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Le développement économique et urbain de la Californie, c’est grâce à lui. Tout comme la mise en valeur des terres agricoles du sud-ouest des Etats-Unis ou la fabuleuse croissance de Las Vegas, la ville aux milliers d’enseignes lumineuses qui, en 1930, ne comptait que 5000 habitants. Construit entre 1931 et 1936 au cœur du Black Canyon sur le fleuve Colorado, à la frontière entre l’Arizona et le Nevada, le Barrage Hoover (« Hoover Dam ») est, aujourd’hui encore, l’un des monuments les plus visités du pays. Sa réalisation fut considérée, en son temps, comme un véritable exploit technique. Jamais en effet un barrage de cette dimension n’avait encore été édifié aux Etats-Unis. Les quantité de béton mises en œuvre pour ce chantier hors normes furent telles – 2. 480 000 m3  –  que, selon certains calculs, elles auraient permis de réaliser une autoroute à deux voies reliant San Francisco à New-York !  Les travaux eux-mêmes furent effectués dans des conditions très difficiles, sous des températures moyennes atteignant, l’été, plus de 48° ! Entre le 26 juin et le 26 juillet 1931, soit quatre mois après le premier coup de pioche,  pas moins de 16 ouvriers moururent ainsi d’hyperthermie. Au total, 112 personnes perdirent la vie sur le chantier. Tragique ironie du sort : le premier mort fut l’ingénieur J.G. Tierney, qui se  noya en effectuant des reconnaissances sur le site; le dernier fut son fils Patrick, victime d’une chute de pierres trois ans jour pour jour après la disparition de son père.

Aménager le Colorado afin de valoriser les terres arides de la région… L’idée est ancienne. Dès 1890, un certain William Beatty, un richissime investisseur foncier, décide de créer de toute pièces un canal long de 25 kilomètres permettant aux eaux du Colorado de se déverser dans une zone totalement désertique baptisée l’Imperial Valley. Objectif : transformer le désert en zones agricoles ! Pour mener à bien ce projet un peu fou, Beatty acquiert près de 500 000 hectares de terres et lève plusieurs millions de dollars auprès d’investisseurs américains. Las ! Si le canal Alamo est bel et bien réalisé, son entretien s’avère effroyablement coûteux; se prolongeant jusqu’au Mexique, l’ouvrage provoque en outre d’innombrables conflits avec les propriétaires terriens de part et d’autre de la frontière. Enfin et surtout, des erreurs de conception entraînent une gigantesque crue du Colorado qui rend le canal presque totalement impraticable. La compagnie ferroviaire Southern Pacific, dont les voies sont inondées, devra débourser 3 millions de dollars pour stabiliser la voie d’eau. Cet échec cinglant n’empêche pas d’autres projets de voir le jour dans les années qui suivent. En 1902 ainsi, la Compagnie Edison étudie de très près la possibilité de construire un barrage sur le Colorado, au canyon Boulder, non loin du futur emplacement de l’Hoover Dam. Mais l’idée est abandonnée, les technologies de l’époque ne permettant pas de transporter l’électricité au-delà de 130 kilomètres. Une distance trop faible pour atteindre les agglomérations les plus importantes de la région. Vers 1910, un troisième projet, plus radical celui-là, est proposé : il s’agit de faire exploser les parois du canyon Boulder à l’aide de dynamite et d’utiliser les millions de tonnes de gravats ainsi extraites pour édifier un barrage et une centrale électrique. Un projet rapidement abandonné là encore…

