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Arrivé sans le sou aux Etats-Unis à l’âge de 20 ans, ce fils d’un boucher Allemand édifia un empire basé sur le commerce transcontinental des fourrures avant de se lancer dans d’audacieuses spéculations immobilières.

 « Pour devenir riche, il suffit de se mettre au lit à neuf heures. Levé très tôt le matin, on travaille trois fois plus que tout le monde ». John Jacob Astor savait assurément de quoi il parlait ! Couché tous les jours avec le soleil, levé à l’aube, ce travailleur acharné accumula en quelques années une fabuleuse fortune, devenant ainsi l’un des tout premiers – sinon le premier – milliardaires de l’histoire des Etats-Unis. A sa mort en 1848, le montant total de ses avoirs se montait à plus de 20 millions de dollars, soit environ 150 millions de dollars actuels. Une belle réussite assurément pour cet étonnant personnage, réputé pour son manque total de savoir-vivre, arrivé aux Etats-Unis à 20 ans et qui, en quelques années, avait édifié un véritable empire commercial basé sur le commerce des fourrures…

Waldorf, Allemagne. C’est là que naît, en 1763, John Jacob Astor, troisième et dernier fils d’un boucher prospère. Dégoûtés par le métier de leur père, ses deux aînés prennent très tôt le large : tandis que le premier part pour New-York, le second, George, se fait embaucher à Londres par la firme Astor & Broadwood, alors une petite fabrique d’instruments de musique dont l’un des fondateurs est un oncle de la famille et qui deviendra célèbre plus tard sous le nom de Broadwood & Co. John Jacob ne sera pas long à suivre la trace de ses frères. En 1779, malgré l’opposition de son père,  il part à son tour pour Londres où George lui a fait miroiter une vie facile. L’histoire veut qu’au moment de quitter sa ville natale, son maigre balluchon sur l’épaule, il se soit retourné une dernière fois sur le paysage qui l’avait vu grandir et que, plein d’enthousiasme, il ait juré sur les mânes de sa mère, récemment disparue, de s’enrichir. Hélas, la vie à Londres se révèle beaucoup moins rose que prévu. Dans la capitale anglaise, John Jacob doit en effet travailler dur pour vendre des instruments de musique. Pendant quatre ans, le jeune homme fait office de marchand ambulant, mettant à profit ses rares temps libres pour apprendre l’Anglais, économisant le moindre shilling en prévision de son départ pour les Etats-Unis. Là, pense-t-il, il pourra commencer une nouvelle vie et devenir un homme riche. Déjà, le rêve américain… En 1783, il peut enfin s’embarquer sur un vaisseau en partance pour Baltimore avec, en poche, une poignée de Guinées et un lot de flûtes qu’Astor & Broadwood lui a confié…

C’est au cours de la traversée, en discutant avec l’équipage, qu’il entend parler du commerce des fourrures. Aux Etats-Unis, lui dit-on, les vêtements et les chapeaux de peaux – immortalisés par le célèbre Davy Crockett – font un malheur, alimentant un juteux trafic entre les villes et l’intérieur du pays. Ces propos vont décider de sa vocation. Après un bref passage à Baltimore, il s’installe à New-York et trouve un emploi chez un négociant en fourrures. Véritable entrepôt de l’Amérique, porte d’entrée du grand commerce maritime, la cité fondée jadis par les Hollandais connaît alors une prospérité remarquable. Grâce à sa position privilégiée au débouché de la vallée de l’Hudson, la ville est notamment la plaque tournante du commerce des fourrures, acheminées depuis le Canada et les territoires de l’intérieur par une armée de trappeurs. Pendant un an, John Jacob Astor s’initie aux arcanes de ce trafic très particulier. Un trafic juteux, contrôlé par quelques gros marchands, Canadiens pour la plupart. Regroupés au sein de deux grosses compagnies, la North West Company et la Hudson Bay Company, ceux-ci disposent d’un quasi-monopole sur ce commerce. Plus tard, John Jacob Astor n’aura de cesse de les éliminer du marché américain. Mais pour l’heure, le jeune immigrant observe et apprend. En 1784, il se sent suffisamment assuré pour ouvrir sa propre affaire de négoce.

