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Le Wall Street Journal l’a classé parmi les dix personnalités qui ont changé le monde des entreprises au XXème siècle. Outre-Atlantique, Georges Doriot est, encore aujourd’hui, une célébrité. En France en revanche, à l’exception de quelques professeurs de management et d’une poignée de spécialistes avertis, l’homme est presque totalement inconnu. C’est pourtant lui qui a inventé le capital-risque ! Une façon d’investir dans les entreprises qui a révolutionné le capitalisme mondial…

Surprenante destinée que celle de ce Français devenu professeur de management industriel à la prestigieuse Harvard Business School, où il forma des générations d’entrepreneurs, et qui contribua, avec le grade de général, à l’effort de guerre américain avant enfin de financer quelques-unes des plus belles réussites industrielles outre-Atlantique. Georges Doriot naît à Paris en septembre 1899. Originaire de Valentigney (Doubs) où il a longtemps vécu, son père Auguste, un mécanicien de profession, est l’un des pionniers de l’automobile en France. Dès 1887, il a installé un moteur Daimler sur un tricycle. Après avoir travaillé chez Clément-Bayard puis chez Peugeot, il s’associe en 1906 avec Ludovic Flandrin et ouvre à Courbevoie un atelier de construction de voitures monocylindres. En 1911, ils sont rejoints par deux autres pionniers de l’automobile, Alexandre et Jules-René Parant. La marque « DFP » est née qui, dans les années de l’immédiat avant-guerre, jouit d’une excellente réputation, non seulement en France mais aussi en Europe. Ses moteurs équipent notamment les véhicules construits en Grande-Bretagne par les frères Bentley. C’est dans ce milieu de mécaniciens et d’ingénieurs ouverts à l’innovation et qui entretiennent de nombreux contacts avec leurs homologues européens que Georges Doriot grandit. Lui-même passe de longues heures dans l’atelier familial, s’initiant à la mécanique aux côtés de son père. Des connaissances pratiques qui lui valent d’être mobilisé dans l’artillerie en 1917.

La guerre terminée, Georges Doriot entreprend des études d’ingénieur. A 20 ans, il se passionne pour les questions d’organisation industrielle dont il a pu mesurer l’importance dans l’usine paternelle. C’est en discutant de ces problèmes avec son père que ce dernier lui suggère d’aller poursuivre ses études aux Etats-Unis. Comme tous les industriels de l’automobile, Auguste Doriot a en effet entendu parler des nouvelles méthodes de travail introduites dès 1908 par Henri Ford dans son usine de Detroit. Il sait également qu’en la matière, toutes les idées nouvelles viennent d’outre-Atlantique. Décision est donc prise d’envoyer Georges Doriot au Massachusetts Institute of Technology (MIT).

C’est ainsi qu’en janvier 1921, ce dernier arrive aux Etats-Unis muni d’une recommandation d’un ami américain de son père auprès d’un certain A. Lawrence Lowell. Celui-ci n’a aucune connexion avec le MIT. Il est en revanche président de la Harvard Business School. Lorsque le jeune Doriot lui explique son projet – étudier le management industriel –, Lawrence lui suggère d’entrer à Harvard. Créée à la fin du XIXème siècle, celle-ci est déjà l’une des plus prestigieuses universités des Etats-Unis.  De son sein sort une grande partie de l’élite industrielle et financière américaine, formée selon la déjà célèbre méthode des cas. Georges Doriot y reste un an, le temps de décrocher un MBA en management et comptabilité industriels. A sa sortie de Harvard – il est l’un des tout premiers européens diplômés de la business school –, il est embauché dans une usine de New-York. Six ans plus tard, en 1928, lorsque l’un de ses anciens professeurs lui propose de rejoindre le corps professoral de Harvard, d’abord comme assistant puis comme professeur associé, Georges Doriot accepte aussitôt.

