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1519, Tenochtitlan, actuel Mexico. Hernan Cortes peut-il se douter que le breuvage chaud que lui offre l’empereur aztèque Moctezuma, ce « cacahualt » (« boisson des dieux ») concocté à partir de fèves de cacao, conquerra un jour le monde ? Décidément malchanceux, Christophe Colomb, vingt-cinq ans plus tôt, avait jeté par-dessus bord les fèves que lui avaient offertes les Amérindiens, les prenant pour de vulgaires crottes de chèvre ! Cortes, lui, prend soin de les rapporter à la cour d’Espagne, où les fèves ont l’heur de plaire à Leurs Majestés. Le chocolat est alors réputé pour ses vertus pharmacologiques. En France, où il arrive en 1615 dans les bagages d’Anne d’Autriche, fille du roi d’Espagne Philippe III, médecins et apothicaires le recommandent pour les maux de tête, la fatigue et autres « langueurs », tout en mettant en garde contre ses effets secondaires ! Au XVIIIe siècle encore, alors que le chocolat s’est répandu dans toute l’Europe et est devenu un plaisir pour gastronomes avertis et fortunés, les hommes de l’art continuent de disserter sur les mérites et les dangers des préparations à base de fèves de cacao. Alors que, pour certains, son pouvoir nutritif est des plus bénéfiques, pour d’autres, au contraire, il provoque gonflements et ballonnements. Bu en trop grande quantité, affirment ses détracteurs, le chocolat pousserait même à tous les excès…

Car le chocolat, à ce moment et depuis toujours, ne se mange pas mais se boit. Broyées, les fèves de cacao donnent une pâte que l’on dilue dans de l’eau chaude avant de servir. Sans doute cette pâte peut-elle être consommée sous forme de rochers, de pastilles ou de petits gâteaux. Le fait est avéré depuis les années 1670. Mais la pâte de cacao devenant très dure une fois sèche, ces préparations n’ont guère les faveurs du public.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’usage veut que l’on ajoute à la boisson issue du broyage des fèves toutes sortes d’ingrédients destinés à en rehausser le goût : sucre, mais aussi poivre, anis, poudre de roses blanches, cannelle, pois de campêche, musc, ambre gris, muscade, clous de girofle et rhubarbe ! Au milieu du XVIIIe siècle, dans les nombreux « chocolate houses » de Londres – le premier établissement a ouvert en 1657 –, on sert le chocolat dans un verre de vin de Madère échauffé, mélangé à un jaune d’oeuf afin de l’épaissir et de lui donner plus d’onctuosité. Le breuvage varie en fait d’un pays à l’autre, en fonction des goûts locaux et de l’imagination des préparateurs.

Il faut attendre 1828 pour voir se produire une première innovation, fondamentale. Cette année-là, le chimiste et industriel hollandais Conrad Van Houten découvre en effet le moyen de fabriquer de la poudre de cacao. En utilisant une presse hydraulique de son invention, il a obtenu une sorte de beurre de cacao qui, durci sous forme de pain, peut ensuite être réduit en poudre très fine. C’est l’acte de naissance du chocolat en poudre. A partir de la fabrique qu’il a créée à Amsterdam, Van Houten diffuse ses boîtes de chocolat en poudre dans toute l’Europe. Avec lui, le chocolat fait son entrée dans l’âge industriel. Et, grâce à la baisse des prix obtenue par la mécanisation, il conquiert un public plus large…

