Skip to main content

Il est là depuis 1779. Long de 60 mètres, l’Iron Bridge permet aujourd’hui encore de franchir la Severn au niveau de la vallée d’Ironbridge, dans le comté de Shropshire, en Angleterre. Construit en fonte, cet ouvrage est considéré comme le premier grand pont métallique jamais édifié. Conçu par l’architecte Thomas Pritchard, il fut exécuté par Abraham Darby troisième du nom. C’est lui qui fondit les pièces et mena à bien la construction de l’ouvrage. Ce faisant, ce maître forgeron de vingt-neuf ans perpétuait brillamment la tradition familiale inaugurée par son grand-père, le « grand » Abraham Darby, l’homme qui, le premier, avait réussi à réaliser la coulée au coke, et poursuivie par son père, Abraham Darby II.

Les Darby : de nos jours encore, le souvenir de cette dynastie de maîtres forgerons imprègne fortement la vallée d’Ironbridge, présentée à juste titre comme le berceau de l’industrie minière et métallurgique anglaise et l’un des points de départ de la première révolution industrielle, celle du charbon et de l’acier. C’est en effet au coeur de la vallée, plus précisément dans le village de Coalbrookdale, qu’Abraham Darby I mit au point la fabrication industrielle de la fonte au coke. Au début du XIXe siècle encore, ses descendants étaient toujours à la tête de Coalbrookdale Company. Les hauts-fourneaux créés par Abraham Darby avaient bouleversé les destinées des habitants de la vallée. Il suffit, pour s’en convaincre, de contempler la toile peinte en 1801 par Philip James de Loutherbourg, « Coalbrookdale la nuit », conservée au Science Museum de Londres. C’est bien la naissance d’un monde nouveau que décrit l’artiste. Un monde de poussière et de flammes presque effrayant dans sa démesure et que les moralistes du XIXe siècle assimilèrent à l’enfer.

Une image qui eût sans doute étonné Abraham Darby I, ce fervent croyant totalement imprégné de l’éthique puritaine de l’Eglise quaker à laquelle il appartenait. Aujourd’hui encore, on peut visiter à Coalbrookdale la Dale House, la maison qu’il fit construire juste au-dessus de ses hauts-fourneaux et qui fut achevée l’année même de sa mort, en 1717. Cinq générations de Darby s’y succédèrent. Le mobilier comme la décoration y sont d’une grande sobriété. La maison elle-même se distingue par l’austérité de sa façade. Le maître forgeron y recevait simplement sa famille, ses clients et ses relations d’affaires, mais aussi, et peut-être surtout, ses amis quakers. Le quakérisme : il joue un rôle clef dans l’histoire d’Abraham Darby. Le mouvement n’est en effet pas hostile à l’enrichissement personnel, à la condition toutefois que les buts poursuivis soient éthiques et que le travail profite à toute la communauté. A bien des égards, c’est cette exigence qui poussa Abraham Darby à mettre au point un nouveau procédé de fabrication de l’acier à la fois moins coûteux et moins dévoreur de ressources. Un procédé qui avait vocation à servir au plus grand nombre.

