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Le 26 avril 1956, le  »  » Ideal-X  »  » quitte le port de Newark, dans le New Jersey, et met le cap sur le port de Houston, dans le Texas. A son bord, soigneusement alignées dans les soutes et sur le pont, se trouvent 58  » boîtes  » métalliques d’un genre nouveau. Rectangulaires et longues d’une dizaine de mètres chacune, elles sont remplies de marchandises diverses. Outre l’équipage, une centaine de personnes sont montées à bord du bateau : représentants des autorités portuaires et de l’administration fédérale, industriels, armateurs, entrepreneurs du transport routier, journalistes. Tous écoutent avec attention les explications que leur donne un homme d’une quarantaine d’années au visage avenant : Malcom McLean. A ses invités, celui-ci présente le mode de conditionnement des marchandises qu’il vient d’inventer et qui, affirme-t-il, va bientôt révolutionner le transport maritime : le container. Tandis que l' » Ideal-X  » s’éloigne des quais de Newark, le représentant local de l’Association internationale des dockers, resté à terre, lâche aux journalistes présents :  » Je donnerais cher pour que ce fils de chien coule à pic ! «  Il est l’un des premiers à avoir compris l’ampleur des bouleversements que va provoquer le container, notamment sur la très remuante et très puissante population des dockers. De fait, la  » boîte  » va totalement changer le visage de l’économie mondiale…

Soixante ans après l’épopée de l' » Ideal-X « , plus de 500 millions de containers transitent dans les différents ports du monde. Aujourd’hui, les containers représentent à eux seuls 80 % de la valeur totale des marchandises transportées par voie maritime. Les bateaux eux-mêmes n’ont cessé de grossir. L' » Ideal-X  » faisait à peine 200 mètres de long. De nos jours, les plus gros porte-containers – le plus grand appartient au groupe français CMA CGM – font 400 mètres de long, 60 mètres de large et peuvent embarquer jusqu’à 20.000 containers. A l’origine de cette révolution, il y a donc un homme : Malcom McLean. Avant de se lancer dans le transport maritime, cet inventeur de génie, dont presque personne ne connaît le nom, fut un entrepreneur à succès, fondateur de l’un des principaux groupes de transport routier des Etats-Unis.

Né en Caroline du Nord en 1913 dans une famille de la classe moyenne, le futur père du container interrompt ses études en 1931 pour devenir gérant d’une station-service. Son destin bascule en 1934 lorsque l’un de ses clients lui demande de faire livrer, par camion, des bidons d’essence à une centaine de kilomètres de là. Plutôt que de faire appel à un transporteur local, Malcom McLean décide de le faire lui-même. Avec ses économies, il achète un vieux camion et, tout en conservant la gérance de la station-service, crée McLean Trucking Company. C’est le début d’une étonnante aventure ! 1 camion en 1934, 3 en 1935, 30 en 1940, 620 en 1950, près de 2.000 en 1953 ! Comme tous les transporteurs, Malcom McLean profite d’abord de la formidable croissance que connaissent les Etats-Unis au lendemain de la crise des années 1930 et de la Seconde Guerre mondiale. S’y ajoutent également quelques  » recettes maison « . Et d’abord un contrôle très strict des coûts qui le pousse notamment – il est le premier – à faire installer des moteurs Diesel sur ses camions. A une époque où la Commission sur le commerce entre Etats (Interstate Commerce Commission), afin de réguler la concurrence et de protéger les compagnies ferroviaires, limite le nombre de lignes que chaque entreprise de transport routier peut exploiter, cette rigueur financière permet à Malcom McLean de racheter méthodiquement les droits d’exploitation de ses concurrents et d’être ainsi présent sur une grande partie du territoire américain. En 1953, vingt ans à peine après sa création, McLean Trucking Company est déjà le deuxième groupe de transport routier des Etats-Unis.

