexandre Deutsch de la Meurthe se passionnent pour l’automobile et l’aviation naissantes mais ne cherchent guère à sortir des frontières de l’Hexagone -, faute enfin de capitaux, est donc un nain dans le monde du pétrole. C’est cette position peu enviable que Georges Clemenceau est décidé à changer. Comme souvent en France, l’urgence de la situation et la nécessité de mobiliser rapidement d’importants capitaux vont pousser l’Etat à intervenir massivement dans le jeu. Pour autant, il y a loin de la coupe aux lèvres ! Les discussions de décembre 1918 entre Clemenceau et Lloyd George se sont en effet déroulées sur un mode très informel et n’ont donné lieu à aucun traité. Il en découle, dans les deux années qui suivent, une véritable foire d’empoigne entre les alliés d’hier, bien décidés à faire valoir leurs droits.

En avril 1920, après des mois de récriminations réciproques, un accord est enfin trouvé. Par le traité de San Remo, la France se voit reconnaître une participation de 25 % dans le capital de la Turkish Petroleum Company – qui sera un peu plus tard rebaptisée Irak Petroleum Company. Ces 25 % correspondent en fait à l’ancienne participation de la Deutsche Bank dans la Turkish, mise sous scellés par les Anglais pendant la guerre. Les Français, en somme, récupèrent les dépouilles des Allemands. Un homme, dans l’affaire, a joué un rôle clef : Calouste Gulbenkian, monsieur « Cinq Pour Cent », l’incontournable arrangeur d’affaires dans l’univers du pétrole. C’est en grande partie lui qui, depuis sa suite de l’Hôtel Ritz, a conçu et exécuté ce savant montage…

Une affaire complexe

Reste à présent à organiser la participation française dans la Turkish Petroleum Company. L’affaire, d’emblée, s’annonce complexe. Dépourvue d’industrie pétrolière, la France, en effet, hésite : monopole d’Etat ou initiative privée ? La question donne lieu à de nombreux débats à la Chambre entre les partisans du libéralisme et les adeptes d’une nationalisation du secteur, au premier plan desquels se trouvent les socialistes. Il faut également compter avec les grandes majors du pétrole qui, en coulisses, lorgnent sur la participation française. Ainsi en 1920, Calouste Gulbenkian propose aux autorités françaises un schéma de son crû : apporter les 25 % de la France dans la TPC à une nouvelle société qui serait détenue à hauteur de 51 % par la Royal Dutch Shell et à 49 % par la Banque de l’Union Parisienne. Mais la ficelle est un peu grosse : à Paris, il n’échappe à personne qu’un tel schéma donnerait au groupe anglo-hollandais, déjà propriétaire de 25 % des parts de la Turkish, une position prépondérante au sein de cette dernière, réduisant ainsi les Français à jouer le rôle de figurants. Le projet de Calouste Gulbenkian est donc retoqué…

La solution, c’est finalement Raymond Poincaré qui la trouve. Président du Conseil depuis 1922, il n’est pas partisan du monopole. Mais il ne veut pas non plus d’une société contrôlée par des intérêts étrangers. Son idée : créer une entreprise purement française et, pour cela, attirer des investisseurs hexagonaux. Tâche difficile, il le sait, qui nécessite d’avoir un homme de confiance capable de réunir tous les acteurs concernés autour d’une table. Cet homme, le président du Conseil l’a déjà choisi : il s’appelle Ernest Mercier. Il va être le grand artisan de la naissance de la Compagnie Française des Pétroles, ancêtre direct de l’actuel groupe Total.
L’homme qui s’apprête, en ce début des années 1920, à porter les ambitions françaises dans le pétrole a tout du parfait technocrate. Né en 1878 à Constantine, en Algérie, envoyé en France pour y suivre ses études, il est sorti dans les premiers de l’Ecole normale supérieure et de l’Ecole polytechnique. Ayant choisi de faire carrière dans la marine, il a été affecté, en 1899, à l’arsenal de Toulon, dont l’archaïsme du réseau électrique a éveillé son intérêt pour les questions électriques. Les idées originales qu’il a développées dans ce domaine lui ont valu d’être envoyé à Paris par ses supérieurs pour y suivre les cours de l’Ecole supérieure d’électricité. A son retour à Toulon, il a mené à bien la modernisation de l’arsenal avant de rejoindre le ministère de la Marine. C’est là qu’il rencontre Albert Petsche, le patron de la Société Lyonnaise des Eaux et de l’Eclairage. Séduit par la rigueur d’Ernest Mercier et par ses conceptions visionnaires, il lui propose, en 1912, de rejoindre le groupe de Messine, un club de réflexion sur l’industrie électrique dont il est l’un des principaux animateurs et qui travaille alors à la création d’un grand réseau en région parisienne. Ernest Mercier joue ainsi un rôle clef dans la création, en 1919, de l’Union d’Electricité, qui regroupe les principales sociétés d’électricité de la région parisienne. Les années passées au sein du groupe de Messine lui permettent également de nouer d’utiles contacts. Avec les grandes banques françaises et les entreprises industrielles qu’elles contrôlent, d’abord. Mais aussi avec Louis Loucheur, ministre de la Reconstruction au lendemain de la guerre. C’est par son intermédiaire qu’Ernest Mercier est mis en contact avec Raymond Poincaré.

