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Monsieur Ouvrard, vous avez abaissé la royauté au niveau du commerce ! »

– Sire, le commerce est le génie des Etats. Il se passe très bien de la royauté et la royauté ne saurait se passer de lui.

– Sottises que tout cela ! »

En ce jour de février 1806, rien ne semble devoir troubler Gabriel Julien Ouvrard, l’un des hommes les plus riches et les plus influents de France. Cela fait près de deux heures que, convoqué toutes affaires cessantes aux Tuileries, il subit les foudres de Napoléon Ier. Et quelles foudres ! Très énervé comme à son habitude, l’Empereur ne cesse de hurler et de gesticuler, se répandant en injures et en menaces à l’encontre de son interlocuteur.« J’étais bien résolu à le faire fusiller sans procès », avouera d’ailleurs Napoléon Ierpeu après cette scène au cours de laquelle Ouvrard est resté de marbre, se contentant d’opposer des remarques de bon sens à la fureur du vainqueur d’Austerlitz. Il faut dire que le financier en a vu d’autres ! Depuis sept ans qu’il travaille pour le petit Corse, il a essuyé bien des colères, supporté bien des injures, tâtant même de la prison à plusieurs reprises, le tout sans jamais perdre son sang-froid. A trente-six ans, Ouvrard sait de toute façon qu’il est intouchable, que Napoléon Iera trop besoin de lui pour financer ses guerres et équiper ses armées et que sa colossale fortune est sa meilleure assurance. La seule chose qui le navre vraiment est la totale incompréhension de l’Empereur pour les affaires économiques.« Il n’y entend rien et pense que l’on conduit les finances comme on le fait des armées », dira-t-il à ses proches. Encore cette impériale ignorance n’est-elle pas pour lui déplaire totalement. Elle fait de lui un habitué des couloirs des Tuileries.

Sous-traitants privés


Entre le conquérant et le financier, l’histoire a vraiment commencé le 9 novembre 1799, le jour du coup d’Etat du 18 brumaire. De passage chez Barras, le principal membre du Directoire en charge alors des affaires de la France, il a remarqué par la fenêtre des mouvements de troupes et reconnu la patte du général Bonaparte.« Impossible de se tromper. Le coup d’Etat est commencé »,a-t-il griffonné à l’intention d’un de ses proches avant de rejoindre son hôtel particulier. De là, il a aussitôt fait parvenir un billet à l’intention de l’amiral Bruix, un proche de Bonaparte.« Amiral, le passage du général Bonaparte se rendant au Conseil des Anciens, quelques mouvements de troupes me font pressentir qu’il se prépare du changement dans les affaires politiques. Cette circonstance peut nécessiter des besoins de fonds. Je vous prie, mon cher Amiral, d’être mon interprète de l’offre que je fais d’en fournir de suite… »Bonaparte n’aura pas besoin de l’argent d’Ouvrard, trouvant auprès d’autres financiers tous les fonds dont il a besoin. Mais il n’oubliera jamais cette offre de service.

En cette fin des années 1790, Gabriel Ouvrard est en fait, et depuis longtemps, totalement incontournable en matière de finances publiques et de fournitures aux armées. Depuis la chute de Robespierre, en 1794, et l’avènement du Directoire un an plus tard, il n’a cessé de creuser son sillon, mettant à profit son immense fortune pour tisser des liens avec tous les importants du régime et plus particulièrement avec cinq personnes au coeur de toutes les combinaisons politiques qui s’échafaudent alors : Barras, Tallien, un ancien robespierriste devenu membre de l’Assemblée des Cinq-Cents, le général Bonaparte, Thérésa Cabarrus, la très influente épouse de Tallien, et la non moins influente Joséphine de Beauharnais, la maîtresse de Barras devenue en 1796 l’épouse de Bonaparte. Un petit groupe qui tient la France entre ses mains et pour lequel Ouvrard a ouvert ses coffres. Mais que de travail pour en arriver là !

