Portés par l’essor des chemins de fer, et bientôt la construction d’immeubles et de gratte-ciel, les deux tycoons américains ont bâti à la fin du XIX e siècle un véritable empire de l’acier. Mais leur cohabitation houleuse à la tête de la Carnegie Steel Company va très vite tourner à l’aigre…
« Vous pouvez dire à Carnegie que je le verrai en enfer, là où nous irons tous les deux ! » Henry Clay Frick n’a rien oublié, rien pardonné… A soixante-dix ans, l’ancien « roi du coke », l’homme qui, avec Andrew Carnegie, a bâti l’un des plus grands groupes mondiaux de l’acier, est toujours aussi actif. Assis sur une immense fortune, détenant une bonne partie de la ville de Pittsburgh, il siège dans de nombreux conseils d’administration et continue de tisser sa toile dans les chemins de fer, l’industrie lourde, la banque et l’assurance. Et voilà qu’en ce jour de janvier 1919 son ancien partenaire, Andrew Carnegie, un vieillard maladif de quatre-vingt-trois ans que des grippes chroniques tuent à petit feu, a dépêché son secrétaire particulier pour lui proposer une rencontre. Frick l’a reçu dans sa maison new-yorkaise de 60 pièces, située à quelques pâtés de maisons seulement de celle de son meilleur ennemi. Glacial, il l’a écouté avant de l’envoyer au diable. Non, décidément, Frick n’a rien oublié. Et surtout pas cette grève meurtrière survenue des années auparavant à l’usine d’Homestead. C’est alors que leur association a volé en éclats…
L’ère des « barons voleurs »
Ces deux-là étaient faits pour s’entendre. Ils appartiennent à la même race, celle des « barons voleurs », comme on a fini par surnommer cette poignée d’affairistes qui, à la fin du XIXe siècle, ont édifié des géants industriels à coups de manipulation boursière. Né en Ecosse, le plus âgé, Andrew Carnegie, est arrivé aux Etats-Unis en 1848, à l’âge de treize ans. Apprenti dans une filature puis employé du télégraphe à Pittsburgh, il a vu son destin basculer le jour où, impressionné par sa fabuleuse mémoire, le directeur général des Chemins de fer de Pennsylvanie a décidé d’en faire son secrétaire personnel. A ses côtés, Carnegie a tout appris de ce secteur nouveau en plein essor et s’est initié au monde mystérieux de l’argent, faisant du portage d’actions pour le compte de son protecteur contre une part des bénéfices. A ce jeu, Carnegie a gagné beaucoup d’argent, systématiquement réinvesti dans de nouvelles affaires : mines, pétrole, chemins de fer, fonderies… Jusqu’à ce jour de 1865 où, à la tête d’une confortable fortune, il a décidé de voler de ses propres ailes.
La suite porte un nom : l’acier. Carnegie comprend qu’il va connaître, avec l’essor des chemins de fer, un fabuleux développement. A la fin des années 1860, il fait d’une entreprise spécialisée dans la fabrication de ponts métalliques dans laquelle il avait jadis investi le leader américain du secteur. Puis il crée une fonderie pour la fabrication de rails et de poutrelles en fer. Au début des années 1870, fortune faite, l’homme d’affaires songe à prendre sa retraite pour se consacrer à la philanthropie, lorsque, de passage en Angleterre où il s’est rendu pour visiter son Ecosse natale, il fait un détour par l’usine que Henry Bessemer, l’inventeur du procédé révolutionnaire de fabrication de l’acier qui porte toujours son nom, a fondée à Derby. Carnegie comprend tout de suite l’intérêt de cette technique pour l’industrie des chemins de fer : grâce à elle, il est possible de fabriquer des rails capables de résister à un trafic de plus en plus dense. De retraite, il n’est désormais plus question !
