Dans le pétrole, Calouste Gulbenkian était incontournable. Depuis le début du siècle, il était de tous les grands « deals ». La création de l’Irak Petroleum Company, c’était lui ; l’entrée des Français et des Américains en Irak, lui également… Avec le temps, son champ d’intervention s’était étendu à une bonne partie du monde. Riche, il l’était, au point d’accumuler les résidences : à Paris, avenue d’Iéna et à l’hôtel Ritz où son ami Cézar Ritz lui réservait à l’année une suite royale, à Londres, au coeur de Hyde Park, et même à Istanbul, où il avait ses racines. Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était négocier avec les puissants de ce monde, monter des affaires, marchander, palabrer… sans oublier, bien sûr, de défendre ses intérêts. A ce jeu, il était éblouissant. En bon Oriental qu’il était, Calouste Gulbenkian était d’abord un commerçant. « Un marchand de tapis », raillaient ses adversaires. Et il en était fier…
Sa richesse et sa position dans le monde, c’est en grande partie à son père que Calouste Gulbenkian les devait. D’origine arménienne, ce commerçant du bazar de Césarée, en Palestine, avait en effet fait fortune le jour où, dans les années 1870, il avait eu l’idée de fournir le sultan de Turquie en kérozène russe. La Sublime Porte l’avait récompensé en le nommant gouverneur de Trébizonde, au bord de la mer Noire. Il en avait profité pour investir dans les champs de pétrole du Caucase russe, situés non loin de là. Dans les années 1880, installé dans une belle demeure donnant sur le Bosphore, c’était un homme riche et respecté.
Réputation d’expert mondial
Né en 1869, Calouste Gulbenkian avait connu une enfance dorée. Eduqué par des nurses anglaises et françaises, il avait été envoyé à Marseille apprendre le français puis au prestigieux King’s College de Londres, d’où il était sorti en 1889 avec un diplôme d’ingénieur spécialisé dans le pétrole. A son retour en Turquie, son père l’avait expédié à Bakou compléter sa formation. Fasciné par ce qu’il avait vu, il avait rédigé plusieurs articles sur l’industrie pétrolière russe. A vingt ans, Calouste Gulbenkian était auréolé d’une réputation d’expert mondial du secteur. Une aubaine pour ce jeune homme impatient de se faire une position dans le monde. Pour y arriver promptement, il avait fort habilement distillé, dans ses écrits, les flatteries : envers le sultan d’abord, dont le portrait tranchait agréablement avec celui du tsar de Russie ; envers le chef de la communauté arménienne d’Istanbul ensuite, un richissime homme d’affaires dont il voulait épouser la fille et dont il décrivait à l’envi le rôle pionnier dans l’émergence de l’industrie pétrolière russe. Les dividendes n’avaient pas tardé : en 1891, la Sublime Porte l’avait chargé d’une étude sur la possibilité d’exploiter du pétrole en Mésopotamie (actuel Irak). Sans même se rendre sur place et en ayant largement recours à des travaux existants, il avait conclu par l’affirmative. Un an plus tard, il avait épousé celle après laquelle il soupirait depuis des années. Ce mari qu’elle n’avait pas choisi, Nevarte Gulbenkian ne devait jamais l’aimer. Sitôt marié, Calouste s’était en effet révélé un épouvantable tyran domestique. Méfiant, il faisait surveiller sa femme par ses domestiques et l’appelait à toute heure du jour et de la nuit pour s’assurer de sa présence. Nevarte s’était vite lassée des bizarreries de son mari, comme celle qui consistait, les soirs de réceptions, à se faire servir de somptueux fruits exotiques et à offrir à ses convives de bien médiocres desserts. Elle avait fini par prendre un amant.
Des années durant, Calouste Gulbenkian avait eu le plus grand mal à percer dans le monde. S’ils lui avaient permis de se faire un nom et de conquérir un beau parti, ses écrits, en effet, ne lui avaient pas rapporté un sou. Pendant trois ans, ne dépendant que des seuls subsides de son père, il avait dû mener à Istanbul une vie sans relief. En quête de fortune, il s’était essayé sans succès au commerce de tapis et à la spéculation boursière, engloutissant dans l’affaire ses revenus et la dot de son épouse, qu’il avait purement et simplement confisquée. C’est alors que les pogroms anti-Arméniens de 1895 lui avaient offert une chance inattendue de rebondir. Obligé de fuir en Egypte, il était parvenu à se rendre indispensable auprès d’Alexandre Mantachoff, un homme d’affaires arménien en exil qui disposait de très gros intérêts dans le pétrole russe. Ne reculant devant rien, Calouste lui avait rendu toutes sortes de services, depuis la rédaction de son courrier jusqu’à la préparation de ses repas en passant par l’organisation de parties fines… C’est Mantachoff qui lui avait véritablement mis le pied à l’étrier en l’introduisant auprès d’influents hommes d’affaires anglais.
