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Et ces 526,08 dollars qui n’arrivent toujours pas ! En ce début d’année 1855, Benjamin Silliman Junior ne cache plus son impatience. Quelques mois plus tôt, ce distingué professeur de chimie à l’université de Yale a été contacté par un curieux duo : un certain George Bissel, avocat à New-York, et son associé James Townsend, président d’une banque de New Haven. Les deux hommes lui ont remis un échantillon d’« huile de pierre » – ainsi appelle-t-on le pétrole – avec mission de déterminer si elle peut être distillée et utilisée pour l’éclairage. Pour prix de son expertise, Silliman s’est vu promettre 526,08 dollars, un acompte de 100 dollars devant lui être versé immédiatement. Seulement voilà : les mois ont passé et le chimiste n’a toujours pas vu le moindre cent. Sans cesse à cours d’argent, ce père de famille nombreuse est bien décidé à faire valoir ses droits. Quitte à garder sous clé les résultats de son analyse. Une bien mauvaise nouvelle pour George Bissel…

Car l’avocat new-yorkais a misé gros dans l’affaire. A 34 ans, après avoir été successivement professeur au Dartmouth College (New Hampshire), journaliste à Washington et directeur d’école à la Nouvelle-Orléans, cet homme corpulant qui parle couramment le français, l’espagnol et le portugais et qui a même pris le temps d’étudier le droit, n’a plus qu’un but dans l’existence : être riche. Et il compte beaucoup sur Benjamin Silliman pour y parvenir. Seul le chimiste, pense-t-il apportera une caution scientifique au projet un peu fou qu’il mûrit depuis quelque temps.

Tout a commencé en 1853 lorsque, de passage au Dartmouth College, George Bissel est tombé par hasard sur un échantillon d’huile de pierre prélevé en Pennsylvanie. Il a aussitôt eu une intuition fulgurante : pourquoi ne pas utiliser ce liquide visqueux et hautement inflammable pour l’éclairage ? A l’époque, on emploie essentiellement, pour s’éclairer, de l’huile de baleine et des produits issus de la distillation du charbon. Coûteux et maladorants, ces procédés répondent cependant imparfaitement à la demande croissante de lumière artificielle générée par le développement urbain et l’essor économique. Le pétrole, lui, le pourrait bien, pense George Bissel. Connu depuis des millénaires, il est notamment utilisé pour le calfatage des bateaux. Près de Titusville, en Pennsylvanie, au lieu dit « Oil Creek » où les gisements affleurent à même le sol, les Indiens Sénéca s’en servent pour concocter des médecines traditionnelles. Personne encore n’a pensé à s’en servir à grande échelle pour l’éclairage. George Bissel est le premier à pressentir qu’il existe un gigantesque marché pour cette matière première. Le premier aussi à envisager son industrialisation…

Désormais installé comme avocat à New-York, Bissel parvient à intéresser James Towsend à son projet. Ensemble, les deux hommes créent en 1854 la Pennsylvania Rock Oil Company avant d’acheter des terrains près de Titusville. Il leur faut maintenant extraire le pétrole. Mais pour cela il faut de l’argent, bien plus qu’en ont les deux associés. Pendant des mois, George Bissel fait donc le tour des investisseurs. En vain. Personne ne prend son projet au sérieux. C’est alors que l’avocat new-yorkais a une nouvelle intuition : s’il veut récolter des dollars, il doit convaincre banquiers et financiers que le pétrole peut être utilisé pour l’éclairage et la lubrification des machines et, surtout, qu’il peut être produit économiquement en grandes quantités. Et pour cela, il lui faut s’appuyer sur une autorité  scientifique indiscutable. C’est là qu’entre en scène Benjamin Silliman. Un Benjamin Silliman qui, à la grande fureur de George Bissel, s’apprête à tout compromettre pour une poignée de dollars…

Les états d’âme du chimiste ne dureront pas longtemps.  Promptement payé, il rend public le résultat de ses analyses en avril 1855. Véritable acte fondateur de l’industrie du pétrole,  son étude conclut à la possibilité de distiller le pétrole et de l’utiliser sur une grande échelle pour l’éclairage et la lubrification. Les résultats ne tardent pas : en l’espace de quelques mois, la Pennsylvania Rock Oil Company parvient à récolter 300 000 dollars. George Bissel a gagné son pari ! Il ne reste plus désormais qu’à mener à bien les opérations de pompage.  Près de quatre années encore vont s’écouler. Quatre années marquées par d’innombrables difficultés et, surtout, par l’entrée en scène d’un personnage haut en couleur : Edwin L. Drake.

