C’est un véritable colosse qui, en ce début du mois de janvier 1899, se présente au siège de la Compagnie Thomson-Houston à Paris. Grand, blond, les yeux très clairs, Georges Claude a rendez-vous ce jour-là avec Paul Delorme, un ancien élève de l’école de physique et de chimie industrielle de la Ville de Paris devenu chef du service commercial de la Thomson-Houston. A vingt-neuf ans, Georges Claude est lui aussi ancien élève de l’Ecole. Mais s’il vient voir son ancien condisciple à son bureau, ce n’est pas parce qu’il est en quête d’un emploi chez Thomson-Houston. Depuis deux ans déjà, Georges Claude travaille au laboratoire de la Compagnie à Saint-Maur. S’il vient voir Paul Delorme, c’est, plus prosaïquement, parce qu’il a besoin d’appuis financiers pour concrétiser un projet qui lui tient à coeur et sur lequel il travaille depuis des mois : la liquéfaction de l’air. Fils d’industriel, Paul Delorme lui paraît l’homme de la situation. « Liquéfier l’air ! Distiller l’air liquide ! Baser une industrie là-dessus ! Il est fou ! » Telles sont quelques-unes des amabilités que Georges Claude s’est attirées lorsqu’il a fait part de son projet à ses amis ingénieurs. Un défi de plus pour ce travailleur acharné qui n’a jamais douté de la justesse de ses vues et dont le parcours est des plus atypiques.
Un savant au parcours atypique
Né en 1870, fils d’un instituteur devenu, à force de volonté et de cours du soir, sous-directeur à la prestigieuse Manufacture des Glaces de Saint-Gobain, Georges Claude n’a jamais mis les pieds dans une école, ni fréquenté le moindre professeur ! C’est son père, Eugène, qui s’est chargé de l’instruire. Avec succès puisque, à l’âge de seize ans, il a été admis à l’Ecole de physique et de chimie industrielle de la Ville de Paris, un établissement destiné à former les cadres dirigeants de l’industrie chimique française. Comme Eugène, Georges Claude est animé par la volonté de réussir ; comme lui également, il a foi en la science. A sa sortie de l’école, en 1886, il a trouvé un emploi d’électricien vérificateur dans une fabrique de câbles avant de devenir chef de laboratoire aux Halles de Paris puis d’être recruté par la Compagnie Thomson-Houston. Au laboratoire de Saint-Maur, il travaille sur un problème difficile : le stockage de l’acétylène, un gaz utilisé pour l’éclairage des grandes villes et que l’on obtient à partir de carbure de calcium fabriqué dans un four électrique. Mais le caractère instable de l’acétylène et l’extrême dangerosité de son transport, sans parler de son coût, en limitent fâcheusement l’utilisation. Un simple siphon d’eau de Seltz aperçu sur une table de café permet à Georges Claude de résoudre, dès 1897, le premier problème : celui du transport. Il suffit de dissoudre l’acétylène dans de l’acétone, de manière à ne laisser aucun vide dans le récipient et à neutraliser tout risque d’explosion. Un premier pas essentiel. Mais reste la question la plus importante : celle des coûts. La fabrication de carbure de calcium au moyen d’un four électrique a beau être techniquement au point, elle est en effet très coûteuse, rendant difficile, là encore, la production d’acétylène en grandes quantités. Pour contourner cet obstacle, Georges Claude imagine de substituer à l’électricité la combustion de charbon dans de l’oxygène pur. Une idée intéressante mais qui ne fait que déplacer le problème. Car l’oxygène, à l’époque, est cher, très cher même. Produit par petites doses soit pas électrolyse, soit par divers procédés chimiques, il est utilisé avec parcimonie.
La première étape consiste donc à trouver un moyen pour produire de l’oxygène en grandes quantités. Pour cela, Georges Claude a une idée, une idée absurde peut-être mais qu’il est persuadé de pouvoir concrétiser : liquéfier l’air, le distiller afin d’en séparer les différents constituants _ oxygène, azote, néon, argon, krypton, xénon _ grâce à leur différence de volatilité à très basse température et, à partir de là, fabriquer de l’oxygène en quantités industrielles. Avantage : le procédé est très économique qui s’appuie sur une matière première inépuisable et surtout gratuite, l’air atmosphérique. Le projet est-il aussi « fou » qu’il en a l’air ? Oui et non. Partout en Europe, savants et ingénieurs travaillent sur la liquéfaction de l’air. C’est une véritable course à l’innovation et au brevet. En France, en Hollande, en Suisse, en Grande-Bretagne et même aux Etats-Unis, on est parvenu à obtenir de l’air liquide. Mais chaque fois en très petites doses. Georges Claude, lui, voit grand et raisonne à l’échelle industrielle. Le savant allemand Carl von Linde est bien arrivé, en 1897, à produire d’importantes quantités d’oxygène, mais son procédé, très complexe, est difficilement utilisable par l’industrie et les « liquéfacteurs » qu’il a fabriqués sont destinés d’abord aux laboratoires industriels. Georges Claude est persuadé qu’il peut faire mieux que Linde. Comment ? En ayant recours à la méthode de la détente de l’air afin d’augmenter les rendements. Cette méthode a déjà été expérimentée par Carl von Linde. Mais le savant allemand s’est obstiné à détendre l’air sans « travail extérieur », en clair sans recourir à un détenteur, limitant ainsi ses capacités de refroidissement de l’air. Pour Georges Claude, la détente de l’air doit au contraire s’effectuer avec un détenteur à piston fonctionnant à très basse température. Seule cette technique permettra de fabriquer de grandes quantités d’oxygène. Mais pour cela, il faut de l’argent, beaucoup d’argent même.