C’est ainsi qu’en 1897, Calouste Gulbenkian était arrivé à Londres, bien décidé à se faire une place au soleil. Il disposait pour cela d’une position de force : son père et Alexandre Mantachoff l’avaient chargé de représenter leurs intérêts auprès des compagnies occidentales. C’est fort de ce mandat qui lui permettait enfin de vivre à la hauteur de son rang que Calouste Gulbenkian était parvenu à se glisser, à partir de 1900, dans le grand jeu diplomatico-industriel que menaient alors les Rothschild, Marcus Samuel _ le fondateur de la Shell _ et Henri Deterding _ le patron de la Royal Dutch _ et qui conduisit à la création, en 1903, de l’Asiatic Petroleum Company. Fondée pour faire pièce à la toute-puissante Standard Oil, l’Asiatic regroupait les activités des trois partenaires et marquait une première étape vers la fusion, quatre ans plus tard, de la Shell et de la Royal Dutch Company. Dans l’affaire, Calouste Gulbenkian avait parfaitement joué son rôle : à force d’arguments, il était parvenu à convaincre son père et Alexandre Mantachoff d’intégrer leurs actifs dans l’Asiatic. Il y avait gagné une grosse commission et des parts dans le nouvel ensemble. En ce début de XXe siècle, Calouste Gulbenkian avait atteint son but : il était devenu quelqu’un…
Vingt ans de tractations
Il pouvait désormais s’attaquer à un autre morceau de choix : le pétrole mésopotamien. Depuis l’étude qu’il avait rédigée en 1891 pour la Sublime Porte, Calouste Gulbenkian n’avait cessé d’y penser. En 1900, il avait eu un bref contact avec l’envoyé spécial du shah d’Iran en Occident, le général Kitagbi. C’est même à lui que ce dernier avait proposé, en premier, une concession pétrolière en Perse. Faute d’être parvenu à intéresser au projet Henri Deterding et Marcus Samuel, Calouste Gulbenkian avait dû renoncer et la concession avait finalement été attribuée à un certain William Knox d’Arcy. De cet épisode qui l’avait lésé d’une belle commission, Calouste Gulbenkian avait tiré une conclusion : toute la région regorgeait de pétrole. Faute d’être en Iran, il jouerait un rôle clef dans la création d’une industrie pétrolière en Mésopotamie.
La réalisation de cette ambition devait l’occuper pendant près de vingt ans. Vingt années marquées par d’interminables tractations et par le versement de bakchichs considérables aux officiels turcs. Homme de l’ombre, Calouste Gulbenkian devait le rester jusqu’au bout, menant ses négociations depuis Londres ou Paris, tirant parti des liens très étroits qu’il entretenait avec les fondateurs du groupe Royal Dutch Shell et des contacts dont il disposait à Istanbul pour avancer ses pions, se gardant bien de se rendre sur place _ il n’ira jamais en Irak _, et défendant toujours avec acharnement ses propres intérêts. Tout commença en 1910 lorsque Calouste Gulbenkian devint administrateur de la Banque nationale de Turquie, créée au lendemain de la révolution jeune-turque. Cette position privilégiée lui permit d’être directement à l’origine de la création, en 1912, de la Turkish Petroleum Company (TPC). Prodige de diplomatie ! La TPC, en effet, n’était pas qu’une simple compagnie pétrolière. Elle était l’un des innombrables champs clos de la rivalité que se livraient les grandes puissances occidentales au nom du caractère stratégique du pétrole. Une fois de plus, la grande politique avait, en coulisse, tiré les ficelles. Calouste Gulbenkian avait dû ménager les intérêts des industriels du secteur, ceux de la Grande-Bretagne, soucieuse de renforcer sa présence dans cette partie du monde, ceux de l’Allemagne, désireuse de préserver son influence traditionnelle en Turquie, sans oublier les siens propres. Le montage final était un chef-d’oeuvre d’équilibre : la TPC réunissait en effet la Royal Dutch Shell, l’Anglo Persian, et la Deutsche Bank. Du nouvel ensemble, Calouste Gulbenkian lui-même se voyait reconnaître à vie 5 % du capital, sans aucune fonction opérationnelle. Il y gagna, pour la postérité, le surnom de monsieur « Cinq Pour Cent ».
