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J’aime penser à l’envers », disait Taiichi Ohno, l’inventeur du « juste-à-temps », la plus importante révolution en matière d’organisation de la production industrielle après le fordisme. Loin d’être une boutade, cette affirmation souligne le caractère profondément novateur de cette méthode, conçue dans les années 1950 chez Toyota et connue aussi sous son nom japonais « kaban » : alors que, depuis des lustres, la production était gérée en commençant par le début du processus – l’arrivée des pièces sur les chaînes de montage – le juste-à-temps propose de partir de la fin – la demande du consommateur – afin d’adapter la production en conséquence. Un changement de perspective radical, qui doit beaucoup à l’état du marché automobile japonais de l’époque…

Taiichi Ohno, c’est d’abord le protype de l’ingénieur japonais de l’après-guerre : discret et totalement dévoué à son entreprise.  Entré chez Toyota en 1932, il y fit toute sa carrière jusqu’à devenir vice-président en 1975. Il ne quitta le groupe qu’en 1982, à l’âge de 70 ans, pour mourir en 1990 dans sa maison construite par Toyota Home, la filiale construction du groupe, et située à Toyota City,  la « cité-entreprise » du constructeur. Cet homme à l’allure impeccable qui, à la fin de sa carrière, ne visitait jamais une usine maison sans arborer une casquette aux couleurs de Toyota, attendit 1988 pour publier le maître-livre qui devait le faire connaître : Toyota Production System : beyond large-scale production.

Lorsque Taiichi Ohno est recruté par Toyota, en 1932, il a 20 ans. Né en 1912 à Dalian, une ville de Chine alors sous souveraineté japonaise, il vient tout juste d’obtenir son diplôme d’ingénieur de l’école technique de Nagoya. La société dans laquelle il entre n’a rien à voir avec le groupe d’aujourd’hui : elle ne fabrique par d’automobiles mais des métiers à tisser automatiques. C’est Sakichi Toyoda, le « père » de la dynastie, qui l’a fondée en 1897. Né au début de l’ère Meiji, ce fils d’un modeste charpentier a eu, le premier, l’idée de mettre des moteurs sur des métiers à tisser, révolutionnant ainsi l’industrie textile japonaise. En 1924, devenu le premier industriel du secteur de l’archipel et comptant des clients un peu partout dans le monde, il a fondé une grande usine à Nagoya. C’est là que Taiichi Ohno fait ses premières armes. Il y découvre un concept dont il fera l’un des fondements de sa méthode : « l’autonomation » ou « auto-activation ». Inventé par Sakichi dans les années 1920, elle permet à une machine de s’arrêter automatiquement en cas d’anomalie et de prévenir toute production défectueuse. Ce que le jeune ingénieur ne sait pas encore, c’est que les Toyoda sont sur le point de se lancer dans une nouvelle activité : la construction d’automobiles. En 1930, le fils de Sakichi, Kiichiro, a en effet convaincu son père de lui prêter 100 000 livres pour développer cette nouvelle branche de l’affaire familiale.  Le jeune homme croit beaucoup en cette diversification. A l’époque en effet, le Japon ne produit aucun véhicule : tous ceux qui circulent dans l’archipel sont importés de l’étranger. Pour Kiichiro, il y a donc un marché à prendre qui permettrait en outre de compenser le déclin de l’activité textile, frappée par la crise économique mondiale.

Cette même année 1930, ayant succédé à son père à la tête de l’entreprise familiale, Kiichiro expédie une poignée de collaborateurs aux Etats-Unis et en Europe pour collecter des informations et acquérir des machines-outils. Une Chevrolet, une Ford et une DKW allemande sont ensuite entièrement disséquées. Le premier modèle Toyota sort en 1935. Première voiture 100% japonaise, il s’agit d’une copie quasi-conforme de la DKW. Elle est, de surcroît, mal assemblée. Mais qu’importe ! Un pas majeur vient d’être franchi. En 1937, Kiichiro Toyoda décide de faire de l’automobile l’activité principale de la firme. C’est l’acte de naissance de l’actuelle Toyota Motor Corporation. Un an plus tard, Kiichiro Toyoda demande à son cousin Eiji Toyoda, qui vient d’achever ses études d’ingénierie mécanique à l’Université de Tokyo, de superviser la construction d’une grande usine automobile à Koromo – la future « Toyota City –.

A cette date, Taiichi Ohno travaille toujours à Nagoya pour l’activité historique de la firme, les métiers à tisser.  Ce n’est qu’en 1943 qu’il rejoint l’usine de Koromo. Celle-ci produit alors quelques véhicules particuliers et, surtout, des camions de qualité médiocre qu’elle vend à l’armée japonaise. D’abord responsable des stocks, Ohno est nommé peu après directeur de l’atelier d’usinage.  C’est de là qu’il assiste à la fin de la guerre. La renaissance de Toyota – que les Américains avaient prévu de bombarder en août 1945 et qui n’échappe à la destruction que grâce à la capitulation du Japon – est laborieuse. En 1948, l’usine de Koromo ne produit que 30 voitures et 300 camions. Tout manque, à commencer par les matières premières. La firme, pour tout dire, est au bord de la faillite…