C’est alors que Malcom McLean,  » un homme totalement obsédé par le business et cherchant sans cesse de nouveaux moyens pour gagner plus d’argent « , comme l’écrit l' » American Magazine  » au début des années 1950, a une idée de génie. Elle lui vient en 1953 alors que, frappé par les bouchons de plus en plus importants qui se produisent sur les autoroutes reliant les différents ports de la côte Ouest, il réfléchit à un moyen de gagner du temps. Pourquoi, se dit-il alors, ne pas embarquer directement les remorques des camions sur des bateaux qui se chargeraient du trafic d’un port à l’autre sans qu’il soit besoin, à chaque fois, de décharger et de recharger les camions ? A cet effet, des terminaux pourraient être construits sur le front de mer où seraient effectuées les opérations de transbordement des remorques. L’idée, à dire vrai, n’est pas tout à fait nouvelle. Au début du siècle déjà, en France, en Angleterre et aux Etats-Unis, les compagnies de chemin de fer avaient mis au point des containers en bois, chargés directement au départ des usines. Mais l’expérience avait été abandonnée faute de trafic suffisant sur chaque destination proposée. Plus tard, des expériences d’embarquement de camions complets, cette fois sur des navires, avaient été tentées. Mais elles avaient également été abandonnées en raison des bouchons provoqués par les véhicules sur les quais et de la place occupée en pure perte par les roues et les essieux des camions.

Si elle n’est donc pas tout à fait nouvelle, l’idée de Malcom McLean innove en ce qu’elle cherche à optimiser l’occupation de l’espace en n’embarquant que les remorques, et non plus les camions complets, sur les navires. Mais sa concrétisation bute sur un obstacle juridique : entrepreneur de transport routier, McLean ne peut en effet, aux termes de l’Interstate Commerce Commission, se lancer dans le transport maritime. Convaincu du bien-fondé de son projet et décidé à le mener lui-même, il décide alors, en 1955, de vendre McLean Trucking Company et, avec l’argent gagné (25 millions de dollars), d’acheter une petite compagnie de transport maritime, Pan-Atlantic Steamship Company, qu’il rebaptise un peu plus tard Sea-Land Service. Quelques mois plus tard, en janvier 1956, il souscrit un emprunt de 22 millions de dollars et achète deux tankers datant de la Seconde Guerre mondiale. En menant ses premières expériences dans le port de Newark, Malcom McLean ne tarde pas à remarquer que son idée d’origine ne règle pas tous les problèmes de place perdue. Si le camion reste à quai, les remorques sont embarquées avec leur châssis, ce qui rend difficile l’exploitation rationnelle de l’espace à bord du navire. La solution est vite trouvée : il suffit de retirer le châssis pour n’embarquer que la partie supérieure de la remorque, soit la  » boîte  » elle-même ! Idée simple mais lumineuse, et que personne avant lui n’a eue. C’est cette idée que l’entrepreneur présente à ses invités à bord de l' » Ideal-X « , le 26 avril 1956.

Avec le container, Malcom McLean souhaitait au départ simplifier les liaisons d’un port à l’autre. En fait, son invention bouleverse en profondeur l’économie mondiale. Pour comprendre l’impact que va très vite avoir la  » boîte  » sur les échanges mondiaux, il faut se représenter la manière dont est organisé, avant 1956, le commerce maritime. Dans tous les grands ports de la planète – et notamment à New York -, les opérations de chargement et de déchargement s’effectuent de manière traditionnelle même si, un peu partout, des systèmes en continu – notamment des tapis-roulants – ont été installés. A l’embarquement, les marchandises, livrées par train ou camion et conditionnées en caisses, cartons et sacs de contenances diverses sont hissées à bord des bateaux, une à une ou par lots. L’opération s’effectue soit manuellement, soit au moyen de grues. Une fois à bord, les marchandises doivent être rangées en soute en fonction de leur taille afin d’optimiser au mieux l’espace, tâche qui mobilise là encore un personnel considérable. Même chose lors du débarquement. Longues – le chargement comme le déchargement d’un gros cargo peut prendre plusieurs jours -, ces opérations sont d’autant plus coûteuses qu’elles exigent une main-d’oeuvre très importante. Une main-d’oeuvre qu’il faut en outre manier avec précaution ! Dans tous les ports du monde, les dockers règnent en effet en maîtres, défendus par des syndicats extrêmement actifs qui n’hésitent jamais, lorsque les intérêts de leurs adhérents sont en cause, à paralyser le trafic. A New York, les organisations représentant les dockers sont en outre totalement corrompues, noyautées qu’elles sont par la mafia. A ce tableau déjà peu reluisant s’ajoutent les bouchons déments provoqués, à l’entrée comme à la sortie des ports, par les norias de camions et de trains transportant les marchandises. Afin de réduire au maximum les coûts de manutention, les entreprises qui dépendent du commerce maritime ont installé leurs entrepôts ou leurs usines le plus près possible des quais, ajoutant encore aux problèmes de circulation et de transit et alourdissant les coûts d’expédition vers les grands centres de consommation. Avec ses 50.000 dockers, ses 5.000 entrepôts et installations industrielles, ses 20.000 emplois associés et ses centaines de kilomètres de voies routières et ferrées, le port de New York est ainsi une véritable ville dans la ville…

