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Nylon, Teflon, Lycra… Le groupe américain Dupont de Nemours – aujourd’hui Dupont – a marqué l’histoire de la chimie mondiale.  A l’origine de cette aventure, un français, Eleuthère Irénée Du Pont de Nemours, un Français arrivé aux Etats-Unis à l’aube du XIXe siècle et qui y fit souche.

Rien pourtant ne destinait ce descendant d’une famille aristocratique à se lancer dans les affaires. Lorsqu’il naît à Paris en juin 1771, son père, dans l’ombre duquel il va vivre pendant des années, Pierre Samuel Du Pont – il fera plus tard ajouter le patronyme « de Nemours » par référence aux origines géographiques de la famille et afin de se distinguer d’un député aux états généraux répondant lui aussi au nom de Dupont – est déjà un économiste célèbre, auteur de plusieurs ouvrages, proche des physiocrates et des libéraux. La parution, en 1764, de son ouvrage « De l’exportation et de l’importation des grains » lui a également valu l’estime puis l’amitié de Turgot, alors intendant du Limousin. Lorsque ce dernier est appelé au Contrôle général des finances en 1774, c’est tout naturellement qu’il pense à Pierre Samuel qui, entre-temps, a continué de publier des ouvrages réformateurs et a fait un long séjour en Pologne pour y mettre sur pied un système d’éducation nationale.

Malgré la mort prématurée de sa mère, Eleuthère Irénée connaît une jeunesse heureuse. Les fonctions de son père, ses écrits, les très nombreuses relations qu’il compte parmi les intellectuels et les savants de son temps, l’atmosphère studieuse qui l’entoure, tout cela contribue à éveiller prématurément son goût pour les choses de l’esprit, et notamment pour les sciences qui le passionnent. Le destin du jeune homme se noue un soir de 1787. Ce jour-là, Pierre Samuel Du Pont, qui vient tout juste d’être nommé secrétaire général de l’assemblée des notables réunie par le ministre Calonne pour tenter de réformer les finances du royaume, reçoit la visite du chimiste Lavoisier auquel le lie une vieille amitié. En plus de ses propres travaux, Lavoisier occupe alors les fonctions de superintendant de la Régie royale des poudres et salpêtres. Le jeune Eleuthère Irénée, qui lui est présenté ce soir-là, le séduit aussitôt par son intelligence, la qualité de sa conversation, sa curiosité et l’ampleur de ses connaissances. A son père il propose de prendre l’adolescent sous son aile et de le faire entrer au sein de la Régie, où il veillera sur sa carrière. C’est ainsi qu’à dix-sept ans, Eleuthère Irénée Du Pont trouve une place dans l’une des fabriques de poudre que la Régie possède à Essonne, non loin de Paris.

C’est alors que survient la Révolution française, qui va bouleverser les destinées du jeune homme, mais aussi de toute sa famille. Libéral dans l’âme, Pierre Samuel est élu député aux états généraux puis, en 1790, président de l’Assemblée constituante. Partisan d’une monarchie constitutionnelle à l’anglaise, il fonde une imprimerie qu’il met au service de ses idées. Pour l’assister dans sa tâche, il fait appel à son fils. Après la poudre, une nouvelle carrière commence pour Eleuthère Irénée : celle d’éditeur. Pendant près de deux ans, lui et son père sortent des flots de pamphlets et de brochures, s’attaquant tour à tour aux Jacobins et au maire de Paris, Pétion, plaidant sans relâche pour l’instauration d’un régime modéré fondé sur l’ordre et la loi. La radicalisation de la Révolution française leur sera fatale. La journée du 10 août 1792, au cours de laquelle les sections parisiennes prennent d’assaut les Tuileries et à l’issue de la laquelle la famille royale est emprisonnée, les trouve du côté des défenseurs de la monarchie, ou du moins de ce qu’il en reste. Pierre Samuel et Eleuthère Irénée ont-ils fait le coup de feu contre les sans-culottes ? Ce n’est pas impossible. Leur opposition de plus en plus marquée aux Montagnards et à leur chef, Robespierre, les met en tout cas en tête de la liste des suspects. Au lendemain des événements du 10 août, leur imprimerie est fermée d’autorité. Recherchés, les deux hommes doivent se cacher. Tandis qu’Eleuthère Irénée parvient à se mettre à l’abri à Essonne, où il s’est fait de précieuses relations lors de son passage à la Régie royale des poudres et salpêtres, son père est accueilli par l’astronome Lalande qui, raconte-t-on, le cache pendant plusieurs semaines dans le dôme de l’Observatoire de Paris. Une brève accalmie leur permet de se montrer à nouveau en plein jour. Pas pour longtemps ! Au début de l’année 1794, en pleine Terreur, Pierre Samuel est à nouveau arrêté pour avoir imprimé et publié des manifestes contre-révolutionnaires. L’arrestation de Robespierre, en juillet 1794, le sauve miraculeusement de la guillotine.