Pendant des années, John Jacob Astor va mener de front la vie d’un trappeur et d’un négociant en fourrures. Il faut l’imaginer parti des semaines entières, sillonnant, seul, la vallée de l’Hudson à la recherche des précieuses peaux qu’il achète aux Indiens et à des trappeurs de rencontre et qu’il ramène ensuite jusqu’au grand port de la côte Est. Le métier n’est pas sans risques. Beaucoup y laissent leur scalp ou leurs os, victimes de la convoitise d’autres « coureurs des bois ». Plus tard, devenu multimillionnaire, John Jacob Astor se souviendra avec nostalgie de ses randonnées interminables, de ses nuits à la belle étoile et des combats qu’il aura dû mener contre les « bêtes féroces »… Légende que tout cela ? Peut-être pas. Dans les Etats-Unis d’alors s’enfoncer dans les territoires de l’intérieur fait encore bien souvent figure de véritable aventure. John Jacob Astor, lui, y gagne ce qu’il a toujours recherché : la fortune. Achetées à vil prix ou troquées – notamment contre de l’alcool –, les peaux qu’il se procure sont revendues avec un confortable bénéfice à New-York où elles finissent en chaussures, bottes, vestes, toques et autres chapeaux. Dans son négoce, John Jacob Astor sera puissamment aidé par sa femme, Sarah Todd, qu’il a épousée à l’automne 1785 et avec laquelle il vit, lorsqu’il n’est pas sur les pistes, dans le petit logement qu’il s’est aménagé au-dessus de son bureau new-yorkais. Dotée d’un coup d’œil remarquable, elle n’a pas son pareil pour sélectionner les bonnes peaux et les négocier au meilleur prix. Parfaitement consciente de l’aide qu’elle apporte à son mari, elle ira jusqu’à exiger de lui qu’il lui donne 500 dollars par heure pour prix de ses services ! Une prétention insupportable pour John Astor (la somme représente tout de même pas loin de 5000 dollars de nos jours) à laquelle son épouse ne renonce qu’au prix d’une mémorable scène de ménage…

En 1800, après une quinzaine d’années passées à sillonner la vallée de l’Huston, John Jacob est devenu le principal négociant en peaux et fourrures de la place de New-York.  C’est alors qu’un projet incomparablement plus ambitieux commence à mûrir dans son esprit. Depuis les années 1780, les grands marchands de Boston et de New-York ont pris le chemin de la Chine d’où ils rapportent des cargaisons entières de thé et de soieries. Mais ce commerce a un défaut : il profite surtout à la Chine qui exige d’être payée en numéraire et qui refuse toute marchandise en provenance d’Europe ou des Etats-Unis. Or, John Jacob Astor a appris d’un marchand russe de passage à New-York qu’un seul produit faisait exception à cette règle : les fourrures, et plus particulièrement les peaux de loutre dont les Chinois raffolent ! L’information ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Dans le courant de l’année 1800, John Jacob Astor prend une part dans un vaisseau de commerce en partance pour Canton. A son bord, plus de 30 000 peaux, destinées à être échangées sur place contre des soieries, du satin et du thé. Dans l’affaire, le négociant a risqué gros. Mais le jeu se révèle payant. Lorsque le vaisseau revient quelques mois plus tard, tout le stock de peaux a en effet été écoulé.  Quant au thé, satins, soieries et autres chinoiseries venues du lointain Orient, ils trouvent immédiatement preneurs sur le marché new-yorkais.  Le bénéfice de l’opération se monte au total à plusieurs dizaines de milliers de dollars.

En cette année 1800, John Jacob Astor vient de créer ce qui est sans doute la première organisation commerciale transcontinentale de l’histoire des Etats-Unis. Organisation plus que multinationale d’ailleurs, tant le négociant dirige encore ses affaires de manière traditionnelle aidé seulement de quelques commis. Il n’empêche : cinq ans après cette première tentative, Astor est déjà propriétaire de cinq vaisseaux qui, une fois par an, gagnent Canton les soutes pleines de fourrures et en reviennent chargés de marchandises précieuses.   Encouragé par le succès de ce troc à grande échelle, Astor décide alors, en 1808, de franchir une étape supplémentaire. C’est le début d’un incroyable projet …

L’idée d’Astor est ambitieuse : il s’agit rien de moins que de créer de toutes pièces, sur la côté Ouest des Etats-Unis – plus précisément au débouché de la rivière Colombia, dans l’actuel Etat de l’Oregon – un établissement entièrement dédié au grand commerce maritime. Le négociant a tout prévu ! Au départ de New-York, les bateaux chargeront toutes sortes de produits et de marchandises qu’ils convoieront jusqu’en Oregon. Là, ces produits seront échangés aux Indiens contre des peaux, elles-mêmes embarquées sur d’autres vaisseaux en partance pour Canton et troquées en Chine contre des soieries et du thé. Ces articles gagneront alors l’Europe à travers l’Océan Indien où ils seront à leur tour échangés contre des produits anglais et français, eux-mêmes revendus à New-York, bouclant ainsi la boucle ! Plus que le commerce triangulaire qui avait fait les beaux jours de la France et de l’Angleterre au XVIIIème siècle, il s’agit d’un trafic à l’échelle de la planète toute entière ! A ce projet titanesque, auquel il croit dur comme fer et pour lequel il a créé deux compagnies distinctes – l’American Fur Company et la Pacific Fur Company –, John Jacob Astor se dévoue sans compter. Sa priorité est d’obtenir une charte du gouvernement fédéral afin d’écarter ses rivaux canadiens et de s’assurer le monopole total du commerce des peaux sur la côte Est. Le président Jefferson y consent enfin, de guerre lasse, en 1808, après que le négociant ait littéralement assiégé son bureau pendant plusieurs semaines pour obtenir le précieux document.

