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« Pour apaiser les âmes des victimes de votre famille, il vous faut construire une demeure pour elles. Et la construire sans cesse, jour et nuit, jusqu’à votre propre mort… » En ce jour de 1882, c’est un étrange message que délivre, de la part des esprits, le médium que Sarah Winchester est venue consulter à Boston. A quarante-trois ans, la richissime héritière de la célèbre fabrique d’armes a l’esprit tourmenté. Depuis quelque temps, elle en est persuadée : les fantômes des innombrables victimes de la carabine à répétition ne la laissent pas en paix.

Ils ont fait son malheur, emportant coup sur coup son enfant, son beau-père puis son mari. Le regard égaré, le teint pâle, les gestes saccadés, Sarah n’est plus que l’ombre d’elle-même. Aucun doute à ses yeux : elle est maudite, elle et son argent. A New Haven, dans le Connecticut, où se trouve la compagnie dont elle a hérité la majorité des parts, on la dit folle à lier. En désespoir de cause, elle a pris conseil auprès d’un médium.

Contre espèces sonnantes et trébuchantes, ce dernier lui a indiqué le moyen d’échapper à la terrible malédiction : elle doit fuir loin de New Haven, quitter cet endroit maudit, s’installer à l’autre bout des Etats-Unis, sur la côte ouest, et y construire une maison d’un genre un peu particulier. Mais attention ! La construction ne devra jamais s’arrêter ; elle devra se poursuivre 24 heures sur 24, sans aucune interruption, jusqu’à ce que la mort l’emporte à son tour. C’est à ce prix et à ce prix seulement qu’elle pourra neutraliser les esprits qui la tourmentent. Et qu’elle trouvera enfin la paix…

Fausses portes et pièces cachées

La demeure existe toujours. Située à San José, en Californie, la « Maison Mystérieuse » comme on l’appelle depuis 1924, figure même parmi les principales attractions de la ville. Avec sa multitude d’ailes ajoutées au fil des années, ses innombrables pièces – 161 officiellement recensées à ce jour -, ses portes qui ne mènent nulle part, ses fenêtres factices, ses escaliers qui viennent buter sur le plafond, ses trompe-l’oeil et ses faux miroirs, elle semble l’oeuvre d’un dément. Elle n’a pas fini de livrer ses secrets.

En octobre 2016, 132 ans après le début de la construction, une nouvelle pièce a été trouvée par hasard, coincée entre un escalier fictif et une fausse fenêtre. Et il est fort à parier qu’on en trouvera d’autres ! Le fruit d’une véritable obsession, à laquelle Sarah Winchester s’est consacrée 38 ans durant, jusqu’à sa mort en 1922, achevant de déranger son esprit et consommant une grande partie de sa fortune. Une véritable folie dont l’objectif était d’emprisonner les fantômes de tous ceux qui avaient été tués par l’arme dont elle portait le nom…

Winchester fit le malheur de Sarah, comme si, en effet, une étrange malédiction s’était abattue sur elle. Sa vie avait pourtant commencé sous les meilleurs auspices. Née à New Haven en 1839, Sarah appartient au meilleur monde. Son père, Leonard Pardee, est le plus important fabricant de chariots et d’attelages de la région, sa mère une figure active et respectée de la ville. Eduquée dans les meilleures institutions de New Haven, férue de littérature et parlant quatre langues, Sarah passe sa jeunesse dans un tourbillon de fêtes et de réception. Et c’est tout naturellement qu’en 1862, alors qu’elle vient d’avoir vingt-trois ans, on la marie au plus beau parti de la ville, un jeune homme de vingt-cinq ans, William Wirt Winchester, fils unique et héritier du dirigeant et principal actionnaire de la firme locale d’armement…

En ce début des années 1860, Winchester n’est pas encore devenu une légende. A New Haven, l’entreprise n’est d’ailleurs pas connue sous ce nom mais sous celui de New Haven Arms Company. Créée en 1855, elle a été reprise deux ans plus tard par le père de William, Oliver Winchester, un ancien apprenti charpentier qui s’est lancé dans le commerce des vêtements avant de choisir celui, bien plus lucratif, des armes. Depuis 1860, Oliver Winchester et son armurier, Benjamin Tyler Henry, travaillent sur une carabine d’un genre nouveau.

Dotée d’une percussion centrale, d’un canon rayé et d’un système de chargement par la culasse, elle va bientôt révolutionner le marché des armes légères. Lorsque William et Sarah se marient, la carabine n’est pas encore prête. Elle l’est quatre ans plus tard, en 1866. Cette année-là sort des ateliers de New Haven la célèbre carabine Winchester, qui deviendra l’arme mythique du Far West. Son succès est tel qu’Oliver Winchester décide de rebaptiser la New Haven Arms Company. La firme, qu’il contrôle à 50 % aux côtés de quelques associés, s’appellera désormais la Winchester Repeating Arms Company. Au début des années 1880, elle emploiera plus de 800 ouvriers et vendra des centaines de milliers de carabines dans le monde entier.

Série noire

1866, année de tous les succès pour Oliver Winchester ; mais année tragique pour Sarah et William qui, depuis son mariage, travaille aux côtés de son père comme directeur financier. Le couple perd sa première-née, Annie. Venu au monde en juin 1866, le nourrisson n’a vécu que six semaines, emporté par une forme rare de marasme nutritionnel infantile. La mort de son enfant plonge Sarah dans une profonde dépression. Recluse dans sa grande maison de New Haven, elle se met à associer la mort de la petite Annie au lancement de la Winchester, survenu à quelques semaines d’intervalle.