C’est un Anglais, Joseph Fry, qui, en 1847, va faire franchir à l’industrie du chocolat une nouvelle étape décisive : l’invention de la tablette et le passage du chocolat à boire au chocolat à croquer. Tout commence au milieu du XVIIIe siècle lorsqu’un médecin issu d’une vieille famille quaker, Joseph Storrs Fry, premier du nom, s’installe à Bristol comme apothicaire. Etonnant personnage que ce docteur Fry. Plus attiré par le commerce que par la pharmacie, il s’intéresse à toutes sortes d’activités : l’importation de porcelaine de Chine, la fabrication de savon et même la fonte de caractères d’imprimerie ! Qu’est-ce qui l’amène à se tourner vers le chocolat ? L’engouement de plus en plus marqué de l’aristocratie pour ce dernier, mais aussi la conviction, guère surprenante chez ce médecin, que le cacao est bon pour la santé. Dans les années 1780, Joseph Fry ouvre donc à Bristol une petite manufacture de pâte de chocolat, J.S. Fry & Sons, dont la production est pour l’essentiel vendue dans les pharmacies et les drogueries de la ville. A sa mort, en 1787, l’affaire passe à sa veuve et à son fils aîné, Joseph Storrs II. En 1795, alors âgé de vingt-huit ans, celui-ci a l’idée d’utiliser une machine à vapeur pour le broyage des fèves de cacao. Une première qui lui permet de produire de la pâte de chocolat en grande quantité. Vendue à des pharmaciens et des apothicaires mais aussi à des confiseurs, des gérants de « chocolate house » et aux cuisiniers des grands de ce monde, elle permet de fabriquer des boissons chocolatées, des préparations médicales mais aussi des gâteaux, des pastilles et des bonbons. Prospère, l’affaire l’est sûrement qui, à la fin du siècle, compte sans doute une centaine d’employés.

Il faut dire que la consommation de chocolat connaît partout un vigoureux développement. De moins en moins prisé pour ses vertus médicinales supposées, le chocolat l’est de plus en plus pour le plaisir qu’il procure. Peu nombreuses jusque-là, les manufactures se multiplient. Dans les années 1780, un certain docteur James Baker – lui aussi apothicaire de son état – avait ouvert une usine de chocolat aux Etats-Unis, la première dans cette partie du monde. Une génération plus tard, en 1819, François-Louis Callier crée la première fabrique suisse de chocolat, suivi en 1825 par Philippe Suchard puis, cinq ans plus tard, par Charles-Amédée Kohler. En Angleterre également, de nouvelles manufactures apparaissent, à l’image de Cadbury en 1824. Initialement spécialisés dans l’élaboration de pâte de chocolat, les fabricants diversifient désormais leurs productions, ajoutant bonbons et gâteaux à leur catalogue. Mécanisation et concurrence : cette équation entraîne une baisse continue du prix du chocolat, désormais accessible au plus grand nombre. Réservé jadis à une élite, le chocolat a mis moins de trente ans à se démocratiser. L’élargissement du marché pousse également les industriels à rivaliser d’imagination pour se démarquer de leurs concurrents. Dans les années 1830, Charles-Amédée Kohler a ainsi l’idée d’ajouter des noisettes à ses chocolats. La nouvelle saveur fait un tabac en Suisse et bientôt partout en Europe.

A la tête de la maison Fry & Sons depuis la mort de leur père, en 1835, Joseph, Francis et Richard Fry sont eux aussi à la recherche d’un procédé original pour se démarquer de leurs confrères. En 1847, les trois frères découvrent qu’en mélangeant du beurre de cacao, du chocolat en poudre et du sucre, on obtient une pâte molle qu’il est possible de verser dans des moules. En soi, l’invention n’a rien d’extraordinaire : il a suffi aux frères Fry d’ajouter au chocolat en poudre de Van Houten du beurre de cacao pour obtenir un chocolat à croquer ! Toute simple, la découverte n’en est pas moins géniale puisqu’elle donne naissance à une nouvelle manière de consommer le chocolat : la plaque. « Chocolat délicieux à manger » : tel est le nom, en français dans le texte, que les trois hommes donnent à leur nouveau produit, présenté officiellement lors d’une exposition tenue à Birmingham en 1849. La référence française n’est évidemment pas innocente. A une époque où Paris donne le ton en matière de mode, de bon goût, d’art de vivre et de gastronomie, elle vise d’emblée à conquérir une clientèle d’amateurs éprise de produits de qualité.

Le « Chocolat délicieux à manger » répond en tout cas pleinement aux attentes de ses créateurs. Dès les années 1860, la maison Fry & Sons est devenue l’une des principales chocolateries d’Angleterre. La grande figure est alors Francis Fry (1803-1886). Resté seul maître à bord après la mort de ses deux frères, en 1878 et 1879, il obtient d’être désigné comme fournisseur exclusif de chocolats pour la Royal Navy ! Un privilège qui fait beaucoup pour la prospérité de la maison qu’il dirige. Vers 1880, celle-ci est, sans conteste, la première chocolaterie au monde. Elle occupe alors tout le centre de Bristol et emploie plus de 1.500 ouvriers. Mais Francis Fry ne se contente pas de développer la maison créée par son grand-père. Comme lui, il s’investit dans des affaires lucratives, notamment les chemins de fer. Dès les années 1850, il joue ainsi un rôle décisif dans l’introduction du chemin de fer dans l’ouest de la Grande-Bretagne, rédigeant même, en 1852, un plan général pour le développement du frêt ferroviaire. Bibliophile à ses heures, il collectionne les très anciennes Bibles qu’il fait rééditer sous forme de fac-similé.

