Arpajon, 9 juillet 1820. C’est dans cette petite ville de l’actuel département de l’Essonne, alors au centre d’un important territoire agricole, que Félix Potin vient au monde. Son père est cultivateur. Ce n’est cependant pas à ce métier que Jean-Baptiste Potin destine son fils. Il veut en faire un notaire, une profession qui signerait aux yeux de tous l’ascension de la famille. Le jeune Félix s’y refuse. Veut-il échapper à l’emprise paternelle, pesante en milieu rural ? Toujours est-il qu’en 1836, il monte à Paris et trouve une place de commis épicier chez un certain Bonnerot, qui tient alors boutique rue du Rocher, dans le 8e arrondissement. Le métier a certes mauvaise réputation. Mais le jeune homme de seize ans est nourri et logé.
L’apprentissage de Félix Potin va durer huit années au cours desquelles il apprend le métier et économise le moindre sou pour pouvoir s’installer à son compte. C’est chose faite en 1844. Cette année-là, Félix Potin ouvre en effet sa propre épicerie rue Neuve-Coquenard, dans l’actuel 9e arrondissement de Paris. Choix judicieux ! Très commerçante, la rue est située à proximité de l’abattoir de Montmartre. L’année suivante, Félix Potin épouse Joséphine Miannay, dont le père est fondeur de cuivre. Elle est sérieuse, économe et ne rechigne pas à la tâche : elle tiendra la caisse et lui donnera quatre enfants. L’épicerie Potin est alors des plus modestes. « Ce n’était qu’une boutique au sens vulgaire du terme,écrira plus tard son gendre. La façade était flanquée de larges tonneaux contenant les pruneaux et les olives. Des chapelets de harengs saurs et le pain de sucre pendaient aux poutrelles du plancher. Les objets étaient enveloppés à la hâte dans des feuilles de papier grossier. » Dans sa boutique que rien ne semble distinguer des innombrables épiceries qui existent alors à Paris, Félix Potin introduit cependant des méthodes qui révolutionnent le monde du commerce.
« Faire beaucoup et gagner peu »
Pour mesurer leur caractère profondément novateur, il faut se souvenir de ce qu’est le monde de l’épicerie en ce milieu des années 1840. Le métier, depuis toujours, a mauvaise presse. Borné, terre à terre, malhonnête : telle est l’image de l’épicier que véhiculent libellistes, satiristes et autres caricaturistes. A bon droit d’ailleurs ! Le client qui entre chez un épicier est en effet assuré d’être trompé : sur les poids et mesures, sur les prix – jamais affichés, ce qui permet de vendre « à la tête du client » -, et, surtout, sur la qualité des produits. Le client veut-il du sucre ? Il hérite bien souvent d’un mélange sucre-farine ! Du café ? Il en achètera, mais mélangé à de la chicorée ! A une époque où il existe encore une importante domesticité, l’épicier s’arrange en outre avec les domestiques pour tromper leurs maîtres. Dix litres d’huile commandés deviennent huit litres livrés, le reste étant revendu pour son propre compte par la cuisinière ou la servante. A Paris, le « sou pour livre » comme on appelle cette méthode, fait presque figure de droit acquis !
Félix Potin connaît ces pratiques. Il sait qu’elles interdisent toute confiance entre l’épicier et ses clients, gênant le développement des affaires. Lui entend au contraire respecter le client. Les méthodes qu’il introduit dans sa boutique au milieu des années 1840 répondent à cet objectif. Sa première décision consiste à afficher ses prix, désormais fixés une fois pour toutes, une idée déjà mise en oeuvre dans le commerce de nouveautés mais qu’il est le premier à appliquer dans l’épicerie. Beaucoup plus innovante est la « gâche ». Le principe ? Vendre certains articles à bon marché, sans majoration par rapport au prix d’achat, les pertes sur ces produits étant compensées par les profits sur des articles plus luxueux. Au principe « faire peu et gagner beaucoup d’argent » qui guide le monde de l’épicerie depuis des lustres, Félix Potin en substitue un autre : « faire beaucoup et gagner peu ». Ce qu’invente en fait Félix Potin, c’est la notion de « produits d’appel » qui devait faire les beaux jours de la grande distribution. Dans sa boutique, il interdit également toute tromperie sur la marchandise et toute forme de complicité entre ses employés et la domesticité.
