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Les « Souvenirs de Brighton »… Cela faisait longtemps que Marcus Samuel ne s’intéressait plus à ces boîtes recouvertes de coquillages qui faisaient depuis des lustres le bonheur des jeunes filles anglaises et qui, dans les années 1830 et 1840, avaient fait la fortune de son père. Lui avait très vite tourné ses regards vers des rivages plus prometteurs. Le grand commerce d’abord. Et maintenant le pétrole…

Son père, Marcus dit « Le Vieux »… Lorsque Marcus Samuel naît à Londres le 5 novembre 1853, cela fait plus de 20 ans que ce descendant d’émigrants juifs holllandais et bavarois arrivés en Angleterre dans les années 1750 s’est fait une place au soleil. Ayant grandi dans l’East End de Londres, il a commencé sa carrière en faisant du commerce sur les docks de l’Est, achetant des bibelots aux marins de passage et les revendant en ville. Profitant de l’abrogation, en 1834, du monopole que la Compagnie Anglaise des Indes Orientales détenait depuis des lustres sur le commerce en l’Extrême-Orient, il s’est ensuite lancé dans l’importation de coquillages et de pierres semi-précieuses de Chine, d’Inde et du Japon,  et dans la fabrication des fameux Souvenirs de Brighton. Avec succès. Au début des années 1850, Marcus Le Vieux compte des clients en Angleterre, en France, en Italie, en Allemagne et aux Etats-Unis, un entrepôt dans le quartier des Docks de Londres et des relations commerciales dans toute l’Asie. Outre les coquillages et les pierre précieuses, il importe toutes sortes de marchandises, notamment du thé, et exporte des produits finis fabriqués en en Angleterre. A sa mort en 1870, il est à la tête d’un négoce prospère et réputé dans toute l’Asie.

Elevé dans une école juive de Londres puis à Bruxelles, Marcus Samuel effectue son premier voyage en Extrême-Orient dès 1873. Il y est envoyé par son frère aîné Joseph, désormais à la tête de l’affaire familiale, avec mission d’y nouer de nouveaux contacts. Ambitieux et affichant volontiers une certaine arrogance, Marcus  est en fait décidé à rouler pour son compte. Observateur, le jeune homme n’a pas été long à prendre la mesure d’un événement fondamental : l’ouverture, en 1869, du canal de Suez, qui a permis de réduire de manière spectaculaire les délais d’acheminement des marchandises vers l’Europe. Convaincu qu’il y a là une carte à jouer, il profite de sa tournée en Asie pour établir des relations personnelles avec les anciens correspondants de son père et y faire des affaires. Le conflit avec Joseph est inévitable. Il survient en 1878. Cette année-là, de retour d’Asie, Marcus Samuel récupère la part d’héritage qui lui revient et fonde sa propre firme de négoce Samuel & Co. Installée à Londres, elle dispose de deux bureaux au Japon.  Cinq ans plus tard, Marcus rachète à Joseph l’affaire familiale. L’intérêt de l’opération est évident : elle lui permet de s’assurer le contrôle du réseau de correspondants établis jadis en Asie par son père et qu’il connaît parfaitement depuis sa tournée de 1873…

De fait, grâce à ce réseau et à ses propres contacts, Marcus bâtit en Asie une organisation commerciale de grande envergure opérant au Japon, en Chine, en Inde, en Indonésie et aux Philippines. De ces marchés lointains proviennent non seulement des coquillages, des pierres précieuses et du thé, mais aussi du riz, des épices, du sucre, des textiles et même du charbon. La grande force de Marcus Samuel, ce sont alors ses relations commerciales, sans cesse enrichies et réparties dans toute l’Asie. Ce sont par elles que transitent, au quotidien, les opérations d’import-export de Samuel. L’ensemble est géré depuis Londres de manière très informelle. Patron autocrate, sujet à d’étranges sautes d’humeur, capable de farces dignes d’un adolescent – il lui arrive de serrer les mains d’un visiteur, les doigts enduits de colle ! –  et de terribles colères, Marcus règne en despote sur son empire, multipliant les voyages en Asie, se donnant volontiers une image de dandy détaché des contingences matérielles. Toujours habillé avec soin, c’est d’abord un charmeur et un formidable acheteur.

