«Messieurs, vous avez cherché à me tromper. Je ne vous poursuivrai pas en justice car la loi est trop lente. Je vous ruinerai. Bien sincèrement ». L’homme qui écrit ses lignes en 1853 s’appelle Cornelius Vanderbilt. C’est l’un des industriels les plus riches des Etats-Unis. De retour d’un voyage en Europe, il a découvert que certains de ses associés avaient tenté de l’évincer de sa compagnie. Les intrigants paieront cher leur trahison ! Cornelius Vanderbilt s’emploiera méthodiquement à assouvir sa vengeance, ne s’estimant satisfait que lorsque le dernier des conjurés aura été mis sur la paille. Tout l’homme est là ! Impitoyable, ne reculant devant rien pour arriver à ses fins, toujours prêt à livrer combat pour défendre ses intérêts. Dès son plus jeune âge, il n’hésita pas à engager la lutte contre ses concurrents, fussent-ils bien plus puissants que lui ! Son audace lui permit de s’imposer comme l’un des principaux industriels du transport, maritime d’abord, ferroviaire ensuite. Avec lui, ce secteur encore très artisanal entre dans un nouvel âge : celui de la concentration.
Staten Island, mai 1794. C’est dans cette île située à quelques encablures de New-York que Cornelius Vanderbilt vient au monde. Son père est un fermier prospère. Le futur tycoon des chemins de fer ne s’entendra jamais vraiment avec lui, lui préférant sa mère, la seule à avoir un peu d’influence sur lui. Car le jeune Cornelius est un enfant difficile ! Bien bâti, il exècre l’école, méprise le travail de la terre et ne s’intéresse qu’aux bateaux. A 15 ans, il n’hésite pas à menacer ses parents : si ceux-ci ne lui offrent pas sur l’heure un petit voilier, il les quittera pour s’embarquer sur un navire marchand ! Il faudra toute l’autorité de sa mère pour le faire revenir sur sa décision. Entre Cornelius et elle, un marché est passé : que le jeune homme accepte de passer encore une année à l’école et on lui prêtera 100 dollars pour s’offrir un bateau. Affaire conclue ! Un an plus tard, l’adolescent abandonne l’école, touche son dû et achète une modeste barge dotée d’une voile. Son idée, qu’il mûrit depuis quelque temps, est simple : il veut monter un service de ferry entre Staten Island et New-York afin de transporter les fermiers qui, chaque jour, se rendent avec leurs produits jusqu’à la grande cité de la côte est.
A 16 ans, voilà donc Cornelius installé à son compte. 8 cents : tel est le tarif que le jeune homme demande pour une traversée. Un prix inférieur de 2 cents à celui que pratiquent ses concurrents. Casser les prix restera jusqu’au bout l’une des méthodes favorites de Cornelius Vanderbilt pour s’imposer sur un marché. En attendant, elle lui vaut l’hostilité de tous les patrons de ferry. A plusieurs reprises, le jeune homme devra en venir aux mains. Travailleur acharné – il est le seul à offrir un service de nuit –, réputé pour son honnêteté et sa ponctualité, Cornelius Vanderbilt n’en prend pas moins rapidement le pas sur ses concurrents : la première année, il a déjà gagné 1000 dollars, ce qui lui permet de rembourser ses parents et de se porter acquéreur de deux nouveaux bateaux. En 1812, il rachète une goélette et élargit son rayon d’action. Un an plus tard, il se marie et s’installe à New Jersey. A son épouse, Sophia Johnson, qui lui donnera treize enfants avant de disparaître prématurément, il achète un hôtel restaurant qui tient lieu de domicile conjugal. Femme avisée, aussi travailleuse que l’est son mari, Sophia Johnson fera de cette adresse l’une des plus réputées de la ville.