Car la religion imprègne toute l’action de Francis Fry, tout comme elle imprégnait celle de son père et de son grand-père. Restés fidèles, comme leurs rivaux Cadbury, à leurs convictions quaker, les Fry veillent en effet, depuis toujours, à la moralité de leurs affaires.  Anti-esclavagiste comme tous les quakers, Joseph Fry avait ainsi cessé d’acheter le cacao en provenant des plantations portugaises d’Afrique de l’Ouest où travaillait une abondante main-d’œuvre servile. Adepte du développement durable avant l’heure, Francis Fry s’assurera toujours, de son côté, des conditions de travail de ses fournisseurs de fèves de cacao.

Ce parti-pris moralisateur imprègne également fortement les relations avec les ouvriers de la manufacture. Sans doute les Fry ne vont-ils pas, comme le font les Cadbury qui abandonnent Birmingham pour une ville créée de toutes pièces à Bournville en pleine campagne, jusqu’à déménager leur usine hors de Bristol. Francis Fry y renoncera finalement,  sans doute pour des raisons de coûts, choisissant de rester en plein cœur de la ville. Mais, aussi bien à l’usine que dans les pavillons édifiés pour les employés de la manufacture, l’alcool et les « divertissements indécents » tels que danses, jeux de cartes et paris, sont rigoureusement interdits. Lorsqu’ils se marient, les salariés de la maison reçoivent une bible des mains même de Joseph Fry, accompagnée d’un sermon en bonne et due forme sur le respect des préceptes évangéliques. La création d’associations culturelles, cultuelles et sportives est encouragée.  Afin de permettre aux employés de l’usine d’y participer et de remplir leurs devoirs familiaux, la journée de travail est limitée à huit heures par jour et la semaine s’arrête le samedi à midi. Francis Fry lui-même vit fort modestement. A part sa collection de bibles, dont il veut faire un instrument d’édification pour ses contemporains, et son implication dans les affaires de la communauté quaker de Bristol, on ne lui connaît aucune passion. Chez les Fry, la vie se déroule, austère, tout entière centrée sur le travail et l’accomplissement des devoir religieux. Comme beaucoup d’industriels quakers, Joseph Fry voue un véritable culte au travail, considéré comme l’une des voies privilégiées vers le salut.

A sa mort en 1886, Fry & Sons passe à son fils Francis J. Fry avant de fusionner, en 1919, avec la firme Cadbury Brothers, donnant ainsi naissance à un géant de chocolat. Depuis l’invention de la plaque de chocolat 67 ans plus tôt par Joseph Fry, l’industrie du chocolat n’a cessé d’innover. Et c’est un petit pays d’Europe, la Suisse, qui a pris les devants. En 1876, Daniel Peter a créé le premier chocolat au lait avant de s’associer en 1879 avec Henri Nestlé, l’inventeur du lait concentré, donnant ainsi naissance à la firme Nestlé. Cette même année 1879, un autre Suisse Rodolphe Lindt met au point dans la fabrique de chocolat qu’il vient de créer un nouveau procédé d’affinage, le « conchage », qui permet la fabrication de chocolats fondants. C’est encore un Suisse, Jean Tobler, qui, en 1899, a l’idée de vendre la barre triangulaire « Toblerone » qui existe encore et dont le succès ne se dément pas. Deux ans plus tard, Philippe Suchard lance la fameuse tablette Milka sur laquelle s’affichera, à partir de 1972, la célèbre vache mauve. Au début du XXè siècle, l’industrie suisse du chocolat donne clairement le ton en matière de technologie et de marketing.  Portée par la mécanisation, la profession entre de plain-pied dans l’âge de la consommation de masse. Cette domination des Suisses dure un demi-siècle à peine. Jusqu’à ce que l’arrivée des géants américains Hershey puis Mars contribuent à redistribuer les cartes du secteur…

Illustration : la célèbre barre chocolatée « 5 Boys », lancée en 1902.

 

 

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