La guerre jeta totalement à plat ce savant échafaudage. Mais elle permit à l’homme d’affaires de faire la preuve de ses talents de négociateur. Dès le début de la guerre, les Anglais saisirent la part de la Deutsche Bank dans la TPC. A la fin du conflit, la question se posa du sort de cette participation. Un nouvel acteur se mit alors sur les rangs : la France, désireuse elle aussi d’avoir accès aux fabuleux gisements du Moyen-Orient. Fort de ses nombreuses relations à Londres et au quai d’Orsay, Calouste Gulbenkian joua un rôle essentiel dans le montage qui aboutit, en 1921, à l’entrée de la France, via la Compagnie Française des Pétroles (CFP, l’actuel Total), dans le capital de la Turkish Petroleum Company. C’est encore lui qui, un peu plus tard, convainquit ses partenaires anglais et français de faire une place aux Américains, désireux eux aussi de forcer la porte du Moyen-Orient, à la condition expresse que ses 5 % soient préservés. En 1929, à l’issue de ce grand mécano, l’ancienne Turkish Petroleum Company devint l’Irak Petroleum Company. Exploitant plusieurs gisements autour de Kirkouk, au nord de l’actuel Irak, elle regroupait, outre la CFP française, les principales compagnies anglaises et américaines. A cinquante-sept ans, Calouste Gulbenkian venait de signer son plus beau chef-d’oeuvre.
Une vie fastueuse
Au début des années 1930, Calouste Gulbenkian est au faîte de sa fortune et de sa puissance. Connu dans les milieux pétroliers et les couloirs ministériels, incontournable pour toute opération d’envergure, conseiller officiel des gouvernements irakien et iranien, il est de toutes les grandes manoeuvres de l’industrie pétrolière, au Moyen-Orient mais aussi aux Etats-Unis et en Amérique du Sud. Immensément riche, il s’est installé dans un hôtel particulier de l’avenue d’Iéna, laissant à son épouse leur demeure située quai d’Orsay. Dans sa nouvelle résidence, l’homme d’affaires accumule les oeuvres d’art : tapis et objets orientaux y côtoient des toiles de Turner, de Manet, de Gauguin ou de Degas, le tout pour une valeur de près de 2 millions de livres. Mais l’essentiel de son temps, Calouste Gulbenkian le passe dans sa suite du Ritz, qui lui sert de bureau et de résidence privée. Voyageant peu _ et rarement plus loin que Londres _, il y reçoit beaucoup. A commencer par ses innombrables maîtresses. Car l’homme d’affaires a des appétits sexuels démesurés ! A une dame de confiance, véritable entremetteuse qui restera à son service près de trente ans, il a confié le soin de lui trouver, chaque soir ou presque, une nouvelle compagne, de préférence mineure afin de réveiller son ardeur au lit. Les plus intéressantes ont même le droit à une présentation officielle dans le monde. Habillées de pied en cap, couvertes de bijoux, elles ont le privilège d’accompagner le maître dans ses sorties… et de garder ces menues babioles lorsque l’heure est venue de céder la place à une nouvelle élue. A Paris comme à Londres, ce comportement de potentat oriental fait jaser.
La Seconde Guerre mondiale vient perturber cette vie fastueuse au parfum de scandale. Résidant en France, Calouste Gulbenkian a la désagréable surprise de voir ses parts dans l’Irak Petroleum Company confisquée par les Anglais. Un comble pour celui qui, depuis 1892, bénéficie de la citoyenneté anglaise ! En 1942, il quitte la France pour le Portugal et s’installe dans une suite de l’hôtel Aviz, à Lisbonne. Il y vit comme à Paris, entouré de quelques domestiques et de maîtresses de plus en plus jeunes. En 1948, au terme d’une épique bataille de procédure, Calouste Gulbenkian reçoit une indemnité de 500.000 livres, renonçant en échange à toute participation dans l’Irak Petroleum Company. Son dernier combat, c’est avec l’Iran du docteur Mossadegh qu’il le livre. Lorsque ce dernier nationalise l’Anglo-Persian, en 1950, il tente de promouvoir un compromis. Il n’y gagne que d’être déchargé de ses fonctions de conseiller officiel du gouvernement iranien… A plus de quatre-vingts ans, monsieur « Cinq Pour Cent » ne pèse plus guère sur un secteur pétrolier en pleine recomposition. Il meurt cinq ans plus tard, en 1955, non sans avoir pris soin de créer auparavant, à Lisbonne, une fondation à son nom pour abriter ses fabuleuses collections d’art. Avec lui disparaît l’un des plus grands intermédiaires de l’histoire du pétrole.