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Des flots d’immigrants… En 1885, ils sont 175.000 à débarquer en Argentine. Des Italiens, mais aussi des Espagnols, des Polonais, des Luxembourgeois, des Russes, des Français, des Syro-Libanais venus de l’Empire ottoman et des Allemands, les mieux organisés avec leurs hôpitaux, leurs écoles, leurs magasins, leurs banques et même leurs villages. Tous ont quitté le Vieux Continent pour échapper aux persécutions politiques ou religieuses, fuir la misère, trouver un travail, mus par l’espoir de trouver, de l’autre côté de l’Atlantique, une vie meilleure. 

L’eldorado argentin

Le gouvernement argentin a tout fait pour les attirer. La Conquête du désert – cette série d’expéditions militaires menées entre 1879 et 1885 au détriment des Indiens, qui ont permis de conquérir tous les territoires jusqu’à la cordillère des Andes – a donné au pays d’immenses territoires. Ces terres à la fertilité exceptionnelle, le pays ne peut cependant les exploiter, faute de main-d’oeuvre. Avec 2,5 millions d’habitants environ en 1880, l’Argentine est non seulement sous-peuplée en regard de sa superficie, mais aussi en regard de ses voisins. Comment espérer devenir une grande puissance si l’on dispose d’immenses étendues de terres mais que l’on manque de bras ? Telle est l’équation que les présidents successifs au pouvoir à Buenos Aires se sont employés à résoudre, trouvant dans l’immigration la meilleure réponse à ce défi. Une cascade de dispositions législatives ont ainsi accordé aux migrants un logement temporaire gratuit, une assistance dans la recherche d’un travail et une prise en charge des coûts de déplacement à l’intérieur du pays. Des dispositions qui font pleinement sentir leurs effets à partir de 1885, année qui marque les véritables débuts de la « fièvre argentine ». Entre 1880 et 1895, la population du pays passe ainsi de 2,5 à 4,5 millions d’habitants. Un accroissement spectaculaire qui bouleverse en profondeur les destinées du pays. Rendue possible par l’immigration, la mise en valeur des terres fertiles transforme l’Argentine, une nation jeune encore et à l’instabilité politique chronique, en une grande puissance exportatrice de matières premières agricoles.

Erigé en nouvel eldorado, le pays connaît alors un développement sans précédent qui va durer jusqu’en 1929. En quelques années, l’Argentine devient le premier fournisseur mondial de céréales, mais aussi de laine et de viande. Des matières premières qui s’exportent majoritairement vers l’Europe, et notamment vers l’Angleterre, leur premier marché. La prospérité de l’Argentine rejaillit sur sa capitale, Buenos Aires. A la fin du XIXe siècle, c’est la ville la plus peuplée d’Amérique latine. De nouveaux boulevards, sur le modèle de ceux percés à Paris par le baron Haussmann, y sont ouverts. Sous la direction d’Eduardo Madero, banquier et homme d’affaires, le port est modernisé et doté de nouvelles infrastructures. « Grand four où viennent se fondre toutes les races de la terre » au dire d’un contemporain, Buenos Aires est la ville de tous les contrastes. Les « beaux quartiers » – la Florida, célèbre pour ses salons de thé, ses cafés et ses boutiques de luxe – y côtoient les « conventillos », ces taudis pour immigrés où des familles entières s’entassent dans une seule pièce. Souvent venue d’Europe, mais étroitement liée à l’aristocratie argentine, l’élite économique du pays s’entiche du mode de vie à la française au point de se faire construire des hôtels particuliers imités de ceux du parc Monceau ou de l’avenue du Bois.

L’étonnante ascension du fondateur de la bière Quilmes

Rien ne symbolise mieux le creuset argentin que les destinées d’Otto Peter Friedrich Bemberg, fondateur de l’une des dynasties d’affaires les plus puissantes du pays. Lui aussi est un immigré. En 1850, ce jeune homme issu d’une prospère famille de négociants du textile installée à Cologne depuis des siècles s’embarque pour l’Amérique du Sud afin d’y faire soigner ses bronches. Buenos Aires, où il arrive en 1851, abrite déjà une importante colonie allemande. Par son entremise, Otto Peter est introduit dans la bonne société argentine, libérale et proeuropéenne. En 1853, il épouse l’une des filles de Sebastian Ocampo, l’un des hommes les plus riches du pays – il possède notamment d’immenses estancias dans le pays et est présent dans la construction de routes et de ponts – et par ailleurs très proche des milieux politiques argentins. C’est le début d’une étonnante ascension. Grâce à l’aide de son beau-père et à l’argent des Bemberg de Cologne, Otto Peter se lance, dans les années 1850, dans l’importation de tissus et l’exportation de céréales vers l’Europe, et la distillerie d’alcool. Plus tard, dans les années 1860, il investit dans la terre, obtenant des concessions pour installer des colonies agricoles dans la province de Santa Fé, réputée pour la fertilité de ses sols. Otto Peter Friedrich Bemberg se lance également dans la construction d’infrastructures publiques, notamment de routes et de chemins de fer.