En 1850, Félix Potin vend son épicerie de la rue Neuve-Coquenard pour reprendre celle de son ancien patron rue du Rocher. Très vite cependant, un autre emplacement l’attire : les grands boulevards. Car Paris est en train de changer, et même très vite ! En 1853, l’empereur Napoléon III a confié au nouveau préfet de la Seine, le baron Haussmann, une tâche ambitieuse : « aérer, unifier et embellir Paris ». Les travaux ont débouché sur le percement de grandes avenues qui attirent des foules compactes. C’est le cas, notamment, du boulevard Sébastopol, inauguré en 1858. C’est là, au coeur de Paris, que Félix Potin entend s’installer. Il le fait en 1860 en ouvrant une nouvelle épicerie à l’enseigne « maison Félix Potin » au 103 du boulevard de Sébastopol, à l’angle de la rue Réaumur. Elle occupe deux niveaux et dispose de 20 mètres de façades sur rue. Peu après, son beau-frère ouvre à son tour une grande épicerie sur le boulevard Malesherbes, elle aussi à l’enseigne Félix Potin. C’est le point de départ d’un réseau qui ne cessera de prendre de l’ampleur après la mort de l’épicier.
Pour Félix Potin, l’heure est à présent venue d’aller encore plus loin dans la transformation de son métier. En observateur avisé, il a remarqué le fabuleux essor que connaissent les chemins de fer depuis quelques années. De fait, entre 1850 et 1870, le réseau ferré français passe de 3.000 à près de 18.000 kilomètres. Félix Potin entend tirer parti de ce développement des moyens de transport pour mener à bien une autre révolution : celle des achats. Dès l’ouverture du magasin du boulevard Sébastopol, il entreprend d’aller s’approvisionner directement en province, un moyen de contourner les grossistes qui verrouillent les circuits de distribution, de réduire le prix d’achat des denrées et d’en contrôler la qualité. Mais ce n’est là qu’un début ! Pour obtenir les meilleurs prix et la meilleure qualité, Félix Potin décide de fabriquer lui-même certains de ses produits. En 1861, il achète dans ce but un terrain de 4.000 mètres carrés non loin du bassin de la Villette, point de convergence de nombreuses voies d’eau. La fabrique qu’il y édifie est une véritable usine qui produit du chocolat et des confiseries, confectionne des conserves alimentaires et distille des boissons alcoolisées. Très mécanisée, l’usine produit également du sucre en morceaux, une rareté à une époque où, dans la plupart des épiceries, il faut encore casser les pains de sucre à la main.
L’invention de la marque distributeur
L’usine de la Villette – une seconde sera ouverte à Pantin en 1881 – est une première dans le monde de l’épicerie. Elle permet à Félix Potin non seulement de maîtriser en partie l’amont – les approvisionnements et la production -, mais aussi de lancer une véritable politique de marque. Empaquetés à la fabrique, les produits sont vendus sous le nom Félix Potin qui inaugure ainsi la longue histoire des marques distributeur. Les deux magasins du boulevard Sébastopol et du boulevard Malesherbes proposent alors toutes sortes de denrées alimentaires – sucre, chocolat, café, thé, farine, pâtes, huile, confiserie, fruits secs, fromage, jambon, beurre, conserves, épices, vins et alcools… – mais aussi des produits d’entretien et d’éclairage, de la droguerie, des savons et de la parfumerie. Cette diversité est l’une des clefs du succès de la maison : elle répond en effet aux besoins de la population parisienne, dont le niveau de vie croît de manière régulière. Comme Le Bon Marché au même moment, Félix Potin profite pleinement de l’essor économique du Second Empire. Plus que son fondateur, discret et accaparé par son travail, la maison Félix Potin est alors la plus connue des maisons d’épicerie de Paris. Une notoriété qui doit beaucoup aux voitures de livraison au nom de l’entreprise qui, depuis les années 1860, sillonnent les rues de la capitale.
Le succès de Félix Potin aurait-il suscité des jalousies dans le monde de la boutique ? En novembre 1870, alors que les Prussiens assiègent Paris, une étrange rumeur, lancée par « Paris-Journal », annonce la mort de « l’épicier Potin ». Dénoncé comme accapareur, il se serait suicidé pour échapper au déshonneur. Pas moins de 60 journaux relaient la nouvelle. Annoncé comme mort, Félix Potin est pourtant bien vivant ! Le lendemain de la parution des articles, il publie une lettre ouverte. « Je ne suis pas mort », clame-t-il haut et fort ! Dans le même temps, il s’emploie à réunir de nombreux témoignages prouvant son dévouement à la population parisienne depuis le début du siège. De fait, l’épicier a organisé son propre ravitaillement dans ses magasins, cédant ses denrées à très bas prix et mettant 5.000 kilos de riz à la disposition des cantines nationales. Lorsque la vérité éclate enfin, une foule composée majoritairement de femmes afflue boulevard Sébastopol pour remercier l’épicier. Félix Potin meurt quelques mois plus tard, le 19 juillet 1871, à l’âge de cinquante et un ans. Ses successeurs sauront faire fructifier son héritage : en 1890, l’enseigne compte déjà 160 magasins.
Illustration. Un magasin Félix Potin vers 1910