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«Je veux libérer un geste de la femme », disait Jean Mantelet. Cet objectif, le fondateur de Moulinex l’a poursuivi toute sa vie, hissant son entreprise parmi les leaders mondiaux du petit électroménager et faisant de sa marque l’une des plus connues au monde. 

Jean Mantelet naît à Rosny-sous-Bois le 10 août 1900 dans une famille de petits artisans. La séparation de ses parents, en 1903, va bouleverser son destin. Contrainte de travailler, sa mère le place, alors qu’il a à peine douze ans, en apprentissage dans une bonneterie de la rue de Rivoli. Il y apprend les rudiments du commerce et de la comptabilité. Curieux, débrouillard, travailleur, le jeune Mantelet a tôt fait de conquérir l’estime de son patron, qui le verrait bien plus tard comme son successeur. Las ! la mort du commerçant en 1919 remet tout en cause. Faute de mieux, Jean Mantelet rejoint alors son père, qui a ouvert à Belleville un petit atelier de quincaillerie. Cette collaboration ne durera guère. Décidé à réussir, épris d’indépendance, il décide rapidement de se mettre à son compte. En 1929, il saute le pas et ouvre à Bagnolet un petit atelier de fabrication d’appareils ménagers à main : la Manufacture d’Emboutissage de Bagnolet. 

La jeune société connaît des débuts difficiles. Le pas décisif est franchi en 1932 lorsque Jean Mantelet invente ce qui deviendra bientôt l’un de ses produits les plus célèbres : le moulin-légumes. L’histoire veut qu’un soir de janvier 1932, l’épouse de Jean Mantelet ait servi à son mari une purée de pommes de terre pleine de grumeaux, préparée avec un presse-purée traditionnel. Pour Jean Mantelet, c’est la révélation. Le lendemain, il conçoit l’idée d’un appareil rotatif pourvu d’un tamis et capable de passer indifféremment tous les légumes. Le moulin-légumes est né. Sa conception est des plus simples : une grille unique solidaire de la calandre, non démontable et sur laquelle une spatule métallique, mise en mouvement par une manivelle, peut à la fois cisailler et écraser les légumes en les faisant passer à travers le tamis. Pratique, simple d’utilisation, cet appareil va faire la fortune de son inventeur. 

Pour assurer le succès de son produit, Jean Mantelet a la bonne idée de le produire en très grande quantité de façon à obtenir des prix très bas. « Des bas prix par la production de masse ». Ce slogan, que reprendront vingt ans plus tard tous les géants de la grande consommation, Jean Mantelet, l’autodidacte, le met en pratique dès 1932. Vendu au prix très bas de 15 francs, le moulin-légumes fait un véritable triomphe. En 1934, il s’en vend déjà plus d’un million d’exemplaires ! Exploitant le filon, l’industriel lance alors toute une série d’appareils à manivelle aux noms aussi évocateurs que la « moulinette », le « moulisel », le « moulipoivre », le « moulisucre » et le « mouli-moutardier ». En 1937, forte désormais de plusieurs centaines d’ouvriers et trop à l’étroit dans ses locaux de Bagnolet, la fabrique bâtit une usine à Alençon, en Normandie. 

Son deuxième tournant majeur, Jean Mantelet le prend dans le courant des années 50. Remarquant un matin, sur le parking de l’usine d’Alençon, que les vélomoteurs sont devenus plus nombreux que les bicyclettes qui, depuis toujours, constituaient le moyen de transport de prédilection de ses ouvrières, l’industriel a l’idée d’abandonner les manivelles et de doter ses appareils d’un moteur électrique. Le premier appareil, un moulin à café électrique, sort en 1956. Sa véritable originalité, une fois de plus, réside dans son prix : alors que les appareils des concurrents sont vendus à partir de 28 francs, Jean Mantelet, lui, affiche le sien à 19,90 francs ! Un prix bien plus accessible pour une population qui rêve déjà d’une société d’abondance calquée sur le modèle américain. Le succès est immédiat : la première année, près d’un million et demi d’appareils sont vendus. Pour Jean Mantelet, c’est un nouveau départ. En 1957, il rebaptise la Manufacture d’Emboutissage et lui donne le nom de Moulinex, abréviation de moulin express. La marque Moulinex est lancée. En quelques années, elle deviendra l’une des marques françaises les plus connues au monde, comme Michelin ou L’Oréal. 

