Gardone, Lombardie. Rien à première vue ne distingue cette très ancienne cité d’une quelconque ville de province de l’Italie du Nord. Rien, sinon la présence en son sein de l’une des plus vieilles firmes au monde : la très réputée Fabricca d’Armi Beretta. Implanté au coeur de la ville, l’établissement et ses dépendances emploient 8000 personnes. Outre un impressionnant catalogue d’armes à feu à usages civil et militaire – dont les canons des Famas français –, il produit des armes blanches et des lignes de vêtements pour la chasse. A quelques mètres de l’entrée principale de l’usine, une majestueuse demeure, édifiée dans le style renaissance vénitienne et entourée de somptueux jardin : la « Villa Beretta « . L’ancien PDG du groupe, Ugo Bussali Beretta, aujourd’hui âgé de 81 ans, y vécut longtemps, tout comme ses deux fils et successeurs, Franco et Pietro. Cette étonnante bâtisse de style tout à la fois gothique, médiéval et romain fait aujourd’hui office de siège social et de musée. Elle recèle d’inestimables trésors, témoins d’une histoire commencée il y a plus de cinq siècles.
Le succès de Beretta est le fruit d’une étonnante alchimie : la longévité exceptionnelle de certains membres de la famille, gage de stabilité et de pérennité, le souci constant de la qualité et de l’élégance, qui ont fait la réputation des produits de la firme, et le réinvestissement systématique des profits, grâce auquel les Beretta ont pu sauvegarder leur indépendance et conserver, jusqu’à nos jours, la totalité du capital de l’entreprise entre leurs mains. On y ajoutera un système d’apprentissage permettant d’associer très jeunes, les héritiers aux affaires et la présence sur place, au coeur même de l’usine, de la famille fondatrice, ininterrompue depuis près de cinq siècles…
L’histoire de la dynastie commence un jour de 1526 lorsque le Sénat de Venise accorde à un certain Bartolomeo Beretta, installé à Gardone comme « maître de canons et arquebuses », le privilège de fabriquer des armes à feu pour le compte de la Sérénissime République, acte assorti d’une première commande de 185 arquebuses. La cité et sa région – le Val Trompia – abritent alors un très actif centre de métallurgie, spécialisé depuis longtemps dans la fabrication d’armes à feu : regroupés au sein d’une ligue influente, une quarantaine de maîtres arquebusiers se partagent un marché que l’état de guerre quasi perpétuelle qui règne à ce moment en Europe rend particulièrement juteux. De ce Bartolomeo, on sait peu de chose sinon qu’il naquit en 1490, qu’il eut un fils et que, dans les dernières années de sa vie, il acheta un domaine dans les environs de Gardone, signe d’une certaine prospérité. Ce qui est sûr en revanche, c’est que pendant des siècles, les Beretta ne se distinguèrent en rien de leurs confrères armuriers. Artisans comme eux, ils employaient deux, trois ouvriers tout au plus, et travaillaient exclusivement pour la République de Venise qui interdisait formellement toute exportation d’armes hors de son territoire.