C’est alors que se produit le tournant essentiel. Cette année-là, Marcus Samuel est approché par un important courtier maritime de Londres, Fred Lane, mandaté par Alphonse de Rothschild.  Cinq ans plus tôt, en 1886, ce dernier a fondé la Compagnie pétrolière de la Caspienne et de la Mer Noire pour exploiter du pétrole en Russie. Dans le même temps, afin de s’assurer des débouchés pour ses produits finis, le financier a créé en Europe des sociétés de distribution. Mais le projet se heurte à un obstacle de taille : la concurrence. Depuis l’ouverture du premier puits de pétrole à Titusville par le colonel Drake en 1859, le secteur s’est en effet regroupé autour de quelques gros opérateurs, notamment les frères Nobel, en Russie, et surtout la Standard Oil de John D. Rockfeller, constituée en 1882. Bloqué par les premiers en Russie et par la seconde en Europe et aux Etats-Unis, Alphonse de Rothschild n’a d’autres choix que d’élargir ses débouchés vers l’Orient. Mais pour cela, il lui faut une organisation capable de distribuer ses produits dans toute l’Asie. C’est là que Marcus Samuel et son formidable réseau entrent en scène…

Distribuer le kérozène russe des Rothschild en Asie… A ce projet très ambitieux, Marcus Samuel va se consacrer avec passion. Perspicace, le négociant a vite compris que l’association avec les Rotshschild lui offre une opportunité unique d’élargir ses activités à un secteur entièrement nouveau et promis à un bel avenir. Tout au long de l’année 1891, il se livre à une étude approfondie des différents aspects de l’entreprise, visitant les champs pétroliers du Caucase, effectuant une vaste tournée en Asie pour repérer des lieux de stockage près des zones portuaires. Très vite, sa religion est faite : pour distribuer des produits finis en Asie, il faut, pense-t-il, effectuer le transport maritime en vrac, implanter des moyens de stockage dans les zones maritimes de réception et amener les produits aussi loin que possible à l’intérieur des pays. Il faut également pouvoir emprunter la voie maritime la plus directe, le canal de Suez. Seul problème, et de taille : pour des raisons de sécurité, le pétrole ne peut transiter par ce dernier. Pour lever cet obstacle, Marcus Samuel se livre à un lobbying intensif auprès de la direction du canal et des milieux diplomatiques. Surtout, il fait réaliser un tanker d’un genre entièrement nouveau dont les caractéristiques techniques en font un moyen de transport très sûr. En janvier 1892, à l’issue de très vives polémiques et malgré de fortes oppositions inspirées en partie par la Standard Oil, Marcus Samuel obtient enfin l’autorisation de transiter par le canal de Suez. En juillet, le premier tanker de Samuel, le Murex, quitte l’Angleterre pour Batoum, sur la mer Noire, où il charge sa première cargaison de kérosène. Un mois plus tard, après avoir franchi le canal de Suez, il arrive à Bangkok…

Dans les dix ans qui suivent, l’entreprise connaît un développement très rapide, distribuant le pétrole russe dans toute l’Asie à partir des centres de stockage que Marcus a installés un peu partout en Extrême-Orient. Bientôt, les petits bidons rouges des produits distribués par le négociant pour le compte des Rothschild supplantent les fameux bidons bleus de la Standard. Mais ce n’est là qu’une première étape. Souhaitant s’affranchir partiellement du pétrole russe des Rothschild, son unique source d’approvisionnement, Marcus décide de se lancer dans l’exploration, en commençant par les Indes néerlandaises. Ayant acquis des concessions à l’Est de Bornéo, il y effectue avec succès ses premiers forages en 1897 avant de bâtir une petite raffinerie près de Balikpapan, au sud-est de l’île.  Sa position face aux Rothschild mais aussi face à la Standard est désormais mieux assurée. Afin de la renforcer encore, il regroupe en une seule compagnie intégrée l’ensemble de ses opérations pétrolières. C’est ainsi que naît, en 1897, la Shell Transport and Trading Company, ainsi nommée en hommage au commerce de son père : les coquillages.