En imaginant un conditionnement utilisable par différents modes de transport sans manipulation intermédiaire – ce que l’on appelle la multimodalité -, Malcom McLean jette à bas ce système. Parce qu’il permet de décharger d’un coup et très vite – quelques heures – des centaines, voire des milliers de marchandises, et qu’il ne nécessite plus pour cela qu’une poignée de manoeuvres, la  » boîte  » inventée par Malcom McLean abaisse dans des proportions phénoménales (près de 70 %) les coûts de manutention, brisant au passage la puissance des dockers. Du coup, les entreprises peuvent quitter les ports, où les prix des terrains sont prohibitifs et où la place manque, pour s’installer loin à l’intérieur des terres, plus près des grands bassins de consommation, où les containers leur sont directement livrés, par train ou camion. Une nouvelle géographie industrielle se met ainsi en place qui, aux Etats-Unis par exemple, plongera le port de New York dans une crise dont il mettra des années à se remettre. Mieux ! En raison du caractère inadapté des ports traditionnels, de nouvelles installations portuaires équipées de techniques de manutention très modernes et entièrement dédiées à la préparation des containers voient le jour. La première de ces installations est Port Elizabeth, dans le New-Jersey, que Malcom McLean aménage en 1964. D’autres surgiront un peu partout dans le monde, jusqu’à une date récente, comme en témoigne entre autres l’inauguration au Havre, au début des années 2000, des installations  » Port 2000 « .

Mais le container a également, et peut-être surtout, des conséquences sur le coût du transport maritime. En démultipliant les quantités de marchandises qu’un seul navire peut embarquer et en réduisant les temps d’escale de 4 à 5 jours en moyenne à une dizaine d’heures tout au plus, la  » boîte  » divise par trois ou quatre le prix du transport. Ce faisant, le container contribue à l’explosion du commerce mondial à partir des années 1960.

Plus qu’un simple mode de conditionnement, c’est donc un véritable système que Malcom McLean invente en 1956. Un système qui met une dizaine d’années à peine avant de se répandre dans le monde. Dans l’affaire, deux événements jouent un rôle clef : c’est d’abord la normalisation internationale des containers, dont Malcom MccLean a compris qu’elle détermine en grande partie leur développement à l’échelle mondiale, et pour laquelle il milite ardemment. Il l’obtient en 1961, l’ISO fixant cette année-là à 20, 30 et 40 pieds les dimensions standard des containers. C’est ensuite la guerre du Vietnam. En confiant en 1967 à Sea-Land Service l’expédition de matériels militaires vers l’Asie du Sud-Est, le Pentagone fait en effet beaucoup pour imposer le container dans les milieux de l’armement maritime. Invention géniale en raison de son impact sur le commerce mondial, le container échappe alors très vite à son concepteur. En 1969, confronté à la concurrence de nouveaux opérateurs, Malcom McLean vend Sea-Land Service au groupe américain Reynolds Tobacco Company. Resté membre du conseil d’administration, il en démissionne en 1977 et se lance à nouveau dans le transport maritime en achetant la compagnie United States Lines. Lorsque celle-ci fait faillite en 1987, il trouve encore l’énergie de fonder une troisième compagnie, Trailer Bridge Inc, qui opère toujours entre les Etats-Unis et Porto Rico. Lorsqu’il meurt en mai 2001, à l’âge de quatre-vingt-huit ans, tous les porte-containers alors en mer abaissent leur pavillon pour lui rendre hommage.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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