Etonnant personnage que ce Drake ! Né en 1819 dans l’Etat de New-York, issu d’une famille de modestes fermiers, il a mené pendant des années une vie errante, exerçant toutes sortes de métiers : bûcheron, employé sur un bateau fluvial, garçon d’hôtel, vendeur, agent des chemins de fer et, pour finir, conducteur sur les chemins de fer de New Haven. Son jour de chance survient en 1857.  Cette année-là, au bar de l’hôtel de New Haven où il a élu domicile, il surprend une conversation entre Georges Bissel et James Townsend. Les deux hommes sont en train de parler de leur projet pétrolier. Aimable, courtois, Drake n’a pas beaucoup de mal à se faire accepter à leur table. Pas plus qu’il n’en a à se faire embaucher par les deux hommes d’affaires qui sont précisément à la recherche d’un collaborateur capable de démarrer l’exploitation pétrolière à Oil Creek.

C’est ainsi qu’en décembre 1857, Edwin Drake arrive à Titusville, une petite bourgade de bûcherons qui compte alors 125 habitants. Malin, cet homme qui n’a jamais porté un uniforme de sa vie se fait appeler le « Colonel » afin d’impressionner les autorités locales. Extraire très vite d’importantes quantités de pétrole : telle est la tâche que Townsend et Bissel lui ont assigné. A l’époque, la récupération du pétrole s’effectue de manière très sommaire. Le procédé le plus répandu consiste à étendre une couverture sur l’eau où le pétrole affleure puis à l’essorer au-dessus d’un récipient. L’autre technique, longue et harassante, consiste à creuser les profondeurs du sol. C’est ce procédé que choisit Edwin L. Drake.

Pendant des mois, avec l’aide d’une poignée d’ouvriers, le Colonel s’emploie à chercher le précieux liquide. Sans succès ! A la fin de l’automne 1858, il lui faut se rendre à l’évidence : ce n’est pas en creusant le sol qu’il y arrivera. C’est alors que Drake a une illumination : pourquoi ne pas forer directement la roche ? Le procédé devrait permettre d’aller beaucoup plus vite. L’idée, en elle-même, est simple : il s’agit d’édifier un derrick abritant un foret métallique mû par un moteur à vapeur. Mais pour réaliser cette installation, il lui faut de l’argent et des bras. Pas de problème pour l’argent : Bissel et Townsend sont prêts à remettre au pot. Il n’en va de même en revanche pour la main-d’œuvre. Edwin Drake a beau écumer toutes les tavernes de Titusville, tout le monde se récuse. Dans la petite bourgade, on commence à murmurer que le « Colonel » est fou et que forer la roche est impossible. Un homme, un seul, se laisse finalement convaincre : William A. Smith, dit « oncle Billy ». Il signe avec Drake, moins par conviction que parce qu’il n’a rien d’autre à faire à ce moment. Avec son aide, Edwin L. Drake a vit fait d’édifier un derrick pourvu d’un foret.

Pendant six mois, les deux hommes travaillent d’arrache-pied pour attaquer la roche et faire enfin jaillir le pétrole. Mais les obstacles sont innombrables. Le plus gênant se produit systématiquement au bout de quelques heures de forage. Instables, les parois du puits s’effritent, remplissant le trou de sable, de pierre et de gravats qui finissent par bloquer le foret. La solution, c’est  une nouvelle fois Edwin L. Drake qui la trouve : elle consiste à glisser le foret à l’intérieur d’un tuyau dont les parois éviteront l’écoulement des gravats ! Géniale, l’idée permet d’avancer très vite.