Jusque-là, Eleuthère Irénée Du Pont de Nemours a vécu et travaillé dans l’ombre de son père, abandonnant à dix-neuf ans une carrière sans doute prometteuse de chimiste – il est vrai fortement contrariée par l’exécution de Lavoisier pendant la Terreur – pour se consacrer au combat des idées et à la cause modérée. Cette cause, lui et son père s’y dévouent à nouveau pendant le Directoire, ne cessant de dénoncer le péril jacobin toujours menaçant, créant même un journal politique. En 1795, Pierre Samuel est élu au Conseil des anciens – le lointain ancêtre du Sénat – dont il devient président en 1797, laissant à son fils la gestion de l’imprimerie et du journal. Le répit, enfin ? L’Histoire, hélas, a une fâcheuse tendance à se répéter : le 3 septembre 1797, afin de conjurer une réaction royaliste, le Directoire organise, avec l’appui des Jacobins, un coup d’Etat. Les dernières élections sont invalidées, le serment de « haine à la royauté » rétabli, des dizaines de députés et de journalistes arrêtés. Parmi eux, Pierre Samuel et Eleuthère Irénée Du Pont de Nemours, à nouveau victimes de leurs engagements. Sans doute les deux hommes sont-ils rapidement libérés. Mais lorsqu’ils sortent de prison, c’est pour retrouver leur imprimerie saccagée et fermée, leur journal interdit de parution et la demeure parisienne de la famille pillée et vandalisée. C’est alors que Pierre Samuel décide de quitter la France pour gagner les Etats-Unis. L’un de ses fils, Victor, y a vécu plusieurs années en tant que consul de France à Charleston. Lui-même y connaît beaucoup de monde, notamment Benjamin Franklin, qu’il a rencontré à Paris avant la Révolution, et Thomas Jefferson. Là-bas au moins, la séparation des pouvoirs et le régime modéré qu’il n’a cessé de défendre sont des réalités. Pierre Samuel mettra près de deux ans à solder ses affaires.

A la fin de l’année 1799, quittant définitivement sa patrie, il s’embarque pour Newport, emmenant avec lui ses deux fils Eleuthère Irénée et Victor que plus rien ne retient en France. A vingt-huit ans, Eleuthère Irénée s’apprête à commencer une nouvelle vie. En janvier 1800, après une traversée pénible de 99 jours, les trois hommes touchent enfin le sol des Etats-Unis où ils feront définitivement souche.

L’arrivée aux Etats-Unis offre au jeune Eleuthère Irénée l’occasion de voler enfin de ses propres ailes et de s’affranchir de l’ombre écrasante de ce père si brillant et toujours admiré. Les choses commencent un peu par hasard dans le courant de l’année 1800. Alors qu’il manipule une arme à feu, l’ancien élève de Lavoisier est frappé de la mauvaise qualité de la poudre utilisée de ce côté-ci de l’Atlantique. Aussitôt, une idée germe dans son esprit : pourquoi ne pas créer, aux Etats-Unis, une manufacture de poudre en utilisant les techniques de fabrication en vigueur en Europe, des techniques que les guerres répétées ont portées à un point inégalé de perfection ? Informé du projet de son fils, Pierre Samuel accepte aussitôt de lui avancer une partie de l’argent nécessaire à l’achat des terrains et des machines. Le reste sera fourni par de riches Européens installés aux Etats-Unis et avec lesquels Pierre Samuel s’est lié dès son arrivée. En janvier 1801, ayant réuni les sommes nécessaires, Eleuthère Irénée s’embarque pour la France et se rend à la manufacture d’Essonne dont, grâce à ses relations et à celles qu’a gardées son père, il obtient de se faire communiquer les plans des machines. Le gouvernement aurait laissé faire, pas mécontent de voir un Français édifier une fabrique de poudre de l’autre côté de l’Atlantique, dans le dos des Anglais ! Quoi qu’il en soit, de retour aux Etats-Unis au mois d’août, il se met aussitôt en quête d’un terrain où édifier sa manufacture. L’histoire raconte que Thomas Jefferson lui aurait proposé de s’installer chez lui en Virginie, mais qu’il aurait refusé avec force, indigné par la politique esclavagiste de cet Etat. Pour les mêmes raisons, il aurait décliné une offre qui lui était faite de s’implanter dans le Maryland. C’est finalement au bord de la rivière Brandywine, dans l’Etat du Delaware, qu’Eleuthère Irénée Du Pont de Nemours choisit d’installer sa fabrique. En juin 1802, il crée la compagnie Eleuthère Irénée Du Pont de Nemours & Co. et se met aussitôt au travail.