Ayant regagné les Etats-Unis, il entreprend de créer une grande aciérie moderne. Ainsi naît l’usine Edgar Thomson, édifiée en 1875 non loin de Pittsburgh. C’est la première usine aux Etats-Unis à utiliser sur une grande échelle le procédé Bessemer. Carnegie l’a conçue pour être un instrument de conquête du marché. Conscient que la réduction des coûts ne pourra être obtenue que par la production de masse, il a mis en place une circulation continue entre la matière première et l’expédition des produits finis. La matière première justement… Tout à son objectif de réduction des coûts, l’homme d’affaires cherche à acquérir son coke au meilleur prix. C’est pourquoi il décide de contacter celui qui règne sur la production américaine de coke : Henry Clay Frick. Les deux hommes se rencontrent en décembre 1881 à New York, où Carnegie s’est rendu pour son voyage de noces. Le projet que l’industriel de l’acier soumet à son homologue est simple : marier les deux entreprises pour créer un géant intégré de l’acier.
Millionnaire à trente ans
Frick est alors âgé de trente-deux ans. Né en Pennsylvanie en 1849, il est le petit-fils d’un prospère distillateur de whisky. C’est d’ailleurs chez lui qu’il a commencé à travailler à seize ans, responsable des livres de comptes qu’il tenait avec une précision confinant à la maniaquerie. Son destin bascule en 1870. Cette année-là, empruntant 75.000 dollars à sa mère qui vient de toucher un gros héritage, il s’associe avec deux de ses cousins pour créer, dans les environs de Connellsville, en Pennsylvanie, une société de production de coke. La région regorge de charbon et les trois compères ont décidé de se lancer dans ce secteur promis à un bel avenir. Pari gagné ! Portée par les immenses besoins générés par les chemins de fer, la compagnie Frick & Company démarre sur les chapeaux de roue.
Levé tous les jours à 3 heures du matin pour charger les fours, passant ses après-midi à contacter les clients, Henry Clay Frick s’impose comme l’homme fort de la société. Sûr de lui, doté d’une capacité de persuasion hors du commun, il n’a pas son pareil pour négocier des emprunts bancaires qui lui permettent d’investir dans de nouvelles capacités de production. Dès 1878, Henry Clay Frick est à la tête de 1.000 fours à coke produisant chaque année plus de 1 million de tonnes de coke. Le « roi du coke » est devenu le leader incontesté du secteur aux Etats-Unis. Il détient 26 % de la Frick & Company, ce qui fait de lui, à moins de trente ans, le véritable maître de l’entreprise et un authentique millionnaire. Carnegie dans l’acier, Frick dans le charbon : à Pittsburgh, quelques kilomètres seulement séparent les deux tycoons, qui ont, chacun de leur côté, révolutionné leur industrie et qui s’apprêtent en cette année 1881 à faire ensemble un bout de chemin.
Première alerte
En s’associant avec le roi du coke, l’industriel de l’acier pourra sécuriser ses approvisionnements et alimenter son usine à des prix défiant toute concurrence ! Frick, de son côté, est sensible à la vision intégratrice portée par Carnegie : elle permettra de marginaliser totalement la concurrence. L’homme n’est pas non plus indifférent à la dimension financière de l’accord, Carnegie proposant de lui acheter 10 % de ses parts dans la Frick & Company. Le roi du coke, enfin, se verrait bien à la tête d’une grande industrie. Voire, pourquoi pas, succéder à Carnegie, son aîné de près de quinze ans… Conclu le temps d’un déjeuner, le partenariat répond pleinement à ses promesses. Ayant assuré l’approvisionnement de son usine, fort de débouchés dans les chemins de fer et bientôt dans la construction d’immeubles et de gratte-ciel, Carnegie bâtit dans les années qui suivent un véritable empire.