L’invention décisive
C’est là qu’entre en scène Paul Delorme. A son bureau parisien de la Compagnie Thomson-Houston où il le reçoit en janvier 1899, ce dernier écoute attentivement les arguments de Georges Claude. Séduit par le projet, il lui annonce cependant qu’il ne peut pas faire grand-chose pour lui. L’entreprise familiale que son père dirige, une fabrique de dentelles, subit en effet de plein fouet la crise et il dispose de moyens limités. Un homme a cependant suivi avec beaucoup d’intérêt la discussion entre Paul Delorme et Georges Claude. Cet homme, c’est Frédéric Gallier. Saint-cyrien, ancien officier d’infanterie, il partage le même bureau que Paul Delorme. Lui est disposé à venir en aide à Georges Claude. N’a-t-il pas épousé l’une des filles d’Alexis Godillot, le richissime fournisseur de chaussures pour l’armée française ? De fil en aiguille, les trois hommes décident de s’associer et de créer un « syndicat », une société de personnes dans la terminologie de l’époque.
Le pas est franchi en mai 1899. Une première somme de 7.500 francs est bientôt réunie. Elle est aussitôt dépensée par Georges Claude pour l’achat d’un moteur à air comprimé. Pendant trois ans, installé dans une petite pièce du dépôt de La Villette que la Compagnie des Omnibus a mise à sa disposition, Georges Claude travaille d’arrache-pied à la liquéfaction de l’air. Toujours salarié de la Compagnie Thomson-Houston, il ne peut mener ses recherches que le soir, dormant bien souvent sur place, couché sur une simple banquette d’omnibus. En l’espace d’un an, Paul Delorme et Frédéric Gallier avancent près de 14.000 francs afin de permettre à Georges Claude d’aboutir. Le 31 décembre 1901, convaincus que leur associé touche au but et que des débouchés considérables vont s’ouvrir, les deux hommes constituent avec quelques amis et des relations une société en participation au capital de 50.000 francs. Il ne reste plus qu’à attendre les résultats des travaux de Georges Claude.
Or ceux-ci tardent. Malgré tous ses efforts, l’ingénieur ne parvient pas à maintenir l’air comprimé dans le cylindre de son moteur à la bonne température. La partie menace d’être définitivement perdue. Soumis à la pression de leurs associés, Frédéric Gallier et Paul Delorme décident alors de programmer une assemblée générale pour le lundi 26 mai 1902. Au menu de la réunion : la dissolution de la société en participation. C’est alors que le miracle se produit. Le dimanche 25 mai, Georges Claude a décidé de faire une ultime tentative. Penché depuis l’aube sur ses installations, il fait et refait toutes les expériences menées au cours des mois passés. Soudain, tout devient lumineux. « L’idée de la liquéfaction sous pression m’apparaît brusquement, sans doute due à quelque éclair illuminant une cervelle surexcitée, écrira-t-il plus tard. J’installe, dans l’échappement du détenteur, un simple tube de deux centimètres de diamètre et d’un mètre de long, fermé à l’autre bout par un robinet, et que j’alimente avec une partie de l’air comprimé et froid sortant du détenteur. Puis, tremblant d’émotion à cette heure suprême, je mets la machine en marche. Après une attente anxieuse, le précieux liquide se met à couler. Enfin ! » Ce jour-là, la production d’oxygène en quantités industrielles, d’où découleront tant d’usages, est devenue réalité.