Victime en 1834 d’une épidémie de choléra qui l’emporte alors qu’il est en voyage d’affaires à Philadelphie, Eleuthère Irénée ne vivra pas assez vieux pour connaître le fabuleux développement de son entreprise. Ce sont ses descendants, à commencer par ses trois fils, et successeurs, qui feront de la Compagnie Du Pont de Nemours l’une des toutes premières entreprises des Etats-Unis. Il n’empêche : pendant plus de trente ans, il ne ménagera pas ses efforts pour développer sa fabrique, indifférent aux sarcasmes de tous ceux – et ils sont nombreux ! – qui jugent son projet parfaitement déraisonnable. Son plus beau succès, il l’obtient en 1811 lorsque le gouvernement des Etats-Unis lui passe officiellement commande, pour la première fois, d’un important stock de poudre. L’année suivante, l’entreprise emploie déjà 36 ouvriers et produit près de 25.000 tonnes de poudre noire. Il faut dire qu’Eleuthère Irénée n’a pas lésiné sur les innovations : rompant avec les pratiques en usage en Europe, où la poudre était fabriquée en continu dans un seul atelier, il a séparé les différentes opérations et spécialisé ses installations de manière à obtenir un produit de haute qualité. Celle-ci n’a pas échappé aux représentants du gouvernement fédéral qui, du coup, ont accepté de changer de fournisseur et de mettre un terme aux importations de poudre anglaise, leur seule source d’approvisionnement jusque-là. La société restera pendant des décennies le principal fournisseur de l’armée américaine. La première commande officielle permet également à l’entrepreneur français d’ouvrir son capital à des investisseurs américains, accentuant encore l’ancrage local de la compagnie. Contrairement à la France, où la fabrication de la poudre est un monopole d’Etat, c’est le secteur privé qui permet aux Etats-Unis d’accéder à l’indépendance dans ce secteur d’activité éminemment stratégique. Nul doute qu’Eleuthère Irénée, imprégné des idées libérales qu’il avait défendues pendant des années avec son père, y ait été sensible.

On connaît très mal la vie d’Eleuthère Irénée Du Pont de Nemours pendant ces années décisives. Tout juste le voit-on multiplier les voyages d’affaires à Washington et dans les capitales des Etats, y vantant à chaque fois les mérites de sa poudre, dûment testée sur les champs de tir, et mettant à profit les relations de son père pour s’introduire dans les cercles du pouvoir. Le caractère de l’homme est mieux connu : discret, vivant modestement non loin de son usine, peu intéressé par l’argent, réinvestissant tous ses profits, il restera toujours très porté sur la recherche et les questions techniques. Cette orientation restera longtemps la marque de fabrique de la compagnie, comme le prouvera l’action de son petit-fils Lammot du Pont qui, en 1857, brevettera un nouveau système de fabrication de la poudre à partir de potassium de nitrate. L’homme a surtout un profond respect pour son personnel et veille attentivement à sa sécurité : n’a-t-il pas, lors de la construction de l’usine, fait édifier un mur en bois du côté de la rivière Brandywine afin que, en cas d’explosion accidentelle, le souffle soit facilement évacué pour limiter le nombre de blessés à l’intérieur des ateliers ? A sa mort, sa compagnie fait travailler une centaine de personnes et les installations d’origine se sont considérablement étendues afin de faire face aux commandes. Grâce à son audace et à son esprit d’initiative, les Etats-Unis disposent désormais d’un embryon d’industrie chimique. Une industrie qui connaîtra, à partir des années 1860, un essor remarquable, contribuant à faire de la patrie adoptive des Du Pont de Nemours l’une des toutes premières puissances industrielles au monde.

 

Illustration. Ancienne publicité de Du Pont de Nemours. C’est par la fabrication de poudre que commença la firme.

 

 

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