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On la croyait née en Italie au XVe siècle, avec l’apparition des grandes banques, ou bien encore en Angleterre et à Amsterdam au début du XVIIe, avec la création des grandes compagnies commerciales. En réalité, la première société par actions de l’histoire est née trois siècles bien avant en France, à Toulouse. Actions librement cessibles, distribution de dividendes, assemblée générale des actionnaires, dirigeant élu… C’est bien là, sur les bords de la Garonne, dans cette très ancienne région où les traditions romaines ont longtemps survécu, que le capitalisme franchit une étape décisive de son histoire. Constituée au milieu du XIVe siècle, la Société des Moulins du Bazacle existe toujours, même si elle ne moud plus de grains depuis très longtemps. Devenue une usine hydroélectrique en 1888, introduite à la Bourse de Paris en 1910, elle est aujourd’hui exploitée par EDF. C’est un historien du droit, Germain Sicard, qui fut le premier à l’exhumer des archives. Rédigée en 1952, sa thèse a été rééditée en 2015 par la prestigieuse université Yale, aux Etats-Unis.

Toulouse, 1372. Une centaine de personnes écoutent la lecture de la charte constitutive de la Société des Moulins du Bazacle, « l’Honor del molis del Bazacle » en occitan. Il y a là des meuniers, bien sûr, mais pas seulement. Parmi les actionnaires, on remarque également des femmes – phénomène courant dans cette partie de la France -, des notables de la Ville rose, gros artisans, hommes de loi, représentants d’institutions religieuses et, bien sûr, les capitouls de la cité, du moins une partie d’entre eux. Au nombre de huit, ces magistrats municipaux, élus en général pour une année, appartiennent à la bonne bourgeoisie locale. Ils administrent la ville tout en veillant au développement de leurs affaires. Bénéficiant d’une grande autonomie, ils ont tout fait pour favoriser l’activité économique, notamment par une législation et une fiscalité avantageuses.

Un investissement lucratif

Agriculture de rente, négoce… Ces hommes avisés savent où investir. Ils savent que les moulins qui ceinturent la Garonne, en amont et en aval de la ville, sont une bonne affaire. C’est là que les blés récoltés dans la plaine de Toulouse sont transformés en farine, produit indispensable s’il en est. En plaçant de l’argent dans cette nouvelle entreprise, les magistrats de Toulouse peuvent s’attendre à encaisser de beaux dividendes. De fait, de 1372 à leur reprise par EDF, en 1946, les moulins du Bazacle fourniront un retour moyen annuel de 5 %. Avec des pointes de 15 % à 20 % durant une grande partie du Moyen Age. Une performance plus qu’honorable.

En cette année 1372, cela fait plusieurs siècles déjà que des moulins à eau sont installés sur le Bazacle, ces hauts-fonds de marne dure qui permettent le passage de la Garonne à Toulouse et où, jadis, les Romains avaient aménagé un port. Les premiers sont apparus vers 1071. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. A la fin du XIe siècle, une soixantaine de moulins au moins fonctionnent en amont et en aval de la Garonne. Leur apparition à ce moment ne doit rien au hasard. Depuis l’an mil, voire même depuis plus longtemps dans certaines régions, l’Occident connaît une croissance économique rapide : augmentation de la population, développement des villes, amélioration des rendements agricoles – grâce notamment à la diffusion du collier d’épaules et de la charrue -, développement des échanges… C’est un monde nouveau qui se met en place. Connus depuis l’Antiquité, les moulins à eau se multiplient sur les cours d’eau. A l’heure de la grande croissance, on s’en sert pour tout : écraser le grain, fouler les draps, tanner les peaux, actionner les marteaux des forges… Sans cesse améliorés, ils sont de plus en plus performants. Sur les bords de la Garonne, les moulins les plus importants peuvent moudre jusqu’à 1.500 kilos de blé par jour et employer 40 personnes.

Des décennies durant, les moulins du Bazacle, comme tous ceux situés sur la Garonne, sont exploités par une poignée de meuniers propriétaires. Les plus petits sont construits sur des bateaux ou des pontons flottants; les plus importants sur terre. Dans les années 1150-1170, les meuniers entreprennent de construire des « chaussées », c’est-à-dire des digues en pieux de bois permettant d’ancrer plus facilement les moulins et de profiter pleinement de la force de la Garonne. Edifiés en travers du fleuve, ces ouvrages amènent directement les eaux vers les roues des moulins. A Toulouse et dans ses environs, tous les moulins ont désormais leur chaussée : ceux du Château, sur l’île de Tounis, en amont de la ville, ceux de la Daurade, situés également en amont, et ceux du Bazacle, situés en aval, aux portes même de la cité.