De 1956 jusqu’à la fin des années 70, le succès de Moulinex ne se démentira plus, la marque conquérant de nouveaux adeptes au fur et à mesure du lancement de nouvelles familles de produits. Doté d’un flair infaillible, Jean Mantelet va jouer à fond sur les transformations qui affectent alors l’environnement quotidien des Français. Et d’abord leur logement. Fruit de la reconstruction, l’habitation standard moderne compte désormais trois pièces au moins, dont une véritable cuisine. Surtout, l’application de normes de confort modernes dans la construction de logements se traduit par la généralisation des nouveaux usages de l’électricité. Certes, la plupart des appareils ménagers existent depuis les années 20, mais ils n’ont pas dépassé, pendant trente ans, le cercle des classes bourgeoises. L’explosion des usages domestiques de l’électricité ouvre l’ère de l’électroménager de masse. Dans les années 60, la diffusion de l’« American Way of Life », jointe à la modernisation des logements, change du tout au tout la vie quotidienne des Français. C’est l’âge d’or des cuisinières électriques, des réfrigérateurs, des machines à laver le linge ou la vaisselle, mais aussi des fers à repasser, des machines à coudre, des mixers, des aspirateurs et autres robots ménagers. Alors qu’en 1950 le taux d’équipement des ménages en appareils ménagers atteignait péniblement 3 %, il grimpe à 20 % en 1965, avant de s’accélérer au cours des années 70 : au milieu de la décennie, 75 % des Français possèdent un réfrigérateur, 40 % une machine à laver la vaisselle et 65 % une machine à laver le linge. En l’espace d’une vingtaine d’années, c’est toute une société qui est entrée dans la vie moderne. Une évolution qui ouvre des perspectives illimitées aux fabricants d’appareils ménagers, et dont Moulinex, plus que d’autres, saura pleinement profiter… 

Mais la généralisation de l’électricité n’est pas tout. Il faut savoir vendre. Jean Mantelet comprend que la femme, cette femme qui commence à peupler les bureaux et les usines, sera la principale intéressée par cette évolution. Faute de temps, pense-t-il, elle sera de plus en plus séduite par des appareils pratiques, simples d’utilisation et capables de faire gagner du temps. Convaincre d’abord cette femme, mais aussi la séduire pour en faire une fidèle de Moulinex : voilà bien, aux yeux de Jean Mantelet, le ressort secret qui déterminera la réussite de la marque : « La différence entre un homme et une femme, c’est que, lorsqu’un homme connaît un bon tailleur, il se garde bien de donner l’adresse à quiconque, alors qu’une femme, elle, s’empresse d’en parler à ses amies. » Fort de ses principes, Jean Mantelet entraîne son entreprise dans un développement effréné dont l’objectif n’est rien moins que de couvrir tout le champ des possibles en matière de petit électroménager. Savoir-faire oblige, l’entreprise s’investit d’abord dans ce qu’elle connaît le mieux : la préparation alimentaire. Après les mixers, batteurs, presse-fruits ou autres hachoirs à viande électriques, la société s’attaque à des produits plus ambitieux. En 1960, c’est la sortie du premier robot, le Robot-Charlotte, ainsi appelé en référence au prénom de l’une des secrétaires du patron. Symbole par excellence de la vie moderne et de la cuisine facile, le robot résume à lui tout seul les aspirations des femmes d’alors et rencontre un véritable triomphe. D’innombrables modèles suivront dans les années 60, qui répondront aux jolis noms de Robot-Marie, Robot-Jeannette ou bien encore Robot-Marinette. Dans l’intervalle, la gamme Moulinex s’enrichira de bien d’autres produits : râpeur, centrifigeuse, essoreuse, rôtissoire, humidificateur, moulinette électrique et couteau électrique, ouvre-boîte, friteuse et grille-pain, gril à viande et cafetière, espresso et minifour, presse-agrumes et yaourtière, four à micro-ondes, machine à fabriquer les pâtes… Et ce n’est pas tout ! S’enhardissant au-delà des rives de la cuisine, Moulinex se lance à la conquête de deux univers entièrement nouveaux : l’entretien du foyer et celui de la personne. En 1961, l’entreprise lance ainsi sur le marché son premier sèche-cheveux. Suivront un aspirateur, un casque séchant, un fer à coiffer, un peigne soufflant, un ramasse-miettes et un balai électrique, une brosse électrique, et un fer à repasser, autant d’appareils jusque-là réservés à quelques privilégiés. 