Mais déjà les années passent. En 1818, à la stupéfaction de ses concurrents, Cornelius Vanderbilt vend tous ses navires et s’engage comme capitaine à bord d’un ferry. Ce coup de tête n’en est pas un. Propriété de l’homme d’affaires Thomas Gibbons, le navire dont il prend le commandement est en effet un bateau à vapeur, l’un des tout premiers en service aux Etats-Unis. Pour Cornelius Vanderbilt, cela ne fait aucun doute : la vapeur est l’avenir du transport maritime. Dans ces conditions, il a tout intérêt à se débarrasser de ses navires avant qu’ils ne valent plus rien. L’opération, de fait, s’avèrera très juteuse pour lui. En embarquant à bord du ferry de Thomas Gibbons, Cornelius Vanderbilt a une idée derrière la tête : il entend se familiariser avec ce mode de propulsion en attendant de constituer sa propre flotte. Thomas Gibbons y trouve également son compte. Il souhaite attaquer de front les positions d’Aaron Ogden, propriétaire lui aussi d’un bateau à vapeur, et qui s’est vu attribuer le monopole du transport maritime par vapeur entre New York et New Jersey. Mais pour cela, il lui faut un associé qui n’ait pas froid aux yeux et qui soit prêt à en découdre. C’est là que Cornelius Vanderbilt entre en scène. Réputé pour sa combativité, il fera parfaitement l’affaire. De fait, pendant six ans, Vanderbilt bataille ferme contre Aaron Ogden, multipliant les provocations – il fait par exemple planter sur le toit de son bateau un gigantesque drapeau sur lequel on peut lire « New Jersey doit être libre » –, refusant d’obtempérer aux mises en demeure des autorités, clamant haut et fort son hostilité à tous les monopoles. Jusqu’à ce jour de 1824 où la Cour Suprême des Etats-Unis casse le monopole d’Aaron Ogden. Cette victoire est en grande partie celle de Cornelius Vanderbilt.
L’heure est désormais venue pour lui de voler à nouveau de ses propres ailes. En 1829, quittant Thomas Gibbons, il achète trois bateaux à vapeur et commence une liaison entre New-York et Philadelphie. Dix ans plus tard, sa flotte compte déjà cent navires et opère sur le plus grande partie de la côte est des Etats-Unis. Il faut dire que l’entrepreneur ne recule devient rien pour s’imposer : renouant avec un procédé qu’il avait expérimenté dans sa jeunesse, il s’emploie à casser systématiquement les prix pour éliminer ses concurrents. Beaucoup disparaissent ou choisissent de vendre leur flotte à l’homme d’affaires. D’autres tentent de s’adapter, allant jusqu’à payer Cornelius Vanderbilt pour l’éloigner ! Dans les années 1840, la lutte entre sa compagnie et celle des frères Stevens, qui opère dans la région de Philadelphie, défraie ainsi un temps la chronique. Pendant près de six mois, les deux entreprises se livrent à une guerre des prix acharnée. Décidé à vaincre, Cornelius Vanderbilt va jusqu’à abaisser le prix de son billet de 7 à 1 dollar. Incapables de suivre, les frères Stevens offrent finalement 50 000 dollars à leur concurrent pour qu’il se retire. Deux ans plus tard, Cornelius Vanderbilt rachète leur flotte…
Au milieu des années 1840, au terme d’un nombre incalculable de batailles comme celle-ci, Cornelius Vanderbilt dirige la principale compagnie de transport maritimes des Etats-Unis. Prenant le contrepied de tous ses concurrents, il a décidé de miser sur le confort des passagers, particulièrement soigné à bord de ses navires. Lui-même est à la tête d’une fortune estimée à près de 700 000 dollars. A Staten Island d’où il est originaire, il s’est fait construire une gigantesque demeure où il passe le plus clair de son temps lorsqu’il n’est pas à New Jersey pour suivre ses affaires. L’homme ne sort guère et compte très peu de familiers. Il faut dire que la bonne société new-yorkaise ne cache pas le mépris que lui inspire ce parvenu, riche à millions – il laisse 100 millions de dollars à sa mort – mais volontiers présenté comme un « homme vulgaire » et dont l’épouse, comble de mauvais goût, tient une « gargotte » en ville ! Circonstance aggravante : Cornelius Vanderbilt refuse obstinément de donner le moindre cent à des œuvres philanthropiques. Sa seule contribution, tardive, sera un don d’un million de dollars à l’université de la ville. L’homme d’affaires y gagne une réputation durable d’avare invétéré. Mais il en a cure ! Affectant la plus parfaite indifférence à l’égard de la haute bourgeoisie, il mène une vie des plus discrètes. Lorsqu’en 1869, à l’âge de 76 ans et après la mort de sa première épouse, il se remariera avec sa cousine Frank Crawford de 45 ans sa cadette, la cérémonie se déroulera dans une petite ville de l’Ontario en présence d’une vingtaine d’invités seulement. Le soir même et après une collation vite expédiée, un train privé les ramènera à New-York.