Mais c’est surtout la bière qui va faire sa fortune et celle de sa famille. Dès la fin de la Conquête du désert, en 1885, Otto Peter a pris la mesure des transformations que connaît l’Argentine. A ses yeux, l’essor démographique du pays, l’unification du territoire à l’intérieur de frontières bien délimitées, sans parler de la stabilité politique qui règne à Buenos Aires, sont autant de signes annonciateurs d’une nouvelle ère placée sous le signe de la prospérité. Pour beaucoup d’observateurs, il ne fait désormais aucun doute que l’Argentine s’imposera, d’ici au début du XXe siècle, parmi les dix premières puissances économiques mondiales.

Cette conviction, Otto Peter Bemberg la partage pleinement. Mieux ! L’homme d’affaires peut à bon droit se féliciter de ne pas avoir attendu la « fièvre argentine » pour miser sur ce pays. Propriétaire terrien, industriel, membre à part entière de l’élite dirigeante argentine et disposant de solides réseaux en Europe, l’ancien immigrant allemand fait figure d’acteur incontournable pour tous les projets d’envergure intéressant le développement économique de ce pays.

Depuis quelque temps, une idée mûrit dans son esprit : ouvrir en Argentine une grande brasserie capable d’alimenter en bière tout le marché national. L’idée est d’autant plus séduisante que les Argentins sont, traditionnellement – comme tous les Latins -, de grands buveurs de vin et de bière, une tendance que l’arrivée de nouveaux immigrants en provenance d’Europe ne peut qu’accentuer. Créer une brasserie ultramoderne afin de produire une bière de qualité, privilégier le marché de masse et, pour cela, créer une marque incontournable dans son secteur, viser enfin d’emblée la conquête du marché national : tel est le projet, ambitieux et largement visionnaire, qu’Otto Peter, fort des moyens considérables dont il dispose, entend mettre en oeuvre.

Les choses, dès lors, vont très vite : en 1888, Otto Peter fonde la Brasserie Argentine. Avec l’aide de son fils Otto Sebastian – qui, à Louvain, en Belgique, puis à Munich, a étudié les techniques de fabrication de la bière -, il édifie à Quilmes, dans la banlieue de Buenos Aires, une brasserie ultramoderne doublée d’une malterie. Couvrant pas loin de 13 hectares, raccordée au réseau électrique, ce qui lui confère un rendement optimal et permet d’accélérer le tirage de la bière, équipée en matériel acheté majoritairement en Allemagne, elle produit une bière réputée pour sa qualité. Une bière vendue sous la marque Quilmes à grand renfort de publicité et distribuée dans tout le pays grâce à un vaste réseau commercial. Dès son inauguration en 1890, la brasserie s’impose comme la toute première entreprise de son secteur en Argentine et même en Amérique du Sud. Quant à la bière Quilmes, elle allait rester jusqu’à nos jours l’une des plus réputées et des plus consommées du pays.

Libéral, profondément cosmopolite, Otto Peter incarne alors l’ouverture au monde des élites argentines et, au-delà, l’ancrage de l’économie du pays dans les grands flux internationaux du commerce. Sa vie se partage entre Buenos Aires et Paris, où ce francophile a été présenté jadis à Napoléon III et où il a acquis un bel hôtel particulier dans le 9e arrondissement, l’un des plus chics de la capitale. C’est de là qu’il gère l’essentiel de ses affaires. Alliés aux meilleures familles aristocratiques d’Argentine, ses enfants, et notamment son fils et successeur Otto Sebastian, font également de longs séjours en France, à Paris bien sûr, mais aussi à Biarritz, la station balnéaire à la mode depuis le second Empire. Mais la famille a également investi en Espagne, où elle a acquis des propriétés et des terres. Quand ils sont en Argentine, les Bemberg s’occupent de leurs nombreuses estancias, devenues de gigantesques centres de production agricole.

La fin de l’âge d’or  

L’âge d’or de l’Argentine devait se poursuivre jusqu’en 1929. La crise économique mondiale porte en effet un rude coup à l’économie du pays, étroitement dépendante des matières premières agricoles. S’y ajoute l’arrivée au pouvoir de Juan Peron, en 1943, à la suite d’un coup d’Etat. Partisan d’une hypothétique voie entre capitalisme et communisme, ce militaire nationalise les actifs industriels appartenant à des étrangers, érigés en boucs émissaires de la crise. Les Bemberg eux-mêmes n’y échappent pas, qui sont spoliés de l’essentiel leurs biens. Une partie de leur fortune leur sera restituée après la guerre. Mais c’en est bel et bien terminé de l’eldorado argentin.

Illustration : Pascal Garnier