Né en 1770 aux Moulins-d’Antières à Clisson, dans l’actuelle Loire-Atlantique, originaire d’une bonne famille qui compte des médecins, des notaires et des magistrats, fils lui-même d’un important fabricant de papier, Ouvrard a fait de bonnes études au collège de Beaupréau avant de trouver, en 1787, une place dans l’une des principales maisons de négociants en denrées coloniales de Nantes. En plein développement depuis le milieu du siècle, le commerce colonial, qui métamorphose les villes et les ports de l’ouest de la France et qui tire la croissance du pays, va faire la fortune d’Ouvrard. Doué pour les combinaisons financières les plus complexes, il fonde, dès 1788, sa propre maison et se lance dans d’audacieuses spéculations avec les Antilles, achetant à bas prix, stockant pour créer des pénuries et revendant au plus haut. Cependant, la Révolution gronde, perturbant les trafics entre la France et ses colonies. Pressentant l’essor de la presse d’opinion, il trouve dans les événements de nouvelles occasions de s’enrichir, spéculant sur le papier mais aussi sur le café, le sucre et le coton. Sa prudence et, surtout, sa richesse, lui permettent de traverser la tourmente révolutionnaire sans encombre. A la chute de Robespierre, il a vingt-quatre ans, possède une fortune de plus de 20 millions de livres, une maison de commerce et de banque. En 1795, il se marie à la fille d’un négociant colonial de Nantes.

Le Directoire, ce régime où la corruption, les affaires et la politique font bon ménage, lui ouvre de nouveaux horizons. Le commercial colonial lui paraît en effet peu de choses en regard des immenses profits que lui promettent les guerres incessantes de la France. Car la République est alors en conflit avec tous ses voisins ou presque. Pour équiper ses armées, et comme il le faisait déjà sous l’Ancien Régime, l’Etat fait appel à des sous-traitants privés, les fameux fournisseurs aux armées. Ceux-ci doivent disposer d’importantes liquidités et d’un crédit solide. Mais le métier rapporte beaucoup : les armées ne s’y entendent guère en comptabilité et la fraude sur la qualité est systématique. A ce jeu-là, Ouvrard devient très vite imbattable. En 1798, il obtient, pour six ans, la fourniture générale des vivres de la Marine – un contrat de 64 millions de francs or ! -, puis les fournitures de l’armée d’Italie, celle-là même que commande Bonaparte.

Ouvrard a connu le général corse à la « chaumière Tallien » du rond-point des Champs-Elysées, où la belle madame Tallien – Thérésa Cabarrus – reçoit tout ce qui compte alors à Paris. Redoutable Thérésa ! Femme de pouvoir et d’argent, elle est devenue la maîtresse de Barras qui l’a ensuite littéralement revendue à Ouvrard. Le financier s’est ainsi vu ouvrir les portes du Directoire, la belle y gagnant en retour un splendide hôtel particulier et le château du Raincy ! Avec elle, le financier aura trois enfants. Barras, Tallien, Bonaparte : Ouvrard figure désormais au coeur du puissant trio qui se partage les deux reines de Paris, Thérésa Cabarrus et Joséphine de Beauharnais. Celle-ci entretient ainsi une brève liaison avec Ouvrard qui a la délicatesse de régler ses dettes.

S’il ne joue pas directement un rôle dans le coup d’Etat du 18 brumaire, Ouvrard devient en revanche très vite le financier attitré du nouveau maître de la France. Dans un premier temps pourtant, l’ombrageux général corse tient à distance cet« affairiste », comme il l’appelle, qui a eu le double tort d’être lié à Barras – que le 18 brumaire a définitivement écarté du pouvoir mais dont Bonaparte se méfie – et d’avoir eu quelques privautés à l’égard de Joséphine. Mais le besoin d’argent est le plus fort. Lorsqu’il devient Premier Consul en 1800, la France ruinée n’a plus en caisse que de 700.000 à 800 000 francs, une somme à peine suffisante pour assurer le train de vie d’une sous-préfecture pendant un an ! Sollicité pour quelques dizaines de millions, Ouvrard se fait prier, exigeant le remboursement de sommes que lui doit encore le défunt régime du Directoire. D’avoir osé tenir tête à Bonaparte vaut à l’impertinent un premier séjour en prison et un examen détaillé de sa comptabilité… rapidement suivi d’un non-lieu.