Au début des années 1920 cependant, l’idée d’un grand barrage sur le Colorado fait l’objet d’un consensus croissant au sein des différents Etats du bassin du Colorado – Californie, Nevada, Arizona, Utah, Nouveau-Mexique, Colorado et Wyoming. A ce moment en effet,  le grand sud-ouest des Etats-Unis connaît  une croissance très rapide qui nécessite la construction d’infrastructures publiques, notamment pour la production d’électricité. Il s’agit également de fournir l’eau nécessaire au développement des nouvelles zones agricoles de la région. Le fleuve Colorado traversant plusieurs Etats et se prolongeant jusqu’au Mexique, c’est l’Etat fédéral, via une agence locale de mise en valeur, qui prend en charge le projet.  Dès 1922, un appel d’offres est lancé pour la construction d’un barrage « sur ou à proximité du canyon Boulder. » Celui-ci s’avérant finalement inadapté à un tel ouvrage, décision est prise de le déplacer 35 kilomètres plus au sud, sur le Black Canyon.  Un site dont le principal avantage est de se trouver à proximité du nœud ferroviaire de Las Vegas, ce qui facilitera le transport des matériaux. Quant au type d’ouvrage adopté, il s’agit d’un barrage voûte/poids beaucoup plus large à sa base (200 mètres) qu’à son sommet (14 mètres) et présentant une surface convexe face à l’eau afin de transmettre le poids de cette dernière sur les parois du canyon.

Il faudra six années encore avant que le projet n’aboutisse définitivement. Six années marquées par d’interminables négociations entre les Etats du bassin du Colorado et les administrations fédérales concernées. Afin de régler l’épineuse question de la répartition de l’eau, un Interstate Compact est conclu entre la Californie, le Nevada, l’Arizona, Utah, le Nouveau- Mexique, le Colorado et le Wyoming. C’est la première fois qu’un tel accord – qui permet de coordonner les actions publiques – est signé entre un si grand nombre d’Etats. En 1928, un événement manque de faire capoter le projet : le 31 mars de cette année-là en effet, le barrage de Saint-Francis, près de Los Angeles, s’effondre littéralement lors de sa mise en eau. L’inondation qui s’ensuit provoque la mort de plusieurs centaines de personnes. En urgence, le Congrès des Etats-Unis charge alors une équipe d’ingénieurs de réétudier en totalité les plans du barrage sur le Colorado.   Ils sont définitivement validés à l’automne 1928, permettant la signature par le président Calvin Coolidge, le 21 décembre de cette année-là, du décret autorisant la construction du barrage. Un budget de 70 millions de dollars est débloqué pour la réalisation du barrage, auquel s’ajoute 38 millions de dollars supplémentaires pour celle d’une centrale électrique. Du jamais vu encore outre-Atlantique…

Reste désormais à choisir les entreprises qui se chargeront des travaux. Tâche difficile tant le cahier des charges – 100 pages de texte et 76 dessins – s’avère contraignant. Les candidats sont en effet tenus de déposer un chèque de caution de 2 millions de dollars au moment du dépôt du dossier d’appel d’offres, un supplément de 5 millions de dollars étant en outre exigé du vainqueur lors de la proclamation des résultats. La durée des travaux elle-même est fixée à sept ans maximum, sous peine de pénalités de retard de 3000 dollars par jour. Le cahier des charges interdit spécifiquement de faire travailler des « Mongols » – en clair, des Chinois – et recommande de faire appel à des vétérans de la guerre hispano-américaine de 1898. Autant dire des hommes déjà âgés et pas forcément adaptés à ce type de travaux. Enfin,  le vainqueur devra construire une ville complète pour loger les ouvriers du chantier et ce, avant meme le démarrage de ce dernier. Une disposition que Las Vegas, qui ambitionne de devenir le quartier général des travaux, tentera de combattre par tous les moyens, allant jusqu’à fermer tous ses bars et toutes ses salles de jeux pour se donner une respectabilité nouvelle. En vain. Boulder City : tel est le nom de cette ville nouvelle née pour et par le barrage. Située à une trentaine de kilomètres de Las Vegas, elle compte aujourd’hui un peu moins de 20 000 habitants. Dans les faits, elle ne sera édifiée qu’à partir de 1931, nécessitant l’aménagement en urgence de dortoirs sur lieux des travaux. Avec le temps, un gigantesque camp provisoire se développera ainsi à proximité du chantier. Baptisé « Ragtown » – « la ville loqueteuse » – il accueillera, dans des conditions extrêmement précaires, des milliers d’ouvriers accompagnés de leur famille.

