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Plus de 15 millions de voitures vendues en vingt ans, un record qui ne devait être battu qu’en 1972 par la Coccinelle de Volkswagen : lancée en 1908, la Ford T a révolutionné l’industrie automobile. Elue « voiture la plus importante du XXesiècle « , elle fut le premier véhicule de l’histoire à être produit en masse, ouvrant ainsi aux classes moyennes américaines des horizons totalement nouveaux. Elle fut également la première voiture à être fabriquée en série sur chaîne d’assemblage, donnant naissance à un standard industriel – le fameux fordisme -qui devait être adopté par l’ensemble du secteur et qui, pour l’essentiel, est encore en vigueur aujourd’hui. Plus qu’une simple voiture, la Ford T marque la véritable naissance de l’industrie automobile et son entrée dans une ère nouvelle : celle de la grande consommation.

« Je veux faire une voiture pour le plus grand nombre. Une voiture dont la taille puisse convenir aussi bien à une famille qu’à un homme seul. Elle devra être simple et moderne à la fois. » Telle est la feuille de route qu’Henry Ford donne à ses plus proches collaborateurs à la fin de l’année 1906. L’industriel a alors quarante-trois ans. Né en 1863, ce passionné de mécanique est entré dans le monde de l’automobile en 1896 en construisant son premier quadricycle à moteur. En 1899, quittant la compagnie Edison, où il travaillait comme ingénieur mécanicien, il a créé à Detroit sa première société, la Detroit Automobile Company, qui a fait faillite très vite. Loin de se décourager, Henry Ford a alors mis sur pied, cette fois avec plusieurs actionnaires, une deuxième entreprise, la Henry Ford Company. Las ! En 1902, en désaccord avec plusieurs de ses associés, l’industriel a démissionné de son poste et vendu ses parts pour créer une troisième entreprise. C’est ainsi qu’a été fondée en 1903, toujours à Detroit, la Ford Motor Company dont Henry Ford, au départ, n’a que 25,5 % des parts et qui s’est installée dans une ancienne fabrique de fiacres. L’expérience, cette fois, est couronnée de succès.

A la fin de l’année 1906, la Ford Motor Company produit autour de 5.000 véhicules par an. En 1904, l’usine d’origine, trop petite, a été abandonnée au profit d’un établissement beaucoup plus vaste sur l’avenue Piquette à Detroit. Depuis 1903, dix-neuf modèles ont été lancés sur le marché, depuis la Ford modèle A bicylindre jusqu’au modèle S quatre cylindres. Ces véhicules, bien accueillis par le public, sont proposés à des prix plutôt élevés : entre 850 et 1.000 dollars selon les modèles, le salaire annuel d’un professeur d’école s’élevant alors à 850 dollars. Si elle est plus accessible qu’en Europe – où elle fait figure de produit de luxe -, l’automobile est donc clairement réservée, aux Etats-Unis, à une clientèle aisée. Henry Ford est cependant convaincu, et depuis quelque temps déjà, qu’il existe un immense marché pour l’automobile du côté des classes moyennes américaines. Depuis la fin de la guerre de Sécession (1865), celles-ci ont en effet connu un essor très rapide qui s’est encore accéléré avec l’industrialisation des années 1870-1880. Visionnaire, Henry Ford sait que ce mouvement va se poursuivre. C’est cette même conviction que les classes moyennes ont un rôle clef à jouer dans le développement économique du pays qui allait pousser l’industriel, en 1914, à doubler le salaire minimum journalier de ses ouvriers – de 2,5 à 5 dollars -, jetant la consternation parmi ses concurrents…

Pour l’heure cependant, l’idée qu’une voiture puisse être vendue avec profit à monsieur Tout-le-Monde ne convainc personne. Et surtout pas les actionnaires de la Ford Motor Company, qui imposent le lancement, en 1904, d’une voiture de luxe, la Ford Modèle B, vendue 2.000 dollars ! Si ce véhicule rencontre un vrai succès, il déplaît fortement à Henry Ford. Un an plus tard, l’industriel croit pouvoir mettre sur le marché la voiture accessible à tous qu’il a en tête. Mais le modèle K, prévu au départ pour être produit en grand nombre et vendu à 400 dollars, voit sa conception évoluer au fil des mois. Lorsqu’elle est lancée, la Ford K est devenue une grande voiture dont le prix de vente atteint 2.500 dollars et qui, en raison d’erreurs de conception, égratigne sérieusement la réputation de la Ford Motor Company. C’est alors, dans les tout derniers jours de l’année 1906, qu’Henry Ford décide de prendre personnellement les choses en main et de concevoir une voiture d’un genre entièrement nouveau. Ce sera la Ford T.

Avenue Piquette, une poignée de personnes seulement sont au courant de ce projet. Outre Henry Ford, il y a Harold Wills, l’ingénieur en chef de Ford, Joseph Galamb, le patron du design industriel, Charles Sorensen et Peter E. Martin, responsables de la production, et enfin Walter Flanders, l’expert machines de Ford. Tous sont de très proches collaborateurs d’Henry Ford. Tous sont également, dans leur spécialité, des professionnels de haute volée. Né en 1878, ayant appris la métallurgie sur le tas, Harold Wills a rejoint Ford dès 1899 pour l’aider à concevoir ses premiers modèles, menant à bien plusieurs mutations technologiques de première importance comme l’utilisation des alliages spéciaux. Né en Hongrie en 1884, titulaire d’un diplôme de mécanique, Joseph Galamb a, de son côté, commencé sa carrière dans l’industrie automobile en Allemagne et en Autriche. Spécialiste de la production, Peter E. Martin a pour sa part acquis des connaissances précieuses en matière d’organisation industrielle en travaillant au début du siècle dans une fabrique de boîtes métalliques. Un parcours assez proche de celui de Charles Sorensen, qui a rejoint Ford en 1905 après un début de carrière dans une usine de production de poêles en acier.