Savoir partager ses gains


Commence alors, entre Ouvrard et celui qui deviendra empereur en 1804, un étrange pas de deux qui va durer jusqu’en 1815. Fort de sa fortune, de ses bonnes relations avec Joséphine et des liens avec Cambacérès, son ancien responsable des affaires juridiques devenu Second Consul et qui assurera, sous l’Empire, la présidence du Sénat et du Conseil d’Etat, Ouvrard participe aux approvisionnements de l’armée de Marengo puis de l’armée que Bonaparte a réunie à Boulogne en prévision de l’invasion de la Grande-Bretagne. Qu’Ouvrard y trouve matière à s’enrichir ne fait aucun doute. Mais le financier, qui a très bien compris que, pour durer, il faut savoir partager les gains, n’oublie jamais ses puissants protecteurs. Ainsi, à l’occasion de la bataille de Marengo, le 14 juin 1800, il monte avec Bonaparte et d’autres une audacieuse spéculation. La veille de la bataille, des dépêches diffusées dans Paris laissent entendre que l’armée française est en fâcheuse posture, provoquant un effondrement de la rente publique. Dans le même temps, des ordres d’achat sont discrètement passés au profit de Bonaparte, de Talleyrand, d’Ouvrard, de Foucher et de Berthier. Le lendemain, quand parvient à Paris la nouvelle de la spectaculaire victoire française, les cours de la rente s’envolent. La vente des papiers publics rapporte des sommes considérables aux cinq hommes.

Âme damnée de Napoléon, qui passe régulièrement ses nerfs sur lui, Ouvrard tâtera à plusieurs reprises de la prison. Comme en cette année 1809, celle de tous les dangers pour le financier. Six ans plus tôt, avec Médard Desprez, l’un des régents de la Banque de France, Ouvrard a créé la Compagnie des Négociants Réunis. En échange d’une avance de trésorerie, elle reçoit des obligations valables sur les subsides que l’Espagne doit verser à la France pour rester neutre dans le vaste conflit qui embrase l’Europe depuis la Révolution. En même temps, elle obtient le monopole du commerce avec l’Amérique espagnole et échafaude un plan visant à obtenir des liquidités en organisant le retour en Europe des piastres espagnoles de Cuba. Las ! La reprise de la guerre avec l’Angleterre jette à terre ce bel édifice. Dans l’impossibilité de pouvoir rapatrier les piastres, Ouvrard imagine de faire escompter par la Banque de France des traites de complaisance que les membres de la Compagnie des Négociants Réunis ont contractées entre eux. Il en résulte un gonflement des encours que la Banque de France doit financer par la planche à billets, provoquant en retour une crise de confiance dans les billets de banque. C’est à cette occasion qu’Ouvrard est convoqué aux Tuileries. En ce jour de février 1806, Napoléon réclame au financier le remboursement de 141 millions de francs or ! Le vent, pour Ouvrard, tourne. Incapable de payer, en butte aux critiques de l’Empereur, il est emprisonné pour dettes. Libéré au bout de trois mois, il reprend ses spéculations et tente même de négocier une paix secrète avec l’Angleterre. Désavoué par Napoléon, il écope de trois ans de prison. Pourtant, l’Empereur ne parvient pas à se séparer de lui. On le retrouve encore en 1812, fournisseur de la grande armée qui se lance à l’assaut de la Russie. Par souci d’économies, il aurait livré des chaussures en faux cuir à semelles de carton. 

Gigantesque emprunt


La chute de l’Empereur et la Restauration redonnent tout son lustre au financier. Il a des relations : Talleyrand et Foucher, qui se sont empressés de retourner leur veste, mais aussi des grands banquiers londoniens. Et le nouveau régime, qui s’est vu imposer par le traité de Vienne le paiement d’une somme de 700 millions de francs et l’entretien de 150.000 soldats pendant cinq ans, a en outre trop besoin de son entregent et de ses compétences. L’homme devient le conseiller très écouté du duc de Richelieu, Premier ministre de Louis XVIII et parvient à convaincre ce dernier de créer pour 100 millions de rentes placées auprès des banquiers anglais. Un gigantesque emprunt sans lequel la France eût été incapable d’honorer ses dettes et qui permet le départ anticipé des troupes étrangères. Pour ce service, le duc de Richelieu restitue au financier tous ses biens et annule sa dette envers le Trésor. Preuve de son prestige retrouvé, Louis XVIII en personne assiste au mariage de sa fille avec le général de Rochechouart.

Mais la fin est proche. En 1823, il est désigné comme fournisseur de l’armée que la France s’apprête à envoyer en Espagne pour restaurer le roi Ferdinand VII. Les malversations qu’il commet sont telles qu’il est arrêté. Mis en faillite, à nouveau privé de tous ses biens, il est incarcéré pour corruption et n’est libéré que grâce à l’intervention du duc d’Angoulême. Il choisit alors de s’exiler en Angleterre où il continue à se livrer à diverses spéculations, notamment avec le Maroc et l’Amérique latine. Il meurt à Londres, presque oublié, en 1846. Avec lui s’éteint le dernier grand fournisseur aux armées.

Illustration. Pascal Garnier