Pari audacieux

Un industriel pas tout à fait comme les autres. Un homme de réseau mais aussi un spécialiste de l’organisation industrielle : telles sont les principales raisons qui poussent le président du Conseil à choisir Ernest Mercier pour organiser la participation française dans le pétrole mésopotamien. En 1923, l’industriel est officiellement chargé de constituer la compagnie pétrolière française que les pouvoirs publics appellent de leurs voeux. Un an plus tard, en mars 1924, naît la Compagnie Française des Pétroles (CFP), dont Ernest Mercier devient le premier président. Société privée, elle a pour actionnaires les principales banques françaises ainsi que les grandes sociétés françaises de négoce de produits pétroliers. Son principal actif est constitué des 25 % dans la Turkish Petroleum Company.


Confier à une entreprise privée la défense des intérêts énergétiques français : le pari de Raymond Poincaré et d’Ernest Mercier ne manquait pas d’audace. Pour autant, il ne met pas fin aux débats qui, depuis 1918, agitent la Chambre. La découverte des premiers gisements dans la région de Kirkouk, en 1927, vient à point nommé donner de l’eau au moulin des partisans du monopole. Maintenant que la CFP est assurée de recevoir du pétrole irakien, n’est-il pas préférable de la nationaliser afin de préserver les intérêts du pays, argumente-t-on à gauche. Discussions et projets de loi se succèdent jusqu’en 1931. En juillet de cette année-là, une loi donne à l’Etat 35 % du capital de la CFP. Une solution de compromis, habilement négociée par Ernest Mercier, qui n’a pas hésité à mettre sa démission dans la balance pour éviter une mainmise totale des pouvoirs publics sur la société qu’il préside. L’Etat restera actionnaire de l’entreprise – rebaptisée Total-Compagnie Française des Pétroles en 1985 – jusqu’au milieu des années 1990.


La France peut être satisfaite. Grâce à Raymond Poincaré et à Ernest Mercier, elle dispose d’un accès à la principale région productrice de pétrole brut du monde. Sous la houlette d’Ernest Mercier, la CFP se développe rapidement dans les années 1930, menant ses propres efforts d’exploration en Colombie et au Venezuela, édifiant deux importantes raffineries à Gonfreville, près du Havre, et à Martigues, sur les bords de l’étang de Berre, créant même sa propre compagnie de transport maritime pour convoyer le brut d’Irak vers la France. Développer des activités pétrolières intégrées : telle est la stratégie d’Ernest Mercier. En décembre 1940, l’industriel est contraint d’abandonner ses différents mandats afin de se mettre en conformité avec la législation anti-juive de Vichy. En 1927, à la mort de sa première femme, il a en effet épousé Marguerite Dreyfus, la nièce du capitaine Alfred Dreyfus. La paix revenue, il est élu président du Comité français de la Chambre de commerce internationale et participe à divers conseils d’administration. Il meurt en 1955.