Ebranlée, Sarah ne voudra plus jamais d’enfant. Durant une quinzaine d’années, elle parvient cependant à remplir tant bien que mal ses obligations sociales et mondaines. Jusqu’à la mort d’Oliver Winchester, survenue en 1880. Son beau-père a beau disparaître à un âge respectable pour l’époque – soixante-dix ans – Sarah ne peut s’empêcher d’y voir l’effet d’une malédiction. Mais ce n’est rien encore : un an après Oliver, c’est au tour de William, qui a succédé à son père à la tête de la Winchester Repeating Arms Company, de mourir, emporté par la tuberculose dans sa 44e année. Le décès de trop pour la malheureuse Sarah…

A quarante-trois ans, voilà la jeune veuve propriétaire de 50 % des parts de la firme de New Haven, à la tête d’une fortune de 20 millions de dollars et assurée d’un revenu de 1.000 dollars par jour, une somme considérable pour l’époque. Riche, mais sujette à des obsessions morbides où les figures de ses proches disparus se mêlent aux fantômes des victimes de la Winchester. Des fantômes que le médium de Boston lui conseille d’aller apaiser sur la côte ouest…

Le chantier sans fin

A San José, où elle s’installe en 1884, Sarah acquiert pour quelques milliers de dollars un terrain de 65 hectares flanqué d’une modeste ferme. Entièrement remaniée, celle-ci sera le noyau originel de la future « Maison Mystérieuse ». Totalement inconnue à son arrivée en Californie, la riche veuve ne tarde pas à faire parler d’elle. Il faut dire que, le jour même de l’acquisition de sa propriété, elle a convoqué tout ce que la ville compte de maçons, de charpentiers et de couvreurs pour leur demander de commencer immédiatement les travaux. Un premier acompte de 200.000 dollars est même versé à leur intention.

Stupéfaits, les professionnels du bâtiment reçoivent pour instruction de s’organiser pour que les travaux ne s’arrêtent jamais : des équipes tournantes devront être mises en place nuit et jour, y compris les dimanches et les jours de fête. Cette étrange demande fait beaucoup jaser à San José. D’autant que Sarah ne s’en tient pas là ! Refusant de faire appel aux services d’un architecte, elle décide de dessiner elle-même les plans de la demeure.

Chaque matin, les contremaîtres découvrent ainsi les esquisses de leur étrange cliente et doivent adapter le travail en conséquence. Les choses se font au jour le jour, en fonction de l’inspiration ou des désirs de la propriétaire, quitte à détruire ou à remanier totalement ce qui a été fait la veille. Qu’importe d’ailleurs à Sarah Winchester : les travaux devant durer jusqu’à sa mort, elle n’est pas pressée. Quant à l’argent – cet argent du sang qui lui brûle les doigts -, il n’a aucune importance. D’où l’impression de chaos que la Maison Mystérieuse peut parfois donner.

Désorienter les esprits des morts

Elle a pourtant sa logique. Une logique que les artisans embauchés par l’héritière des armes Winchester ne comprendront jamais vraiment. Les escaliers et les portes sans issue, la confusion totale des étages, le labyrinthe de pièces où l’on peut se perdre, toutes ces fantaisies qui font les gorges chaudes de la bonne société de San José répondent à un même objectif : désorienter les esprits des morts ! Occupés à retrouver leur chemin, ils n’auront pas le temps de s’acharner sur elle, pense très sérieusement Sarah. Les éléments symboliques sont omniprésents. La demeure compte ainsi 13 salles de bains, les fenêtres possèdent 13 vitres et 13 lustres ont été installés dans les pièces de réception. Sarah dispose également de 13 chambres différentes qu’elle occupe chaque soir à tour de rôle afin de déjouer les manoeuvres des fantômes.

Etrange, inquiétante même, la Maison Mystérieuse est en revanche un modèle de confort. Elle est équipée de toilettes, de douches chaudes, d’un chauffage à air pulsé, de lampes à gaz à bouton-pression et de trois ascenseurs électriques fabriqués par Otis. N’oubliant pas qui elle est, Sarah a également mis la barre très haut : les lustres sont en or et en argent, les poignées de porte en bronze d’Allemagne, les parquets incrustés de somptueux éléments décoratifs réalisés par les meilleurs artisans de Californie. Jamais personne ne sera reçu dans cette demeure aux dimensions hors normes. Les seuls à y passer la nuit seront les ouvriers ayant oeuvré à sa construction…

Véritable folie ou façon, pour Sarah Winchester, d’oublier ses malheurs ? On ne le saura finalement jamais vraiment même si la première hypothèse semble la plus probable. Lorsque Sarah meurt paisiblement en 1922 à l’âge de quatre-vingt-trois ans, elle a dépensé depuis 1884 près de 6 millions de dollars. Comme elle l’avait exigé, les travaux ne se sont jamais arrêtés. Des ouvriers sont même venus le 18 avril 1906, le jour du grand séisme qui a frappé San Francisco et sa région !

Cette étonnante obsession n’a pas fait qu’écorner la fortune de l’héritière. Bien que premier actionnaire de Winchester avec 50 % des parts, Sarah a refusé, depuis son départ de New Haven, d’investir le moindre dollar dans sa société. En 1919, victimes de difficultés financières, celle-ci est reprise par l’un des tout premiers fabricants américains de réfrigérateurs qui, ne sachant pas très bien quoi en faire, finira par la revendre. Depuis les années 1980, elle appartient à la firme belge d’armements FN Herstal.