A l’été 1859, alors qu’une vingtaine de mètres déjà ont été forés, aucune goutte de pétrole n’a pourtant encore jailli. A Titusville, on se moque désormais ouvertement du colonel. A la fin du mois de juillet, faute de résultats, Townsend et Bissel annoncent à leur associé qu’ils ont décidé de dissoudre la compagnie et lui demandent de mettre fin aux opérations. Edwin L. Drake choisit de passer outre et de poursuivre encore quelques semaines. Le samedi 27 août, en fin de journée, alors que le forage a atteint un peu plus de 21 mètres, le foret tombe sur une crevasse et s’enfonce brusquement de quelques centimètres. Epuisés, Drake et William A. Smith décident de s’arrêter jusqu’au lundi. Revenu le dimanche matin pour effectuer quelques contrôles,  « oncle Billy » n’en croit pas ses yeux : il y a du pétrole partout, dans le puits, à la surface du sol et même au pied du derrick ! En atteignant la crevasse, le foret a libéré une poche de brut.  Après des mois d’efforts, Drake et son associé viennent de réussir le premier forage pétrolier !

Commence alors une formidable ruée vers l’or noir! En quelques mois, Titusville et sa région se couvrent de derricks. Venus de tous les Etats-Unis, une armée de prospecteurs et d’aventuriers affluent vers la Pennsylvanie pour tenter leur chance. En un an, la population de Titusville est multipliée par vingt et le prix des terrains par cinquante !  Dans cette ville perpétuellement envahie d’une boue épaisse et malodorante, crimes, rixes et prostitution ont vite fait de proliférer. La spéculation gagne également toute la région.  Aux Etats-Unis, chacun connaît l’histoire de Pithole, cette bourgade créée de toutes pièces en 1865 à proximité d’un gisement de pétrole, devenue en l’espace de quelques semaines une ville de 15 000 habitants, avec deux banques, deux bureaux de poste, 50 hôtels, et totalement abandonnée en 1867 lorsque le gisement s’épuise subitement !

A Oil Creek même, lieu des premières découvertes, règne l’anarchie la plus totale. La loi américaine spécifiant que le sous-sol d’un terrain appartient au propriétaire de la surface et les nappes de pétrole s’étendant souvent sous plusieurs domaines, les propriétaires  n’ont en effet rien de plus pressé que de tirer au maximum sur les puits au détriment des voisins installés sur la même nappe. Résultat : la production explose littéralement, passant de 2000 à 3 millions de  barils entre 1859 et 1861. Cette envolée fait la joie des propriétaires d’attelage qui négocient à prix d’or le transport – généralement dans des tonneaux de whisky – du pétrole vers les principales villes de Pennsylvanie. Là, de petits raffineurs se chargent de changer le précieux liquide en pétrole lampant ou en lubrifiant pour machine.  L’afflux de pétrole est tel que le marché, comme cela était prévisible, ne parvient bientôt plus à absorber la production, provoquant un effondrement des prix : entre 1859 et 1861, le prix du baril passe de 20 dollars à 52 cents, ruinant au passage des centaines de prospecteurs !

Et Georges Bissel ? Contrairement au Colonel Drake – qui, imprévoyant, a oublié de breveter sa technique de forage et mourra sans le sou – et à James Townsend – qui ne retirera de l’affaire que quelques milliers de dollars – l’avocat devenu homme d’affaires n’a pas perdu de temps pour profiter pleinement du boom pétrolier, achetant à tour de bras, dès 1859, des terrains autour de Titusville et les revendant ensuite à prix d’or. En 1865, après avoir été quasiment ruiné par l’effondrement des cours  survenu quatre ans plus tôt, on le retrouve associé à plusieurs hommes d’affaires de New-York pour créer la New-Jersey Oil Company qui exploite plusieurs gros gisements en Pennsylvanie. Installé à New-York, c’est un homme riche et comblé qui consacre une partie de sa fortune à des œuvres philanthropiques.

A sa mort en 1884, cela fait quelques années seulement qu’à l’anarchie des premières années a succédé un semblant d’organisation. Depuis le début des années 1870, les professionnels distinguent, pour l’achat du pétrole, les « transactions postées »  (prix affichés avec paiement et livraisons immédiats),  les transactions « régulières » (livraison et paiement sous délais) et les transactions « sur le futur », porte ouverte à la spéculation. Le souci d’organisation a également gagné le transport. C’est ainsi qu’en 1861, un industriel de Pittsburgh a constitué une flotte d’une dizaine de grands bateaux spécialement conçus pour le transport du pétrole, anticipant ainsi la création, bien plus tard, des supertankers. Quatre ans plus tard, en 1865, le premier piple-line a été mis en service entre la ville de Pithole et les gisements de Oil Creek, permettant une baisse des prix du transport. Le temps des pionniers est sur le point de s’achever. L’heure de la consolidation de l’industrie est venue.

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