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Le 29 octobre 1969 à 22 h 30, Charley Kline, un programmeur de l’université de Californie (Ucla), envoie à l’Institut de recherches de Stanford le premier message électronique par le réseau informatique Arpanet. Il ne comporte qu’un mot : « login « . Les lettres « l » et « o » arrivent sans encombre jusqu’au destinataire. Puis le système s’interrompt, victime d’un bug. Le mot entier ne sera transmis qu’une heure plus tard. Un mois plus tard, le premier lien Arpanet permanent est établi entre l’université de Los Angeles (Ucla) et l’Institut de Stanford. En 1970, dix-huit liens auront déjà été créés entre des universités américaines. Ils seront 213 en 1981. La première liaison transatlantique, elle, aura été établie dès 1973 avec l’Institut norvégien d’études sismiques. D’Arpanet à Internet… En ce début des années 1970, les bases du « Web », cette gigantesque toile informatique déployée à l’échelle de toute la planète, viennent d’être posées. Le fruit d’années de recherches.

Retour en arrière, en 1957. En octobre de cette année-là, les Américains apprennent, médusés, que les Soviétiques viennent de lancer avec succès un premier satellite dans l’espace : Spoutnik. A la Maison-Blanche, la nouvelle fait l’effet d’une bombe. Voilà les Etats-Unis à portée de tir des missiles intercontinentaux ! Dans les semaines qui suivent, le président Eisenhower consulte beaucoup. Des militaires, bien sûr, mais aussi des scientifiques, dont le président -qui se méfie du complexe militaro-industriel -apprécie particulièrement la compagnie. Comment faire pour mettre le territoire américain à l’abri d’une attaque nucléaire ? Comment rattraper les Soviétiques, qui, avec Spoutnik, semblent avoir pris une longueur d’avance ? Quelles pistes de recherches privilégier ? Autant de questions sur lesquelles Eisenhower souhaite entendre l’avis des scientifiques : en instituant une agence fédérale dédiée à la recherche, répondent, unanimes, ces derniers. C’est ainsi qu’est créée, au début de l’année 1958, l’Advanced Research Projects Agency, l’Arpa, dont le premier directeur n’est pas un scientifique mais Roy Johnson, alors vice-président de General Electric. Dans le climat de guerre froide qui règne à ce moment, la nouvelle agence bénéficie d’un budget de plusieurs millions de dollars pour travailler sur des domaines aussi prometteurs que les satellites de surveillance, les intercepteurs spatiaux, les systèmes d’armes placés en orbite et même une station militaire lunaire. Fin du premier acte.

Le deuxième acte commence en 1961. Cette année-là, l’US Air Force confie en effet à l’Arpa, dirigée alors par Jack Ruina -le premier scientifique à diriger l’agence -un Q-32, un énorme ordinateur -le seul de cette série -construit par IBM. Il s’agit de concevoir, avec la société System Development Corporation (SDC), un sous-traitant habituel du Pentagone, un programme destiné au commandement des bombardements stratégiques. Pour gérer ce contrat, Jack Ruina se met en quête d’un spécialiste des questions informatiques. Son choix se porte sur Joseph Licklider, un docteur en psychoacoustique de l’université de Rochester devenu l’un des grands spécialistes des technologies de l’information. Dans les années 1950, il a notamment travaillé sur le projet SAGE, un système de défense antiaérienne utilisant des ordinateurs capables d’envoyer des données via les lignes téléphoniques. En 1962, Licklider accepte de rejoindre l’Arpa et de prendre la direction d’un bureau « contrôle-commande » en charge du contrat Q-32. Jack Ruina fait également appel à un autre « as » de l’informatique, en l’espèce Fred Frick, un ancien collègue de Licklider au Lincoln Lab, le laboratoire fédéral créé au sein du MIT pour développer le système SAGE. Frick comme Licklider sont des partisans convaincus du « time-sharing », une technologie créée par des chercheurs du MIT et qui permet à plusieurs utilisateurs d’avoir accès à un même ordinateur à partir de terminaux individuels. L’avantage du système : il offre la possibilité de rentabiliser un ordinateur -machine extrêmement coûteuse à l’époque -en répartissant les coûts d’achat et d’exploitation entre tous les utilisateurs -entreprises, universités, centres de recherche… Son inconvénient : le nombre de personnes ayant accès à l’ordinateur central est limité, tout comme le temps de consultation et les fonctions accessibles.

Ce sont ces limites qui vont pousser Licklider et Frick à engager l’Arpa dans des directions nouvelles. Dès 1962, les deux hommes commencent à réfléchir à un système informatique permettant de relier les principaux centres de recherche américains avec lesquels l’Arpa travaille. Un réseau que Licklider baptise, non sans humour, dans un mémo écrit en août 1962 et adressé à plusieurs universités américaines : « Réseau informatique intergalactique ». L’idée n’a alors rien de spécifiquement militaire. Dans l’esprit de son concepteur, il s’agit de permettre aux scientifiques de partager plus facilement données et ressources. La notion de coûts joue également, dans l’affaire, un rôle capital : en établissant des liens électroniques permanents entre les universités, il sera possible, pense Licklider, de limiter les « doublons » de recherche, et donc de rendre celle-ci beaucoup plus performante. Signe de cette place nouvelle prise par les questions informatiques au sein de l’Arpa : en 1964, Licklider rebaptise le bureau contrôle-commande dont il a la charge depuis 1962 en « Bureau des techniques de traitement de l’information », « Information Processing Techniques Office » en anglais (Ipto). Peu après, il parvient à convaincre deux spécialistes de l’informatique de venir travailler sur le développement de ce grand réseau informatique qu’il a en tête : Ivan Sutherland et Bob Taylor. Titulaire d’un doctorat du MIT, le premier étudie les interactions entre ordinateurs. Agé de vingt-sept ans, il succède à Licklider -parti rejoindre le MIT -à la tête de l’Ipto en 1964. Quant à Robert Taylor, âgé pour sa part de trente-deux ans, c’est un psychologue et mathématicien de formation. Après avoir travaillé pour la Nasa, il a participé à plusieurs commissions scientifiques consacrées à la recherche informatique. En 1966, lorsqu’Ivan Sutherland quitte à son tour l’Arpa pour rejoindre l’université de Harvard, il lui succède à la tête de l’Ipto.