Le tournant se produit en 1950. Cette année-là en effet, Kiichiro Toyoda démissionne de son poste pour protester contre les licenciements massifs imposés par les banques. Le nouveau président de l’entreprise, Taiizo Ishida, réorganise en profondeur l’entreprise avec l’aide d’Eiji Toyoda. Le début d’une carrière qui devait conduire ce dernier à la direction générale puis à la présidence du groupe et au cours de laquelle Toyota allait devenir l’un des plus grands constructeurs automobiles mondiaux. Pour l’heure cependant, Eiji Toyoda a une priorité : rattraper au plus vite les Etats-Unis. Tâche quasi-impossible : en ce début des années 1950, le Japon ne produit en effet qu’un millier de véhicules particuliers par an contre plus de 6 millions outre-Atlantique ! Un gigantesque fossé que la firme de Koromo entend combler en trois ans. Il lui faudra plus d’un demi-siècle pour y parvenir. Ce n’est qu’en 2007, que Toyota s’imposera comme le premier fabricant automobiles du monde, devant General Motors. C’est en tout cas cette ambition qui est à l’origine de la révolution du « juste-à-temps. »

Tout commence par un voyage, celui qu’effectue Eiji Toyoda aux Etats-Unis en 1950. Il est accompagné d’une dizaine de collaborateurs dont Taiichi Ohno. Pourquoi lui ? Parce que cela fait un certain temps que l’ingénieur réfléchit à la façon de « fluidifier » la production au sein de l’usine de Koromo. En 1947, devenu l’un des responsables de la production du site, il a pris l’initiative d’affecter à un seul opérateur plusieurs machines correspondant à des phases différentes d’un processus. En cassant la spécialisation, il a permis d’accroître la production sans augmenter les effectifs, entraînant une baisse du coût des pièces produites. Aux yeux d’Eiji Toyoda, Taiichi Ohno a donc toute la légitimité requise pour l’accompagner dans son périple. Douze semaines durant, la petite équipe fait le tour des grandes usines automobiles américaines, étudiant leur organisation dans les moindres détails. Elle est d’autant mieux reçue que, depuis le déclenchement de la guerre de Corée en 1950, les Américains ont fait du Japon leur principale base arrière et un allié stratégique majeur. La société Toyota elle-même a reçu commande de centaines de camions de l’armée américaine. D’où l’intérêt, pour les Américains, que la firme adopte les méthodes de production les plus récentes c’est-à-dire, en l’espèce, le fordisme et le taylorisme qui permettent, par une division rigoureuse des tâches, de produire en très grande série.

Mais ce n’est pas ce choix que font, de retour au Japon, Eiji Toyoda et Taiichi Ohno. Lors de leur séjour chez Ford et General Motors, les deux hommes ont certes été impressionnés par la productivité des ouvriers américains, neuf fois supérieure à celle de leurs homologues japonais. Mais ils ont aussi compris que le fordisme n’était pas transposable au Japon. Si les Américains, en raison de la taille de leur marché, peuvent jouer sur les énormes quantités produites pour abaisser les coûts, quitte à gérer d’importantes quantités de rebuts et des stocks considérables, les Japonais, eux, ne le peuvent pas pour la raison inverse : la taille limitée de leur marché. L’équation à laquelle Toyota est confrontée est compliquée : il faut abaisser les coûts tout en produisant des séries courtes…

A ce défi, Taiichi Ohno, en liaison étroite avec Eiji Toyoda, apporte une réponse originale : pour baisser le prix des véhicules, il faut fabriquer rapidement, éliminer les coûts inutiles et vendre les voitures dès leur sortie d’usine pour éviter les frais de stockage. « Produire juste ce dont on a besoin et le faire juste à temps » : telle est, résumée par Eijo Toyoda, la philosophie de la méthode « juste-à-temps ». Peaufinée par Ohno, elle repose sur une organisation singulière des chaînes de montage : le nombre et le type de véhicules à produire sont déterminés par la demande. Tout part donc de l’aval, c’est-à-dire du marché. Aucune fabrication n’est possible sans commande préalable : il est en outre interdit de poser des pièces sur le sol, ce qui limite l’approvisionnement de chaque poste au contenu d’un chariot, quantité nécessaire pour cinq véhicules. A la clé : des économies dues à la suppression des stocks mais aussi des techniciens qui, dans le système fordien classique,   ont pour fonction de programmer le travail de chaque atelier. Dans le système du juste-à-temps, la régulation du processus est assurée par de simples étiquettes, les kanban, qui informent chaque poste sur les quantités à produire. Les kaban remontent ainsi toute la chaîne, chaque poste commandant à celui qui les lui fournit les pièces qu’il doit assembler.  L’ensemble de la méthode repose sur les « cinq zéros » : le zéro délai ou flux tendu – la commande déclenche la fabrication –, le zéro stock, le zéro papier – rendu possible par les kanban – le zéro défaut – aucun produit défectueux pour éviter les coûts de réparation – et le zéro panne qui aboutit à la généralisation de « l’autonomation » mise au point jadis par Sakichi Toyoda.

Conçue pour répondre aux spécificités du marché japonais d’après-guerre, la méthode du juste-à-temps est prête au début des années 1950. En raison des réticences qu’elle provoque chez les opérateurs, elle n’est cependant introduite sur les chaînes de montage de Toyota qu’à partir de 1962. Elle sera l’un des plus puissants moteurs du développement du groupe. D’abord sceptiques, les constructeurs européens et américains, pour leur part, attendront le premier choc pétrolier de 1973 et la nécessité de réduire fortement leurs coûts pour l’adopter à leur tour.

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