Portée par la très forte croissance des débouchés pétroliers, la Shell connaît un développement soutenu jusqu’en 1900. Cette année-là, une grave crise économique en Russie entraîne une contraction brutale du marché du pétrole. Dans le même temps, Marcus Samuel doit compter avec une concurrence accrue : celle de la Standard bien sûr, qui a engagé une véritable guerre des prix, mais aussi celle d’un nouveau venu : la Royal Dutch. Créée en 1885 par un planteur de tabac néerlandais afin d’exploiter le pétrole de Sumatra, la compagnie a connu des débuts difficiles avant de connaître à partir de 1899, sous l’impulsion de son nouveau dirigeant,  Henri W. Deterding, un développement très rapide. Au début du siècle, son organisation industrielle est l’une des plus performantes du secteur. Elle est en tout cas sans commune mesure avec celle mise en place par Marcus Samuel. S’occupant de tout, entouré seulement d’une poignée de collaborateurs, le négociant gère en effet la Shell de manière brouillonne, au gré de ses sautes d’humeur et de ses querelles avec ses associés. Marié depuis 1880, père de quatre enfants, l’homme d’affaires passe en outre une grande partie de son temps en mondanités, recevant beaucoup dans son beau manoir de Maidstone, poursuivant un objectif qu’il atteindra enfin en 1902 : être élu Lord Maire de Londres.  Réceptions et festivités le distraient régulièrement de ses affaires. Dès 1901 en tout cas, Marcus Samuel sait qu’il ne pourra poursuivre seul dans l’exploration et la production pétrolière, son point faible. C’est ainsi que va se nouer un rapprochement avec la Royal Dutch…

En ce début de XXème siècle, cela fait un certain temps qu’Henri Deterding s’intéresse à la Shell. Faible dans l’exploration-production mais forte dans la distribution grâce à son réseau de distribution, celle-ci complèterait parfaitement la Royal Dutch, faible au contraire dans la distribution mais très forte dans l’exploration-production. Mais entre Marcus Samuel, très attaché au paraître, et Deterding, industriel d’exception, le courant passe mal. C’est une fois de plus Fred Lane qui va servir d’intermédiaire. C’est lui qui pousse Marcus à ouvrir, en 1901, des négociations avec Deterding, négociations qui manqueront de capoter en octobre 1901 à la suite d’une surenchère de la Standard Oil, avertie des discussions en cours. Il faudra des mois pour rapprocher le point de vue des deux hommes, simple accord commercial pour Marcus, véritable intégration dans une structure commune pour Deterding. En décembre 1901, un accord est enfin signé. Il prévoit une coordination générale des politiques sous l’égide de Deterding – Marcus s’y est résigné – mais le maintien de gestion distincte pour les deux entités. En 1902, l’élection de Marcus à la fonction de Lord Mayor de Londres et le tourbillon de festivités qui s’ensuit retarde encore la mise en œuvre définitive du rapprochement…

Celui-ci n’aboutit en fait qu’en 1907 avec la constitution officielle du groupe Royal Dutch Shell. Entre-temps, la société Royal Dutch a connu un vigoureux essor et la Shell un effritement continu de ses positions. Deterding peut ainsi imposer sans difficulté son schéma fondé sur une intégration totale. Si les intérêts de la Shell sont sauvegardés, la Royal Dutch se taille la part du lion avec 60% du nouvel ensemble. Nommé directeur général, Deterding. Est en fait le véritable patron face à Marcus Samuel, nommé président du conseil d’Administration. Jusqu’à sa mort en 1927, l’ancien négociant en coquillage n’en mettra pas moins son fabuleux carnet d’adresse au service de la nouvelle compagnie.

 

 

 

 

 

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