Lorsque Abraham Darby naît en 1678 à Wren’s Nest, dans le Staffordshire, l’Angleterre est loin encore de se douter que, deux ou trois générations plus tard, elle donnera le coup d’envoi à l’une des plus importantes mutations qu’ait connues l’humanité depuis la révolution néolithique : la révolution industrielle. La Banque d’Angleterre, qui dotera le pays d’un puissant système de crédit, n’est pas encore née – elle sera fondée en 1694 -, la législation sur les brevets – qui permettent de protéger les inventions et de les rendre ainsi commercialement rentables – est encore très embryonnaire et la révolution agraire à peine esquissée. Sans doute certains grands propriétaires ont-ils commencé, depuis le milieu du XVIIe siècle, à clôturer les terres auparavant gérées par l’ensemble de la communauté villageoise afin de les exploiter de façon plus rationnelle, libérant ainsi de la main-d’oeuvre paysanne disponible pour d’autres activités. Mais le « mouvement des enclosures », comme on appelle cette évolution, considérée par certains comme l’acte déclencheur de la révolution industrielle, ne prendra véritablement son essor qu’un siècle plus tard, drainant vers l’industrie naissante des cohortes de paysans déracinés et suscitant de nouveaux marchés, notamment pour l’outillage agricole. Sans doute aussi existe-t-il en Angleterre, comme d’ailleurs en France et partout en Europe depuis le Moyen Age, des « industries » sidérurgiques. Mais il s’agit surtout de petites unités, installées sur les terres de grands propriétaires terriens et produisant de petites quantités de biens. En ce dernier tiers du XVIIe siècle, l’Angleterre de Charles II est, à de nombreux égards, un Etat traditionnel, engagé il y a peu encore dans une lutte à mort avec les Provinces-Unies et qui vit dans le souvenir de la dictature militaire d’Olivier Cromwell et du grand incendie de Londres (1666). Quant au mouvement quaker, fondé en 1649 par un ancien apprenti cordonnier du nom de George Fox, il connaît, après des années de persécutions, un essor remarquable qui conduira bientôt l’un de ses fidèles, William Penn, à s’implanter en Amérique du Nord, où il fondera la Pennsylvanie.

C’est dans ce milieu, auquel appartient son père, un propriétaire exploitant qui, à ses heures, fabrique et commercialise des serrures, que le jeune Abraham grandit. Par son arrière-grand-mère maternelle, fille illégitime d’Edouard Sutton, Ve baron Dudley – lui-même oncle par alliance d’Anne Boleyn, deuxième femme d’Henri VIII et reine consort d’Angleterre -, il se rattache à la plus haute noblesse d’Angleterre. Le fait n’est pas aussi anodin qu’il y paraît. L’arrière-grand-mère d’Abraham était en effet la soeur de Dud Dudley, autre enfant illégitime du baron Edouard mais surtout métallurgiste de talent qui, dans les années 1610-1620, avait tenté de réaliser sans succès la fonte au coke. Abraham Darby connaissait parfaitement l’existence de cet ancêtre mort en 1684 à plus de quatre-vingt-cinq ans, alors que lui-même avait six ans. Selon certains, les expériences de Dud Dudley seraient en grande partie à l’origine de sa propre vocation de sidérurgiste.

La jeunesse d’Abraham nous est mal connue. Tout juste peut-on l’imaginer pieuse et austère, comme il convient à un bon quaker. A l’âge de quinze ou seize ans, il est placé en apprentissage à Birmingham, chez un frère quaker qui possède une fabrique de moulins à malt. C’est là, dans cette grande cité des Midlands de l’Ouest qui abrite alors une importante communauté quaker, qu’il épouse en 1699 Mary Sergeant. Elle lui donnera dix enfants. Peu après, le couple s’installe à Bristol, où Abraham ouvre sa propre fabrique de moulins à malt. Travailleur, d’une grande sobriété de moeurs et fervent croyant, le jeune brasseur devient rapidement l’un des piliers de la petite communauté quaker. En 1702, il s’associe d’ailleurs avec plusieurs de ses congénères pour former la Bristol Brass Works Company, une manufacture spécialisée dans la fabrication d’ustensiles en cuivre. C’est là, à partir de 1704, qu’il commence à s’intéresser de très près à la fonte du cuivre et de l’acier.