Aucune société candidate ne pouvant répondre seule aux exigences de l’Administration, six d’entre elles décident finalement de s’associer pour mener à bien les travaux. Connu sous le nom de Six Companies Inc, le groupement réunit des sociétés de travaux publics de l’Oregon et de la Californie. Parmi elles, la Bechtel Corporation d’Henry John Kaiser, l’inventeur du préfabriqué qui, durant la Seconde Guerre mondiale, se rendra célèbre en construisant, à raison d’un tous les cinq jours, les fameux Liberty Ships. Ambitieux et peu regardant sur les moyens – La Six Companies fera l’objet de 10 000 procédures pour violation des lois fédérales sur le travail entre 1931 et 1936 – l’industriel s’impose rapidement comme l’âme et le meneur principal du groupement. Il finira d’ailleurs par en prendre le contrôle avant d’en faire le premier groupe de BTP des Etats-Unis. Grâce à lui, nombre d’innovations – comme la spécialisation des ouvriers ou l’utilisation préfabriqués en béton et prêts à assembler – sont mises en œuvre à grande échelle sur le chantier du barrage. Elles permettront aux travaux de s’achever avec deux ans d’avance. Pour l’heure, elle permettent au groupement d’emporter haut la main l’appel d’offres. La Six Companies Inc à en effet prévu de réaliser les travaux pour un peu plus de 48 millions de dollars, soit un montant très inférieur à celui prévu initialement par les autorités.

Le premier coup de pioche est donné en mars 1931, soit avec sept mois d’avance par rapport au calendrier initial. En raison de la crise économique, le président Hoover a en effet exigé que les travaux démarrent au plus vite afin de donner du travail aux chômeurs de la région. De fait, près de 20 000 d’entre eux afflueront vers Las Vegas dans l’espoir d’être embauchés sur le chantier et de toucher le salaire – entre 3,5 et 5 dollars par jour selon la qualification – promis aux ouvriers. 5000 seulement seront retenus.  Les autres se reconvertiront dans l’industrie du jeu. Dirigés par Frank Crowe, un spécialiste reconnu de la construction de barrages dont la Six Companies s’est assurée les services, les travaux deviennent une véritable attraction pour les habitants de Las Vegas et des bourgades de la région. Il faut dire que les opérations sont proprement pharaoniques. Plus que la construction des tunnels de déviation du Colorado ou la réalisation des fondations, c’est le percement des parois du canyon qui remporte le plus grand succès. Suspendus à des cordes depuis le sommet du canyon, une armée d’ouvriers spécialisés – les high scalers – attaquent la roche au marteau-piqueur ou à la dynamite. Métier à haut risque mais auquel les intéressés s’adonnent de bonne grâce, se livrant devant le public ébahi à toutes sortes de voltiges. L’un d’eux y gagnera même le surnom de « pendule humaine ». Beaucoup y laisseront la vie…

Une fois le lit rocheux renforcé avec du béton, la première coulée de béton a lieu le 6 juin 1933, soit avec 18 mois d’avance sur le calendrier initial. Afin d’éviter les risques de refroidissement irréguliers, le béton – produit dans le Nevada et acheminé par wagons spéciaux – n’est pas coulé en une seule fois –  d’après les calculs des ingénieurs, il aurait fallu attendre, dans cette hypothèse, 125 ans pour que l’ensemble du béton se solidifie ! – mais par section rectangulaire de 25 m3. Le refroidissement lui-même est  effectué  par l’intermédiaire de canalisations de 3cm de diamètre à l’intérieur desquelles circule l’eau du Colorado.

Le 30 septembre 1935, alors que l’essentiel des travaux sont achevés – la centrale électrique sera mise en service l’année suivante – le président Roosevelt inaugure officiellement le nouveau barrage.  La cérémonie fait l’objet d’une polémique un rien mesquine. Alors que l’usage voudrait que l’ouvrage fût baptisé du nom du président des Etats-Unis en fonction au moment du démarrage des travaux – soit Herbert Hoover –, Franklin D. Roosevelt, qui lui a succédé en 1932, exige en effet que le barrage soit appelé « barrage Boulder », du nom du canyon initialement choisi pour accueillir l’édifice. Mais ce nom ne parvint jamais à s’imposer. En 1947, une loi fédérale confirma officiellement l’appellation Barrage Hoover…

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