Naissance d’Air Liquide
Pour Georges Claude, Frédéric Gallier et Paul Delorme, l’heure est venue de bâtir une véritable industrie autour de cette technique. Les trois hommes l’ont échappé belle. Le 8 novembre 1902, ils constituent avec 21 autres actionnaires la Société Air Liquide pour l’Etude et l’Exploitation des Procédés Georges Claude. Paul Delorme en est le premier président. En juin 1903, la première production de gaz industriel est réalisée à Boulogne. Installée dans un petit appartement de la rue Saint-Lazare, la société connaît des débuts très modestes. Mais lorsque, le 23 avril 1905, Georges Claude parvient à recueillir 280 mètres cubes d’oxygène avec une pureté de 97 %, l’entreprise sait que les portes de l’avenir lui sont grandes ouvertes. Le début d’une fabuleuse aventure industrielle, celle du groupe Air Liquide, aujourd’hui leader mondial des gaz industriels.
A la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’entreprise compte déjà près de 130 usines dans le monde. Devenu responsable de la recherche et du développement de L’Air Liquide, Georges Claude se consacre désormais entièrement à ses travaux sur les gaz rares. C’est à lui notamment que l’on doit la mise au point des premiers tubes à lumière, plus connus aujourd’hui sous le nom de « néons ». Afin d’exploiter son invention, Georges Claude crée même, en 1912, avec l’accord d’Air Liquide, la société Claude-Lumière qui vendra ses produits dans le monde entier. En 1913, il parvient à mettre au point des explosifs à base d’air liquide. Une découverte qui lui vaut d’être nommé capitaine dans l’armée de l’air et de se voir confier une escadrille avec laquelle il bombarde lui-même, à la main, les lignes ennemies. L’expérience doit cependant être interrompue à la suite de l’explosion accidentelle d’un stock de bombes qui tue une vingtaine de soldats français. Au lendemain de la guerre, l’inventeur de l’air liquide est riche et célèbre.
De la gloire à la déchéance
Membre de l’Académie des sciences, il est sollicité de toutes parts pour des conférences et est reçu par les chefs d’Etat de l’Europe entière. L’homme, pourtant, est de plus en plus aigri. En 1920, il s’est lancé dans un incroyable projet : la construction d’une gigantesque usine électrique sur l’île de Cuba. Les 40 millions de francs investis le seront en pure perte. Ce projet le laisse presque ruiné. Mais il y a pire : bombe à oxygène liquide, canon à brai sans recul, système de repérage et de destruction des canons par le son, diamant artificiel, projet d’irrigation du Sahara, d’exploitation de l’or de la mer Morte… la plupart de ses inventions et de ses projets suscitent le scepticisme de la part des pouvoirs publics et de la communauté scientifique, le confirmant dans sa conviction qu’il est victime d’un « complot » orchestré par les polytechniciens et par quelques parlementaires. Un temps tenté par la politique, il se présente en 1928 aux élections législatives dans la circonscription de Fontainebleau où il a fondé en 1919 la Société Chimique de la Grande Paroisse pour exploiter une autre de ses inventions : la synthèse de l’ammoniac. Son échec face au candidat communiste achève de le brouiller avec le suffrage universel et la démocratie parlementaire, terre d’élection à ses yeux des « rabaisseurs de la France ». Voici désormais le savant tenté par l’Action française, la monarchie, l’Italie mussolinienne _ Mussolini le fait même grand officier de la couronne d’Italie _ et bientôt par une grande alliance franco-allemande. Une ultime déconvenue va le faire basculer dans le camp de la collaboration. En mai 1940, alors que les panzers allemands déferlent sur la France, Georges Claude se précipite à Saint-Nazaire pour proposer à la flotte britannique, dont le navire amiral mouille dans l’estuaire, une autre de ses inventions : des fléchettes en acier que l’on pourrait larguer par avion sur les troupes ennemies. Il est même près, pour cela, à rejoindre la Grande-Bretagne. Lorsque, le jour convenu pour le rendez-vous, il constate que l’escadre anglaise a levé l’ancre sans le prévenir, Georges Claude entre dans une violente colère. Le dépit sera mauvais conseiller. Rallié à Vichy, il s’affiche ouvertement comme un partisan de l’Allemagne, allant jusqu’à financer de sa poche des campagnes prônant la collaboration. Cet engagement n’est pas du tout du goût d’Air Liquide qui, en 1943, le contraint à démissionner de tous ses mandats. A la fin du mois de juillet 1944 encore, alors que les troupes américaines approchent de Paris, il signe un manifeste exigeant des « sanctions sévères contre les hommes de la résistance ». Arrêté en 1944, radié de l’Académie des sciences, Georges Claude sort de prison en 1949, sans un sou _ tous ses biens ont été confisqués en 1944 et sa propriété de Rueil-Malmaison devient le siège des Laboratoires Sandoz. Jusqu’à sa mort, en 1960, il se consacre alors à des travaux sur le pompage de l’eau à grande profondeur. Triste fin pour un grand savant qui voulait mettre la science au service de l’industrie.