Entre les deux associés en revanche, les choses ne tardent pas à virer à l’aigre. N’ayant pas l’intention de partager le pouvoir, Carnegie s’emploie à prendre le contrôle de la Frick & Company en rachetant subrepticement les parts de ses actionnaires. En 1883, il possède déjà 50 % des titres. Avec 16 % seulement des parts, le roi du coke n’est plus qu’un simple salarié, fût-il de luxe ! Craignant d’être définitivement marginalisé, Henry Clay Frick propose alors à son associé de lui vendre ses parts contre une participation dans le groupe Carnegie Steel et le poste de président. Le refus de Carnegie précipite la crise : en juin 1886, Frick démissionne de ses fonctions et part pour l’Europe. Conscient qu’il ne peut se passer de lui pour gérer les activités coke du groupe, l’industriel de l’acier parvient à le convaincre de revenir sur sa décision, lui proposant 11 % dans la Carnegie Steel en échange de ses parts dans la société Frick & Company et le poste de président. La rupture aura duré six mois…
La tragique grève d’Homestead
Mais entre les deux hommes, rien n’est plus tout à fait comme avant. Ayant confié à Frick la direction opérationnelle de son groupe, passant six mois par an dans le somptueux château qu’il a acheté en Ecosse, Andrew Carnegie se découvre une fibre sociale et libérale. Ainsi, en 1886, il publie un ouvrage remarqué, « La Démocratie triomphante », dans lequel il reconnaît le droit des ouvriers à se coaliser. Une incongruité totale pour Frick, qui tient toute forme de syndicalisme en horreur. Et puis il y a ce drame survenu en 1889 et qui éclabousse Frick : la rupture d’un barrage à Johnstown (Pennsylvanie). Le roi du coke l’avait racheté quelques années plus tôt, avec son lac privé, pour créer une société de pêche et de voile, mais ne s’était jamais préoccupé de l’entretien. La catastrophe provoque la submersion totale de la ville et fait 2.000 morts. De l’autre côté de l’Atlantique, Andrew Carnegie est consterné par ce scandale que son associé est parvenu à étouffer…
Mais le véritable choc entre les deux hommes se produit en 1892. Cette année-là en effet, alors que Carnegie se trouve à nouveau en Ecosse, Henry Frick décide de réduire les gages des ouvriers de la Carnegie Steel Company. La mesure provoque une grève violente à l’usine d’Homestead. Décidé à briser le mouvement, Frick embauche alors 300 gros bras conduits par des détectives de la célèbre agence Pinkerton. La bataille rangée qui s’ensuit fait 16 morts, dont 9 ouvriers, poussant les autorités à déclarer la loi martiale. Très affecté par cette tragédie qui entache sérieusement son image, Andrew Carnegie rentre précipitamment d’Europe pour prendre la direction du groupe. D’abord mis sur la touche, Henry Clay Frick est définitivement débarqué en 1899.
Fâchés à mort
Entre les deux hommes, la lutte est désormais à couteaux tirés. Frick ne pardonne pas à Carnegie de l’avoir lâché alors que, au plus fort de la grève, il n’a cessé de l’encourager à faire preuve de fermeté. « Un traître doublé d’un lâche »,dit-il à qui veut l’entendre. Quant à Carnegie, il ne veut plus rien avoir à faire avec cet homme qui, décidément, sent le soufre ! Résolu à faire tomber son ancien associé, Henry Frick cherche en 1900, avec l’appui de la banque Morgan, à prendre le contrôle du groupe Carnegie.
L’échec de cette tentative pousse John Pierpont Morgan, l’emblématique patron de la banque new-yorkaise, à proposer à Carnegie de lui racheter sa compagnie. Morgan cherche alors à faire émerger un géant de l’acier aux Etats-Unis – le futur US Steel – en fusionnant Carnegie avec ses concurrents. Las des affaires, le tycoon de l’acier se laisse convaincre. La transaction est finalisée en 1901. Elle lui rapporte 225 millions de dollars, faisant de lui l’homme le plus riche du monde. Les deux associés ne se reverront jamais, Henry Frick continuant de remâcher sa rancoeur et sa haine. Ironie du sort : Andrew Carnegie meurt en août 1919, puis, victime d’une crise cardiaque, Frick le suit dans la tombe quatre mois plus tard.