C’est à ce moment, lors de la construction des chaussées, qu’apparaissent les premières formes de société commune. Leur nom ? Les « pariages ». Ces structures juridiques sont spécifiques au midi de la France. Resté fidèle au droit romain, celui-ci, en effet, ne connaît pas le droit d’aînesse. La propriété collective d’un bien y est chose courante, tout comme le partage des héritages à parts égales. Constitués au XIIe siècle, ces pariages regroupent les propriétaires de moulins. Leur objet : assurer la construction et l’entretien des chaussées, considérées comme des biens collectifs. C’est que l’aménagement de ces ouvrages, et les réparations qu’il faut régulièrement y effectuer, coûtent cher, très cher même. Et puis il y a les frais de justice, qui ne cessent d’augmenter. En se dotant de chaussées, avec l’accord des comtes de Toulouse et la bénédiction des capitouls, qui ont tout à y gagner, les meuniers se sont en effet mis beaucoup de monde à dos, à commencer par les pêcheurs et les bateliers, contraints de multiplier les manoeuvres et les détours pour exercer leurs activités. Il faut donc payer des gens de loi pour régler les innombrables procédures. Les premiers pariages permettent de répartir ces frais entre les différents propriétaires des chaussées. Très vite, cependant, leur objet s’élargit. De l’entretien des ouvrages, on passe rapidement à la propriété et à l’exploitation collective des moulins eux-mêmes. Cette évolution s’effectue progressivement, tout au long des XIe et XIIIe siècles. Bien avant 1372, qui marque en réalité l’aboutissement d’un long processus, les moulins du Bazacle sont organisés en société commune. Les meuniers n’y sont plus seuls. Ils ont, déjà, été rejoints par les notables et les capitouls qui ont flairé la bonne affaire et qui, à la faveur de successions ou de quelque malheur, ont racheté des parts aux premiers propriétaires.

Une interminable procédure judiciaire

Décidés à faire fructifier leur investissement, ils se sont également lancés dans de véritables batailles contre les autres moulins, ceux du Château et de la Daurade. Dans les années 1280-1370, les conflits sont en fait incessants. Ainsi, les moulins du Château ne cessent de se plaindre de ceux de la Daurade qui, après chaque crue de la Garonne, profitent des réparations pour bâtir leur chaussée un peu plus haut, affaiblissant le rendement des installations situées plus en amont. Confrontés à des procédures en rafale, les meuniers de la Daurade finissent par reculer. Mais la querelle a donné des idées aux propriétaires des moulins du Bazacle qui ont, eux, l’avantage, de se situer en aval. « Ces messieurs du Bazacle », et notamment les marchands capitouls de Toulouse, sont gens malins. En 1355, profitant de l’état pitoyable des moulins du Château, gravement endommagés par une crue de la Garonne, et de l’effondrement des prix des grains provoqué par la grande peste de 1348, ils rehaussent sensiblement leur propre chaussée. C’est le début d’une interminable procédure judiciaire qui ne s’achève qu’en… 1408, date à laquelle les meuniers de la Daurade décident d’arrêter les frais. Les propriétaires du Bazacle ont su jouer la montre. Ils ont également su s’assurer de solides appuis, notamment en associant le roi de France à leurs droits de pêche sur la Garonne et, sans doute aussi, en corrompant le représentant du monarque en Languedoc.

Une gouvernance inédite

Ce sont donc ces hommes et ces femmes, patients, sachant compter, âpres au gain, obstinés et non dénués d’une certaine dose de fourberie, qui, en 1372, signent la charte de création de la Société des moulins du Bazacle – première société par actions avérée -, donnant un nouvel élan et de nouvelles règles à une entreprise commune qui existait depuis longtemps déjà. Les 96 actions – les « uchaux » – de la société attribuées aux investisseurs sont librement cessibles au prix fixé par le marché et avec des droits de mutation inférieurs à 2 %; la responsabilité des propriétaires n’est pas engagée au-delà de leur participation; chaque détenteur de titres – appelé « parier » – a droit à un dividende annuel, en l’espèce un seizième sur chaque sac de blé déposé par les paysans, payable chaque mois. La gouvernance de l’entreprise est assurée par trois grands organes. Chaque année, le conseil général de pariers, assemblée générale avant la lettre, se réunit pour approuver les comptes, prendre les grandes décisions d’investissements et élire le conseil d’administration, la « régence ». Constituée de huit pariers, celle-ci choisit à son tour le dirigeant de l’entreprise, désigné pour un an. Ancêtre du PDG, le « régent », en charge de la direction de l’entreprise, peut signer des contrats et a la haute main sur les salariés, une trentaine de personnes au total : meuniers, âniers, comptables… Ceux-ci se voient attribuer chaque année, au moment de la clôture des comptes, 10 % du montant total des bénéfices. Une participation aux bénéfices avant l’heure.

Ce type de société ne fera pas école dans le nord de la France où le droit coutumier mais aussi l’existence de droits de mutation très élevés -20 % de la valeur du bien – ne favorisent guère son apparition. Là, comme dans une bonne partie de l’Occident, d’autres formes de société existent alors, sous forme de commandites ou proches de nos modernes sociétés en nom collectif. Mais elles accueillent généralement un nombre limité d’associés qui n’ont, en outre, pas la faculté de céder librement leurs parts. Même la banque Médicis, à l’apogée de sa puissance vers 1450, est constituée de filiales de petite taille, juridiquement indépendantes les unes des autres et dont les associés sont tous issus de quelques familles étroitement liées entre elles. Puis le temps s’accélère. A Gênes, des sociétés importantes, dont le capital est divisé en parts cessibles et dont la responsabilité des actionnaires est limitée à leur mise de fonds, voient le jour au XVe siècle. Un siècle et demi plus tard, c’est l’apparition, à Londres et Amsterdam, des premières grandes compagnies commerciales, la Compagnie anglaise des Indes orientales et la Compagnies des Indes occidentales. Elles sont dotées d’un capital considérable, accueillent de nombreux investisseurs et ont des ambitions mondiales. A bien des égards, cependant, la voie a été ouverte un jour de 1372 par une poignée de meuniers et d’investisseurs toulousains.