Guerres avec la Turquie, l’Espagne, la France, la papauté, sans parler des conflits avecles autres cités italiennes : l’histoire de Beretta se confond avec celle, agitée, de la péninsule. Techniciens avant tout, ouverts à l’innovation – au XVIIe siècle, ils sont ainsi parmi les premiers à fabriquer des mousquets en lieu et place des antiques arquebuses – les descendants de Bartolomeo Beretta se succèdent de père en fils – toujours l’aîné –, affermissant méthodiquement leur emprise sur la Ligue des armuriers de Gardone tout en se gardant bien de prendre parti dans les innombrables querelles politiques du moment. Les alliances matrimoniales sont le moyen privilégié de leur ascension. Mais la famille n’hésite pas à recourir, quand il le faut, aux intrigues : à plusieurs reprises, des membres de la Ligue se plaignent des agissements des Beretta. L’un d’eux est même soupçonné du meurtre d’un concurrent, arrêté puis relâché faute de preuves… Résultat : à la fin du XVIIe siècle, les Beretta sont le principal fabricant de mousquets et de pistolets de la région. Propriétaires d’un haut-fourneau et de deux forges, régnant sur un apprenti, cinq ouvriers et un « maître ordinaire », ils fabriquent alors, à eux seuls, 3.000 des 25.000 mousquets produits annuellement au Val Trompia. Un siècle plus tard, on leur donne du « Signori », signe de leur importance et du respect qu’ils inspirent. Les guerres révolutionnaires et l’occupation française en Italie du Nord vont donner à la famille le « coup de pouce décisif » : se rangeant résolument dans le camp des envahisseurs, auxquels ils livrent toutes les armes qu’ils demandent, les Beretta s’attirent les bonnes grâces de Bonaparte qui leur octroie un certificat de bons et loyaux services. A la fin des années 1790, la dissolution de la Ligue des armuriers de Gardone par ce même Bonaparte sert au mieux les intérêts des Beretta. Restée seule en lice, la famille peut reprendre son ascension…
C’est avec Pietro Antonio que les Beretta sortent véritablement de l’ombre. Né en 1791, ce jeune homme ambitieux s’emploie à transformer ce qui est encore un modeste atelier d’artisan en une authentique fabrique d’armes. En 1832, il lui donne le nom qui est encore le sien aujourd’hui. Mais Pietro Antonio ne s’arrête pas là : toujours sur les routes, il multiplie les accords avec des importateurs et développe les productions, ajoutant couteaux, sabres, baïonnettes, pistolets et fusils de chasse à un catalogue déjà bien fourni. A sa mort en 1853, son fils Giuseppe reprend le flambeau et entame un « règne » qui devait durer un demi-siècle. Un record ! Plus encore que son père, ce représentant de la douzième génération passe son temps par monts et par vaux, développant le réseau de revendeurs, élargissant la gamme aux armes de sport, visitant des fabriques en France, en Allemagne et en Belgique, s’embarquant même pour les Etats-Unis où il passe avec Remington des accords de fabrication.
Industriel, Giuseppe ? Sans doute. Mais très modeste encore. Au milieu des années 1860 en effet, l’« usine » Beretta dépasse à peine 1.000 mètres carrés et emploie un peu plus de 50 personnes. Giuseppe lui-même vit modestement dans un appartement qu’il s’est fait aménager à l’intérieur même de l’établissement, fidèle en cela à la tradition familiale. Rompant en revanche avec la prudence multiséculaire de la famille qui voulait que ses membres se mêlent le moins possible des affaires du vaste monde, Giuseppe s’implique très avant dans la vie publique. A Gardone, berceau de la dynastie, il est un membre éminent et actif du conseil municipal. La cité lui doit même son premier hôtel, édifié sur ses deniers personnels « pour l’embellissement de la ville et le confort des voyageurs ». Nationaliste convaincu, partisan de la « cause italienne », il soutient Garibaldi et laisse son frère s’engager dans ses rangs, lui recommandant avant tout d’être « discipliné et obéissant ». Conséquence de ces prises de position ou reconnaissance de la qualité des produits Beretta ? Toujours est-il qu’au début des années 1870, le roi de la jeune Italie réunifiée fait de la petite firme de Gardone l’un des fournisseurs privilégiés de son armée. La consécration pour l’antique dynastie… Entre Beretta et l’Etat italien, des liens privilégiés se sont noués qui subsisteront jusqu’à nos jours. De la Sérénissime République à l’Italie contemporaine, l’histoire de Beretta est aussi celle des relations du monde des affaires avec un Etat en perpétuelle gestation…
Mais le vrai industriel, le « bâtisseur de l’empire » comme on l’appellera, la figure centrale de la saga Beretta, c’est Pietro, fils aîné de Giuseppe et voué à ce titre à diriger l’entreprise familiale. A son père qui s’est tué à la tâche et qui a poussé son dernier soupir penché au-dessus d’un établi, il succède en 1903. Lui aussi régnera longtemps : jusqu’en 1957, date de sa disparition ! Dans l’usine entièrement mécanisée de 10.000 mètres carrés qu’il fait édifier dès son arrivée pour faire face aux commandes de l’armée italienne et où se pressent désormais 160 ouvriers – ils seront 1.400 en 1940 – il se distingue par une direction des plus paternalistes. A Gardone qui a conservé des allures de village, crèches, hôpitaux, maison de retraite et cantine ont tôt fait de fleurir. Ailleurs en Italie, ce patron à la fibre sociale fait édifier des colonies de vacances et des centres de loisirs pour ses employés. Technicien comme l’était son père, son grand-père et tous ses ancêtres avant lui, il s’entoure d’ingénieurs et de stylistes – une première – à l’image de Tullio Marengoni avec lequel il passe de longues heures, jusque très tard le soir, à travailler sur de nouveaux modèles. Sa seule véritable passion, outre les armes, sont les automobiles. Propriétaire d’une De Dion-Bouton dès 1906, qu’il conduit à toute vitesse, de nuit, sur les routes des environs, il les collectionne amoureusement. A la différence de son père, Pietro n’aime guère en revanche les voyages qu’il n’entreprend que contraint et forcé, préférant de loin Gardone aux terres lointaines. Au début des années 1920, profitant d’une baisse temporaire des commandes – la guerre est finie ! – il a recours à ses ouvriers pour édifier, au coeur même de l’usine, la fameuse « Villa Beretta » dont il fait sa demeure privée et qu’il décore d’objets et de meubles de la fin du siècle précédent. Aujourd’hui encore, la propriété est la maison principale de la famille qui manifeste ainsi son attachement à Gardone. Un peu plus tard dans les années 30, Pietro achète une île près de Monte Isola, sur laquelle il fait construire une autre villa. L’endroit servira, jusqu’à nos jours, de villégiature d’été à la famille.