Démocratiser l’utilisation des appareils ménagers : cette ambition, qui sert de fil rouge au développement de Moulinex, explique l’incroyable créativité de la marque au cours du quart de siècle qui suit le lancement du moulin à café électrique. Moulinex, dans l’esprit des clientes, c’est d’abord des appareils vendus à des prix très accessibles. Industriel comblé, Jean Mantelet a pris soin de rester fidèle aux principes qui, depuis l’époque du moulin-légumes, inspirent son action : pour démocratiser les appareils ménagers, explique-t-il, il faut les proposer à des prix très compétitifs, de l’ordre de 30 % à 40 % moins chers que la concurrence. Cela signifie, comme par le passé, produire en très grande quantité, mais aussi, et c’est plus nouveau, intégrer le maximum de fabrications, de l’emboutissage à la fabrication des moteurs en passant par celle des fils électriques, des lames, des brosses à aspirateurs ou des emballages. 

Avec la démocratisation de l’électroménager, l’autre objectif de Jean Mantelet n’est pas moins ambitieux. « Ma plus grande fierté, ne cesse-t-il de proclamer, est d’éviter des gestes fastidieux à la femme. » Cette ambition est tout entière symbolisée par les slogans publicitaires que l’entreprise lance à partir du début des années 60 et qui feront beaucoup pour la notoriété de la marque. A travers la publicité, Jean Mantelet veut s’adresser directement aux femmes, sans intermédiaire, leur parler de ses produits et de ce qu’ils leur apportent. De la légendaire affiche « Moulinex libère la femme » _ qui joue habilement sur le sigle MLF _ au spot expliquant qu’en « un, deux, trois », le travail, grâce à la moulinette électrique, est vite et bien fait, en passant par le slogan « Vive la cuisine presse-bouton « , l’entreprise multiplie les offensives publicitaires, jouant à fond sur les transformations que connaît alors la condition féminine. Elle est l’une des toutes premières à bâtir des campagnes autour d’événements ou de dates symboliques liées, cela va de soi, au monde de la femme. Chaque année à partir de la fin des années 50, la marque se fait ainsi un devoir de présenter ses nouveaux produits à l’occasion de la Fête des mères, pour laquelle elle propose des coffrets cadeaux spécialement conçus. 

La course en avant se prolonge tout au long des règnes de De Gaulle et de Pompidou. Mais l’ère des crises qui s’annonce va marquer la fin d’un certain modèle de consommation. Au début des années 80, la croissance de l’entreprise donne même des signes d’essoufflement. Moulinex, peu à peu, paraît tomber en léthargie. Née à l’âge de la publicité naissante et portée par la demande des ménages populaires désireux d’améliorer leur niveau de vie, l’entreprise est prise de court par le retournement des marchés après les chocs pétroliers. Plus grave : sa créativité s’épuise. A la barre depuis soixante ans, omniprésent dans l’entreprise, Jean Mantelet n’a plus guère d’idées ni de vision. Devenu prisonnier de son passé, le groupe semble en fait incapable de prendre en compte l’évolution de la société. A l’heure où les tâches ménagères sont de plus en plus partagées au sein du couple, les slogans qui avaient fait le succès de la marque et qui donnaient le premier rôle aux femmes ne sont plus d’actualité. En outre, la montée en puissance des nouveaux concurrents et les diktats de la distribution intégrée laminent les marges de l’entreprise. 

Commence alors une longue controverse sur la succession de Jean Mantelet. Patron à l’ancienne, gérant son entreprise d’une main ferme mais avec une forte dose de paternalisme, le fondateur de Moulinex, qui n’a pas d’enfant, ne s’est guère préoccupé de la pérennité de son oeuvre. Son retrait partiel (à près de quatre-vingt-dix ans !), à la fin des années 80, ouvre une crise au sein de l’entreprise, que sa mort, en 1991, ne parvient pas à régler. Avec lui disparaît l’un des grands industriels de ce siècle, mais aussi un grand visionnaire qui n’aura eu qu’un tort : celui de ne pas se retirer une fois que la vieillesse l’eut coupé d’un monde qu’il n’avait plus la possibilité de déchiffrer.

 

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