Il y enseignera jusqu’en 1966, y rencontrant même son épouse, Edma. Professeur de management industriel – une matière dont il est l’un des pères fondateurs – il devient rapidement l’un des enseignants les plus réputés du campus. Il faut dire que, s’écartant de la méthode des cas où l’on étudie des entreprises ayant déjà pignon sur rue, Georges Doriot conçoit son enseignement comme un atelier de R &D voué à l’élaboration de nouvelles idées et de nouvelles entreprises. Dès cette époque, il fait également beaucoup pour exporter le modèle de la business school américaine vers l’Europe, et notamment vers la France. Il est en effet convaincu du caractère éminemment global du capitalisme et du rôle pionnier en la matière du modèle américain qui, pense-t-il, s’imposera tôt ou tard au reste du monde. A ses yeux, l’Europe doit donc apprendre les règles du jeu en usage outre-Atlantique pour ne pas être marginalisée. Cette conviction le conduira plus tard à être l’un des principaux artisans de la création l’INSEAD. Pour l’heure, elle le pousse à jouer un rôle clé dans la fondation, en 1930, du Centre de Perfectionnement aux Affaires (CPA), aujourd’hui partie intégrante du Groupe HEC. Il traduit et met notamment des études de cas à la disposition de ses collègues français et les conseille dans l’organisation des enseignements. Parce qu’il est français et qu’il enseigne à Harvard, Georges Doriot est alors le correspondant privilégié de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris, elle-même à l’origine du CPA.

A la veille de la Seconde Guerre mondiale, Georges Doriot fait figure d’autorité incontestée aux Etats-Unis pour tout ce qui concerne les questions d’organisation industrielle. C’est la raison qui pousse l’un de ses anciens élèves à Harvard, le Major Général Edmund B. Gregory, membre de l’Etat Major de l’US Army, à faire appel à lui en 1941. Alors qu’en Europe, le conflit fait rage depuis déjà deux ans déjà et que les Etats-Unis s’apprêtent eux aussi à entrer en guerre, il lui propose de prendre la direction de la division du planning militaire avec rang de général. Georges Doriot, qui n’a pu s’engager à temps dans l’armée française en 1939, accepte.  C’est à cette occasion qu’il prend la nationalité américaine. Son action à la tête du planning militaire, où il restera jusqu’en 1945, va s’avérer décisive, non seulement pour l’armée américaine, mais aussi pour la suite de sa carrière. C’est là en effet qu’il prend véritablement conscience du rôle de l’innovation et de la nécessité de tenir compte de l’environnement dans lequel évoluent les entreprises, deux idées qui seront à la base de son expérience de capital-risqueur. Ayant reçu quasiment carte blanche de l’Etat Major pour faire émerger des solutions innovantes en matière militaire, Georges Doriot réunit autour de lui des scientifiques de premier plan, des chercheurs en sciences sociales – psychologues, sociologues… – des industriels et des experts en planification afin de mettre au point de nouveaux équipements et de nouveaux matériels. A Washington où il s’est installé, Georges Doriot devient vite célèbre pour commencer toutes ses réunions par la même question : « Que devrions nous faire si… ? ». « Que devrions-nous faire si nous devions nous soutenir les Russes dans leur lutte contre l’Allemagne ? », lance-t-il par exemple à l’été 1941 alors que les Etats-Unis ne sont même pas encore entrés en guerre. De la réponse à cette question vont naître des matériels conçus pour les combats en zone très froide, élaborés avec l’assistance de climatologues. La même démarche aboutit à doter l’armée américaine – qui n’est préparée que pour des affrontements sur ses frontières nord et sud  – d’équipements  spécialement adaptés aux climats tropicaux et aux combats de jungle. Mise au point de nouveaux uniformes et de familles complètes de rations de survie selon les théâtres d’opération, rationalisation des processus d’avitaillement des troupes, création de nouvelles matières plastiques résistantes à l’eau et au feu, développement des matières de synthèse… Sous la direction de Georges Doriot, la division  du planning militaire multiplie les innovations.