Confinée dans une pièce située au deuxième étage de l’usine de Piquette, la petite équipe travaille d’arrache-pied sur le projet de la future Ford T. L’idée est de produire un modèle léger, simple de conception et pouvant être vendu à un prix très accessible. Il est prévu de proposer dans un premier temps le modèle aux alentours de 825 dollars, un montant encore élevé. D’emblée cependant, Henry Ford envisage de baisser radicalement le prix de la voiture en transformant totalement ses modes de production. Sous réserve, évidemment, que le véhicule soit bien accueilli par le public. D’où la présence de Charles Sorensen et Peter E. Martin au sein de l’équipe. Leur mission : réfléchir, aux côtés d’Henry Ford, à de nouveaux procédés industriels.

Il faudra un peu plus d’un an pour concevoir la Ford T. Présentée en mars 1908, elle innove sur un certain nombre de points, qu’il s’agisse des alliages légers, du train planétaire ou du volant magnétique qui transforme l’énergie mécanique en électricité. Elle rencontre un tel succès que l’usine de Piquette, malgré les améliorations apportées, a le plus grand mal à répondre à la demande. Le premier mois, l’établissement ne parvient qu’à produire… 11 véhicules par jour ! D’où la décision, prise par Henry Ford dès la fin de l’année 1908, de déménager la production sur un nouveau site situé dans les faubourgs de Detroit, à Highland Park.

Pour concevoir et édifier cette usine d’un genre nouveau, l’industriel fait appel à Albert Kahn, un architecte en pleine ascension. Mais c’est évidemment dans le domaine de la production que la nouvelle usine innove radicalement. En charge des opérations, Martin et Sorensen se sont vu confier la tâche immense de réaliser une « super-usine » capable de construire au moins 1.000 véhicules par jour ! Du jamais-vu encore dans la jeune industrie automobile. D’où le double choix, décisif, de la production en continu et de la standardisation des pièces. Un choix qui, semble-t-il, doit beaucoup plus aux expériences personnelles de Martin, de Sorensen et de Ford qu’aux idées de Frederick Taylor, le promoteur de l’organisation scientifique du travail. Pour la production en continu, Henry Ford s’est ainsi inspiré de l’usine d’abattage et de transformation des viandes édifiée par Swift à Chicago. Quant à la standardisation et à l’interchangeabilité des pièces, elle avait déjà été expérimentée dans les années 1850 par l’usine Colt de Paterson, dans le New Jersey.

Inaugurée en 1910, l’usine de Highland Park bouleverse en profondeur la jeune industrie automobile. Totalement standardisées, les pièces circulent sur d’immenses convoyeurs qui desservent des postes individuels de travail. Chaque ouvrier est désormais affecté à une tâche élémentaire qui diffère de celle de son voisin, le convoyeur poussant les éléments d’un poste à l’autre. « L’homme qui place une pièce ne la fixe pas, l’homme qui place un boulon ne met pas l’écrou et l’homme qui place l’écrou ne le visse pas » : tel est, résumé par Henry Ford lui-même, le principe général de cette rationalisation poussée à l’extrême. Rompant radicalement avec les systèmes de production antérieurs – dans lesquels chaque ouvrier était responsable de la fabrication de tout un élément et disposait, pour cela, d’un établi complet -, la ligne d’assemblage permet de réduire très fortement le nombre de gestes effectués par chaque ouvrier -84 en moyenne contre plusieurs centaines auparavant -et donc d’augmenter très fortement la productivité. L’organisation de la ligne d’assemblage elle-même a fait l’objet des plus grands soins. Afin d’éviter toute perte de temps, les machines ont été regroupées de manière à suivre le déroulement de la production. Les presses sont ainsi proches des fraiseuses, elles-mêmes implantées à proximité des machines de soudage. En fin de chaîne, tous les véhicules font l’objet de tests de qualité…

Les résultats obtenus sont spectaculaires. Alors qu’auparavant le montage complet d’un véhicule demandait 12 heures et « consommait  » 1.800 mètres carrés d’espace, il ne faut plus, en 1910, que 91 minutes et 100 mètres carrés… Tout a été pensé dans une logique d’augmentation de la productivité, y compris la peinture : les premiers modèles ne seront proposés qu’en noir, cette couleur séchant plus rapidement que les autres et étant, de surcroît, moins coûteuse. Effectuée en continu et simplifiée à l’extrême, la production s’envole : en 1911, elle s’élève à 70.000 véhicules par an. Elle sera de 170.000 en 1912, date à laquelle l’usine de Highland Park est totalement opérationnelle, et de 500.000 en 1915. Au début des années 1920, l’usine Ford produira entre 9.000 et 10.000 véhicules par jour, soit 2 millions par an environ ! Le prix du véhicule, du coup, baisse très rapidement : en 1908, la Ford T était proposée à 825 dollars. Elle l’est à 490 dollars en 1915 puis à 360 dollars en 1916 et 290 dollars en 1920. Un record ! Voiture la moins chère du monde, la Ford T est également la première voiture globale. Dès 1911, des usines sont ouvertes au Canada et en Grande-Bretagne. Dans les années 1920, des chaînes d’assemblage sont créées en Allemagne, en Argentine, en Espagne, au Danemark, au Brésil, en France, au Mexique et au Japon. Un nouveau modèle est en marche…

 

 

 

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