A cette date, le projet de grand réseau permettant aux ordinateurs de communiquer entre eux fait donc l’objet d’intenses réflexions. Non seulement aux Etats-Unis, où plusieurs universités et centres de recherche travaillent sur la question, mais également en Grande-Bretagne, où Donald Watts Davies, un physicien travaillant pour le British National Physical Laboratory, a conçu la notion de transfert de paquets qui deviendra la base du transfert de données par Internet. C’est néanmoins Robert Taylor et l’Ipto qui vont donner l’impulsion décisive permettant la création d’Arpanet. Au milieu des années 1960, comme il l’a raconté lui-même, Taylor dispose, dans son bureau situé dans les locaux de l’Arpa à Washington, de trois terminaux, chacun d’eux connecté à l’ordinateur central de trois organismes de recherche avec lesquels l’Arpa est en contrat : la société SDC, basée à Santa Monica, l’université de Berkeley et le MIT. « A chacun de ces terminaux correspondaient des utilisateurs différents, devait expliquer Taylor. Si j’étais en train de communiquer avec SDC à Santa Monica et que je voulais entrer en contact avec le MIT, je devais abandonner mon premier terminal et me connecter à un autre terminal. Il était évident qu’un terminal unique permettant de se connecter n’importe où constituerait un progrès décisif. Telle est l’idée de départ d’Arpanet. »Favoriser les échanges scientifiques : tel est donc bien l’objectif premier de Taylor qui, en l’espèce, partage la même vision et les mêmes buts que Licklider. Autre avantage du système : il permettrait d’unifier les techniques de connexion en permettant au terminal de se raccorder à distance à des ordinateurs eux-mêmes de constructeurs différents.

En 1966, Taylor obtient du directeur de l’Arpa, Charles Herzfeld -un physicien qui a quitté l’Autriche peu avant la Seconde Guerre mondiale -, la création d’un programme spécial doté d’un budget de 1 million de dollars. Pendant deux années encore, le directeur de l’Ipto va travailler d’arrache-pied sur la conception de ce réseau informatique. Il va, dans l’affaire, bénéficier de l’aide précieuse d’un jeune scientifique du Lincoln Lab qui, lui aussi, a accepté de rejoindre l’Ipto : Larry Roberts. Diplômé du MIT, il travaille depuis quelque temps déjà sur le transfert de données entre ordinateurs. C’est lui qui, en 1968, conçoit sur le papier le réseau informatique d’où découlera directement le Web. Un réseau totalement délocalisé en forme de pentagone et constitué de centaines de points -les ordinateurs -reliés entre eux. Selon certains, l’idée de ce réseau lui serait venue lors de ses rendez-vous répétés au Pentagone. Afin de retrouver son chemin entre les zones d’accès libres et les zones classifiées, Roberts aurait en effet dessiné un plan reproduisant la forme du ministère américain de la Défense et constitué de traits -les chemins les plus courts -reliant des points -les différents bureaux où se tenaient les réunions… Avec Taylor, Roberts pose également les fondements techniques du futur réseau Arpanet : utilisation du réseau téléphonique pour le transfert des données et gestion de ces dernières non pas par un seul gros ordinateur central mais, au contraire, par des ordinateurs plus petits insérés entre les ordinateurs hôtes -ceux des universités ou des centres de recherche -et les lignes téléphoniques. Contrairement à une légende solidement établie, cette architecture n’est pas choisie pour permettre au système de continuer à fonctionner en cas d’attaque nucléaire. Il s’agit, plus simplement, d’unifier les techniques de connexion entre ordinateurs de constructeurs différents.

En juillet 1968, sur la base de ces principes, l’Arpa lance une vaste consultation pour la conception d’un réseau expérimental reliant l’université de Los Angeles (Ucla), celle de Santa Barbara, l’institut de recherche de Stanford et l’université de l’Utah. Pas moins de 140 entreprises et centres d’études sont consultés. La quasi-totalité des firmes contactées -y compris IBM -choisissent de s’abstenir, pour des raisons techniques et financières. Seules deux firmes remettent finalement leur offre : Raytheon, une entreprise spécialisée dans les systèmes électroniques et qui travaille depuis longtemps pour le Pentagone, et une petite firme de consultants informatiques basée dans le Massachusetts : Bolt Beranek and Newman. A la surprise générale, c’est cette dernière qui remporte le marché.

Il faudra neuf mois à peine à la petite équipe de ce projet -sept personnes -et à son responsable, Franck Heart, pour concevoir le réseau sous sa forme finale et en écrire les codes. Le réseau lui-même est constitué de petits ordinateurs, les IMP (« interface message processors « ), plus connus aujourd’hui sous le nom de routeurs. Ce sont eux qui assurent la connexion des ordinateurs hôtes au réseau et la commutation des paquets à la vitesse de 50 kilobits par seconde. En cette fin d’année 1969, Arpanet, l’ancêtre d’Internet, est devenu une réalité. Onze ans plus tard, en 1980, Arpanet se divise en deux réseaux distincts : l’un purement militaire, le Milnet, l’autre universitaire, le NSFnet. En 1985, les deux réseaux comptent déjà plus de 4 millions de noeuds interconnectés et mille ordinateurs reliés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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