La Première Guerre mondiale, avec ses commandes innombrables de pistolets et revolvers, de fusils et de baïonnettes, va faire beaucoup pour le développement de Beretta qui, avec Fiat, se partage l’essentiel des marchés d’Etat. Libéral, et même progressiste, Pietro Beretta entretient en revanche des relations orageuses avec le fascisme et son chef qu’il n’aime pas. Peu en odeur de sainteté à Rome – ce qui ne l’empêche pas de rester le principal fournisseur de l’armée en armes individuelles – l’industriel est même, au lendemain du bombardement de l’usine par les Alliés en 1944, arrêté par les Allemands qui se méfient de lui… et libéré par un groupe de partisans. Par conviction ou par prudence, Pietro a en effet maintenu pendant toute la guerre des relations plus que cordiales avec les représentants du monde ouvrier, notamment les syndicalistes contraints à la clandestinité. Un comportement qui lui vaut de reprendre tranquillement ses affaires au lendemain de la guerre et de rester le fournisseur de l’armée puis des forces de l’ordre italiennes.
A sa mort en 1957, ce sont ses deux fils Carlo et Giuseppe qui prennent en main les destinées de l’affaire, puis, après la mort du dernier d’entre eux en 1993, Ugo Gussoli Beretta, le fils unique de Franco Gussali et de Giuseppina Beretta, soeur des deux défunts frères et garante de la continuité de la famille. En l’espace d’une dizaine d’années à peine, cet authentique manager venu de la direction commerciale et nommé directeur général au début des années 80, a profondément transformé l’entreprise familiale : développement de nouvelles lignes de produits – les vêtements –, rachat de plusieurs concurrents – Benelli, Aldo Uberti & Co en Italie et, plus récemment, Sako en Finlande –, ouverture de nouveaux marchés. Malgré sa taille modeste _ gage de la qualité de ses produits, aujourd’hui universellement reconnue _, Beretta se veut clairement une entreprise mondiale. Une ambition illustrée de façon spectaculaire en 1985 lorsque l’armée américaine choisit de remplacer ses légendaires pistolets Colt par des Beretta. Un marché entièrement négocié par Ugo dont c’est sans doute l’un des plus beaux succès. Aujourd’hui, plus de cinq cents ans après sa création, Beretta exporte 75 % de sa production dans près de 100 pays.
Depuis les années 2010, la firme est présidée par Franco et Pietro, les fils de Ugo Bussali Beretta. Ils sont la seizième Beretta à veiller sur l’entreprise multiséculaire dont le nom est une référence dans le monde des armes individuelles. Portées par la demande, les installations de Gardone se sont déployées progressivement de part et d’autre de la vallée coupée par la rivière Mella. La production est désormais assurée par des machines à haute vélocité et utilise des procédés de contrôle numérique de dernière génération. L’assemblage se fait cependant toujours à la main. Cette opération, qui mobilise des savoir-faire très particuliers que se transmettent religieusement les ouvriers de l’usine, contribue largement à la réputation de qualité qui s’attache aux armes Beretta.