L’opération se solde par un échec retentissant ! En 1810, deux expéditions sont en effet parties de New-York avec mission de gagner l’Oregon : l’une par la voie terrestre, l’autre par la voie maritime, via le Cap Horn. La première se perd en route et erre plusieurs mois avant de gagner enfin, réduite à une poignée d’hommes, le débouché de la rivière Colombia. La seconde n’a pas plus de chance. Commandé par un ivrogne, le navire n’arrive à destination qu’à la fin de l’année 1811 après avoir perdu la moitié de son équipage, tué par la maladie et les Indiens.  En 1812, le fameux établissement commercial, objet de tous les rêves de John Jacob Astor, est tout de même créé. Son nom : Astoria. La ville – à l’époque un fortin et quelques masures – existe toujours sous ce nom. La guerre anglo-américaine qui éclate cette même année sonne cependant le glas des espérances du négociant. Bloqués par les Anglais, les vaisseaux de la Pacific Fur Company ne peuvent en effet prendre la mer. En 1813, de guerre lasse, John Jacob Astor  vend Astoria à ses rivaux de la North West Company. L’humiliation est cuisante…Elle ne sera définitivement lavée que trois ans plus tard lorsque John Jacob Astor obtiendra du Congrès des Etats-Unis le vote d’une loi excluant définitivement tout étranger du commerce des fourrures. La vengeance est un plat qui se mange froid…

Pendant près de vingt ans encore, Astor va se consacrer au commerce des fourrures,  maintenant une liaison régulière entre New-York, la Chine et l’Europe, développant son organisation sur l’ensemble des Etats-Unis et rachetant la plupart de ses concurrents. En 1834, pressentant le déclin prochain du marché des fourrures – la mode a changé et les vêtements de peaux ne font désormais plus recette –, il vend la totalité de ses parts dans l’American Fur Company et commence une nouvelle carrière de spéculateur immobilier, achetant des terrains à New-York – plus de 500 en 1840, dont une bonne partie de Manhattan – et les revendant ensuite sous forme de lots constructibles. L’extraordinaire croissance de la ville – dont la population passe de 60 000 à 240 000 habitants entre 1820 et 1840 –  fera sa fortune.

Devenu immensément riche, propriétaire d’une belle demeure à Broadway et d’une résidence d’agrément dans les environs de New-York, John Jacob Astor est alors une figure de la haute société new-yorkaise. Figure parfaitement méprisée au demeurant, tant l’homme est connu pour ses manières grossières et son manque total de savoir-vivre. N’a t-il pas l’habitude, à table, de se curer le nez et les dents avec les doigts, voire, comme il le fait une fois lors d’un dîner d’apparat,  d’essuyer ses mains couvertes de graisse sur la robe de sa voisine ? « Cet homme n’est tout simplement pas de notre milieu » dira de lui Albert Gallatin, Secrétaire au Trésor du président Jefferson. Plus que ses mauvaises manières ou son fort accent allemand, c’est sa folie des grandeurs qui étonne les new-yorkais.  Etonnant trait de caractère chez cet homme connu pourtant pour sa radinerie – il ne mange que des restes, négocie le moindre de ses achats et ne donne que parcimonieusement, et toujours à contrecœur  –. Comme beaucoup de parvenus, Astor a en fait soif de reconnaissance et veut laisser une trace de son passage. Dans les années 1830, il se met ainsi en tête de doter New-York d’un hôtel digne de ce nom : ce sera l’Astor House, futur hôtel Astoria, un établissement gigantesque qui compte 300 chambres et 17 salles de bains, un luxe pour l’époque. L’endroit devient rapidement le centre de la vie mondaine de New-York malgré des tarifs prohibitifs. « Astor pèle ses clients comme j’ai moi-même pelé les ours et les bisons » dira Davy Crockett, bon connaisseur en la matière, après un séjour d’une semaine à l’Astor House. Au milieu des années 1840, il s’attaque à un autre projet : une bibliothèque publique – la bibliothèque Astor – contenant tout le savoir humain. Astor y investit plus de 400 000 dollars.  Il ne verra pas la fin des travaux, achevés en 1856. Lorsqu’il meurt en 1848, il laisse toute sa fortune à ses cinq enfants. Ses dernières paroles, raconte-t-on, furent pour son fils aîné, traité d’« imbécile » pour avoir, un peu plus tôt, donné 100 dollars à une association charitable…

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