Cet intérêt soudain est le fruit d’une analyse économique, d’un « bench marking » en règle, dirions-nous aujourd’hui : à l’époque, en effet, les meilleurs ustensiles en cuivre sont fabriqués en Hollande, d’où ils sont exportés vers toute l’Europe. Les frais de transport et les droits d’entrée en renchérissent donc considérablement les prix, au point de faire de ces ustensiles des objets précieux, pieusement transmis de génération en génération. Fabriquer ces ustensiles en Angleterre afin d’en faire baisser les prix : tel est le projet auquel Abraham Darby décide de s’atteler. Une « délocalisation à l’envers », en quelque sorte, et qui répond à des mobiles clairement économiques, même si la philosophie quaker – travailler pour le bien de la communauté – joue probablement aussi un grand rôle. En 1704, Abraham Darby se rend en Hollande afin d’y étudier les méthodes utilisées pour la fonte du cuivre. A son retour à Bristol, il crée à l’intérieur même de la manufacture une petite fonderie et entreprend de fabriquer par moulage des bassines et des marmites en cuivre. Mais l’affaire se révèle peu rentable, en raison de la lenteur du procédé et du prix de la matière première. Darby décide alors de changer son fusil d’épaule et de fabriquer des ustensiles non plus en cuivre moulé mais en acier coulé. Avantage : la matière première – le minerai de fer – existe en Grande-Bretagne, ce qui permet d’espérer une baisse des prix des produits finis. A partir de 1705, Abraham Darby commence ainsi à fabriquer et à vendre des ustensiles en acier coulé. Une activité qui a l’heur de déplaire souverainement à ses associés quakers, désireux de se concentrer sur la fonte de cuivre. En 1708, la rupture est consommée. Cette année-là, quittant Bristol, Abraham Darby s’installe à Coalbrookdale. Là existe un petit haut-fourneau fonctionnant au charbon de bois qu’il loue à son propriétaire. Il le rachètera plus tard.

L’étape suivante – le passage à la fonte au coke – se produit l’année d’après, en 1709. Tout part, là encore, d’une analyse économique. A ce moment de l’histoire de la métallurgie, l’acier est produit en petites quantités au creuset. La méthode la plus utilisée consiste à placer dans un four une barre de fer entourée de charbon de bois afin d’obtenir une cémentation (augmentation de la dureté superficielle d’une pièce en acier). Mais ce procédé comporte un inconvénient majeur : il entraîne une déforestation accélérée, la carbonisation du bois nécessitant l’abattage de forêts entières. Au début du XVIIIe siècle, la déforestation est déjà très avancée en Grande-Bretagne. Elle a eu pour effet quasi mécanique d’entraîner une hausse du prix du charbon de bois, un matériau désormais en voie de raréfaction. Autre inconvénient du charbon de bois : il oblige les industries sidérurgiques à se déplacer continuellement d’un lieu boisé à un autre, ce qui augmente encore les coûts d’exploitation.

C’est donc la nécessité de faire baisser les prix de revient de l’acier qui pousse Abraham Darby à expérimenter la fonte au coke, le charbon de terre étant en effet très abondant en Angleterre, et plus particulièrement dans les Midlands. La mise au point du procédé est longue et difficile, la teneur élevée en soufre des cokes rendant la fonte impropre à toute utilisation industrielle. Il faudra un an de travail à Darby pour sélectionner des cokes peu chargés en soufre et mettre au point un procédé fiable de fonte au coke. C’est au cours de ces expériences qu’il découvre que le coke peut être utilisé en bloc pour la production d’acier, alors que le charbon de bois, lui, doit être disposé en couches. En empilant le coke et le minerai de fer dans un grand four, il parvient ainsi à produire plus vite de grandes quantités de matière. Ainsi naît le haut-fourneau au coke, qui accentue encore la baisse des prix de revient de l’acier. En l’espace de quelques années, il a été divisé par plus de deux.

Dès avant sa mort en 1717, Abraham fabrique toutes sortes de produits de consommation courante – ustensiles, pots, bassines, taques de cheminée… – qu’il vend dans toute l’Angleterre et même, semble-t-il, dans une grande partie de l’Europe. Son fils Abraham II puis son petit-fils Abraham III – le père de l’Iron Bridge – devaient encore perfectionner le procédé de la fonte au coke et lui ouvrir de nouvelles applications industrielles, notamment pour la fabrication des premières machines à vapeur et la construction d’ouvrages d’art. A la mort d’Abraham III, la fonte au coke est devenue l’un des plus puissants moteurs de la révolution industrielle, commencée une génération plus tôt. C’est un autre Anglais qui devait faire franchir à la sidérurgie une nouvelle étape majeure de son histoire : Henry Bessemer. En 1855, le procédé qui porte aujourd’hui son nom – l’affinage du fer fondu par insufflation d’air – devait entraîner une nouvelle chute brutale du prix de revient de l’acier. Avec cette invention, une ère nouvelle commence : celle de la production industrielle massive de l’acier.

 

Illustration. Les hauts-fourneaux d’Abraham Darby, à Coalbrookdale, dessin du XVIIIème siècle

 

Leave a Reply