Lorsque la guerre s’achève en mai 1945, Georges Doriot se voit proposer par le Pentagone de prendre la tête d’un nouveau département chargé d’investir dans des entreprises ou des projets industriels innovants susceptibles d’avoir des débouchés militaires. En somme, une société de capital-risque avant l’heure mais fonctionnant à partir de fonds publics et pour des usages exclusivement militaires. Georges Doriot décline l’offre, préférant reprendre ses cours à Harvard. A la demande pressante du Secrétaire à la Défense – un ancien d’Harvard – il accepte tout de même d’assistant durant quelques mois l’homme – un général –  qui a finalement été choisi pour diriger ce nouveau département. C’est en l’aidant à l’organiser qu’il a l’idée de créer un fond similaire, mais cette fois avec des capitaux privés. Fort de sa réputation et des nombreux contacts qu’il a dans le monde des affaires, Georges Doriot n’a aucun mal à concrétiser son projet. C’est ainsi que naît, dans les premiers mois de l’année 1946, avec des fonds de la compagnie John Hancock Mutual Insurance Co et du MIT, la société American Research & Development (AR & D), la première société de capital-risque de l’histoire.

Investir dans des entreprises : l’idée, bien sûr, n’est pas nouvelle. Aux Etats-Unis, il existe déjà, et depuis longtemps, un grand nombre de fonds d’investissements, qu’ils appartiennent à des banques, à des entreprises ou à de riches industriels.  La grande nouveauté d’AR & D tient à la nature de son projet, qui diffère radicalement de celui des fonds traditionnels. Alors que ces derniers investissent dans des sociétés qui existent déjà, AR & D propose d’aider à la création d’entreprises entièrement nouvelles, bâties autour d’un projet fortement innovant et regroupant des compétences issues des mondes industriel et universitaire.   Il s’agit de favoriser la création de sociétés permettant de vraies percées scientifiques ou techniques, ce qui suppose de prendre les projets très en amont et de consacrer une grosse partie des financements à la R & D. D’où le nom choisi par Georges Doriot – qui associe étroitement la recherche théorique et le développement des idées qui en sont issues. D’où également son insistance à faire entrer dans le capital de sa société une institution universitaire, en l’espèce le MIT. La vocation d’AR & D, en somme, n’est pas seulement de gagner de l’argent en investissant dans des valeurs sûres, mais de faire émerger des industries nouvelles en prenant de véritables risques. Un projet que résume bien le mot « capital-risque » et son équivalent anglais : « business venture. »

Telle est l’idée pionnière d’AR & D. Une idée que d’autres s’empressent de suivre – JH. Whitney an Co, qui fera fortune en investissant dans Minute Maid, est ainsi fondée quelques mois plus tard – et qui servira également de fil conducteur aux deux autres sociétés de capital-risque créée par Georges Doriot : la Canadian Enterprises Development Corporation (CED) pour le Canada, en 1962, et l’European Enterprises Development Company (EED) pour l’Europe, en 1963. Nous ne referons pas ici l’histoire d’AR&D qui, jusqu’à son rachat par Textron en 1972, financera plus de 150 projets innovants qui donneront eux-mêmes naissance à de nouvelles industries. Son plus célèbre investissement est celui qu’elle réalise en 1957 dans Digital Equipment, une société crée par Ken Olsen, un ingénieur du MIT qui a mis au point le premier ordinateur à transistor. Les 70 000 dollars investis par AR & D dans ce projet auquel personne ne croit excepté Georges Doriot rapporteront à la société plusieurs dizaines de millions de dollars. En 1972, la valeur des actifs d’AR&D atteint près de 500 millions de dollars. Ils représentaient à peine 4000 dollars en 1946…

Georges Doriot partage désormais son temps entre ses cours à Harvard et la gestion d’AR&D, une tâche qui le passionne et qui fait de lui l’un des hommes les plus influents des Etats-Unis. Au début des années 1950, il se donne à fond dans un nouveau projet : doter l’Europe d’une business school sur le modèle américain. Ce sera l’INSEAD, qui ouvre à Fontainebleau en 1957, avec le soutien de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris et des milieux d’affaires français.  Comme pour la création du CPA en 1930, Georges Doriot a joué un rôle clé dans l’affaire, mobilisant son carnet d’adresses et fournissant une bonne partie de la matière intellectuelle. Couvert d’honneurs mais d’une grande discrétion, il meurt en 1984 d’un cancer de la gorge.

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