Le train justement. En 1848, Cornelius Vanderbilt s’était intéressé à un nouveau projet : la création d’une liaison spéciale reliant la côte est des Etats-Unis à la Californie où venaient d’être découverts des gisements d’or. Au périple que suivaient traditionnellement les chercheurs d’or, par bateau d’abord jusqu’à Panama, puis à dos de mule à travers l’isthme de Panama jusqu’au Pacifique et enfin par bateau jusqu’en Californie, l’homme d’affaires avait proposé d’en substituer un autre, plus rapide, à travers le Nicaragua. Un projet qui l’avait obligé à faire construire une route carrossable de près de trente kilomètres à travers la jungle. Ouverte en 1849, cette liaison mer route lui avait rapporté un million de dollar par an avant de fermer en 1853, victime de l’opposition des autorités nicaraguéennes, dûment corrompues par des concurrents. Echaudé par cet échec, Cornelius Vanderbilt s’était alors embarqué pour un tour d’Europe, ses premières vacances depuis 1810. C’est au cours de son absence que certains de ses associés avaient cherché à s’emparer de la compagnie qu’il avait créée et de l’évincer de la direction.
Au début des années 1860, après avoir tenté sans succès de se lancer dans le transport maritime transcontinental, Cornelius Vanderbilt est donc à la recherche de nouvelles opportunités. C’est alors qu’on vient lui parler d’un nouveau mode de transport : les chemins de fer. Apparus aux Etats-Unis dans les années 1830, ceux-ci connaissent, depuis les années 1850, un vigoureux essor : alors que l’on comptait, en 1850, moins de 1000 kilomètres de voies, on en compte près de 15 000 dix ans plus tard et tout indique que ce développement va se poursuivre. Dans un premier temps pourtant, Cornelius Vanderbilt hésite : il faut dire qu’il a gardé un très mauvais souvenir de sa première expérience du chemin de fer! En 1833, il avait en effet pris place à bord d’un train. Mais au bout de quelques kilomètres, l’essieu s’était cassé et le wagon s’était renversé, le projetant sur la voie à travers la fenêtre. L’homme d’affaires s’en était sorti avec plus de peur que de mal. Mais il s’était juré de ne jamais remettre les pieds dans un train qu’il appelait, avec un souverain mépris, « ces choses qui vont sur la terre » !
L’essor très rapide de ce nouveau mode de transport et la certitude qu’il y a là beaucoup d’argent à gagner ont cependant vite fait de vaincre ses réticences. En 1861, il se décide à sauter le pas et, comme il l’avait fait 43 ans plus tôt lors de l’apparition de la vapeur, vend la totalité de sa flotte. Avec l’argent ainsi recueilli, il achète coup sur coup la compagnie de chemin de fer New-York Harlem et les chemins de fer de l’Hudson River, prenant ainsi le contrôle de l’ensemble des lignes ceinturant New York. Cinq ans plus tard, en 1866, il acquiert le New York Central qui relie Albany à Buffalo. A cette date, Cornelius Vanderbilt est à la tête du deuxième réseau ferré américain.
Cornelius Vanderbilt est cependant bien décidé à ne pas en rester là. Depuis quelque temps, il lorgne sur les chemins de fer de l’Erie, l’un des plus importants réseaux américain. A la tête de la compagnie se trouve un vieux rival, Daniel Drew, jadis propriétaire d’une importante flotte à vapeur et qui, lui aussi, s’est reconverti dans les chemins de fer. A 72 ans, Cornelius Vanderbilt n’a qu’une envie : en découdre à nouveau. C’est le début d’une formidable bataille boursière qui va défrayer la chronique pendant toute l’année 1867. Décidé à prendre le contrôle de l’Erie, Cornelius Vanderbilt dépense plusieurs millions de dollars pour « ramasser » le maximum de titres. De son côté, Daniel Drew ne reste pas inactif, allant, pour se protéger, jusqu’à émettre plusieurs dizaines de milliers de fausses actions à son nom ! Cette indélicatesse l’obligera à fuir précipitamment dans un Etat voisin pour échapper aux poursuites. Cornelius Vanderbilt ne saura pas en profiter : tandis qu’il continue à racheter des actions sur le marché, son rival, depuis son refuge, use de ses relations et de son argent pour obtenir des autorités du New Jersey la légalisation des fausses actions ! En ces années qui suivent la fin de la Guerre de Sécession, l’industrie du chemin de fer a encore des allures de Far West ! Cette bataille-là, Cornelius finit en tout cas par la perdre, laissant dans l’affaire la bagatelle de deux millions de dollars…
Ebranlé par cet échec qu’il a ressenti comme un affront personnel, Cornelius Vanderbilt passe les dernières années à étendre son réseau, notamment vers Chicago. Il les passe également à doter ses wagons de tout le confort nécessaire aux passagers, tranchant une fois de plus avec les pratiques de ses concurrents. Après sa mort survenue en 1877, son fils aîné et successeur, William n’aura pas les mêmes scrupules : à un journaliste qui l’interrogera sur le service au public, il répondra par une phrase restée célèbre : « Que le public soit damné » ! Au temps des pionniers qu’incarnait son père succède celui des managers prêts à tout pour rentabiliser leurs investissements…