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«Une seule chose m’a échappé : je ne suis jamais parvenu à capturer l’essence du chèvrefeuille « , répondit François Coty, peu de temps avant sa mort en 1934, à l’un de ses amis qui lui avait dit : « Tout ce que tu voulais, tu l’as eu. » Comblé, François Coty le fut assurément : argent, femmes, pouvoir, célébrité. Mais l’éternité lui a échappé, même si le stade d’Ajaccio, dans sa Corse natale, porte son nom. Et même si la société qu’il a créée au début du siècle existe toujours. Contrôlé aujourd’hui par JAB Holding, qui regroupe les actifs de la famille Reimann, et installé à New-York où est son siège, le groupe Coty est à la tête de l’un des plus beaux portefeuille de marques du secteur – Pierre Cardin, Céline Dion, Hugo Boss, Gucci, Bourjois, Calvin Klein ou bien encore Balenciaga – et réalise un chiffre d’affaires de l’ordre de 10 milliards de dollars. Une évolution qui n’aurait pas forcément déplu à François Coty, lui qui rêvait que « chaque femme ait sa propre fragrance subtile, celle qui convient à son style et qui exprime réellement sa personnalité ».

Pour les historiens, l’industriel est une figure controversée : propriétaire du « Figaro » qu’il ancra résolument à droite, fondateur de « L’Ami du peuple », un journal franchement d’extrême droite, créateur de la Ligue nationale des jeunesses françaises puis de Solidarité française, une ligue fascisante qui s’illustra devant le palais Bourbon le 6 février 1934, François Coty ne cacha pas ses sympathies pour Mussolini. Son influence doit cependant être relativisée. Elu sénateur de Corse en 1923, il vit, juste après, son élection invalidée. Créée en 1932, la Ligue nationale des jeunesses françaises subit un cinglant échec aux élections législatives organisées cette année-là, recueillant à peine 20.000 voix. Quant à Solidarité française, François Coty en gonfla artificiellement les effectifs en recourant massivement au prolétariat maghrébin, permettant au « Canard enchaîné » de rebaptiser le mouvement « Silidariti française ». Fort de 25.000 adhérents, le mouvement participa à la journée du 6 février 1934, mais ne survécut pas à la mort de son généreux donateur. Comme le souligne Jean-Noël Jeanneney dans son livre « L’Argent caché », la vie de François Coty est une succession d’aventures plus ou moins réussies. Surendetté, l’industriel mourut quasiment ruiné et abandonné de tous. Mais, auparavant, il révolutionna l’industrie du parfum avec une réussite éclatante.

Retour en arrière. François Coty, de son vrai nom François Marie-Joseph Spoturno, naît le 3 mai 1874 à Ajaccio. Jusqu’à sa mort, le parfumeur revendiquera fièrement les liens de sa famille avec celle, illustre, des Bonaparte. Vraie ou fausse, cette prestigieuse filiation lui sera utile pour se faire élire sénateur de Corse en 1923 puis maire d’Ajaccio en 1931. Pour l’heure, l’enfance du jeune François est pavée de drames. Sa mère, Marie, meurt alors qu’il a quatre ans. Trois ans plus tard, son père, Jean-Baptiste, disparaît subitement. Orphelin, le jeune garçon est élevé par sa grand-mère. Obligé d’interrompre ses études, il trouve, grâce aux relations de sa famille, une place de représentant de commerce en mercerie à Marseille puis de rédacteur dans un journal local. Pétri d’ambition, le jeune homme n’a désormais plus qu’un seul objectif : monter à Paris.

Le clan familial lui en donne l’occasion. En 1898, François Spoturno est en effet embauché comme attaché parlementaire d’un ami de la famille, le sénateur Emmanuel Arène. A vingt-quatre ans, voilà le jeune Corse à Paris, au coeur du pouvoir. C’est alors que son destin prend un tour inattendu. Au palais du Luxembourg, François Sportuno noue des relations amicales avec le sénateur des Alpes-Maritimes, Léon Chiris. Maire de Grasse, berceau du parfum en France, Chiris est aussi un important industriel du parfum. Il a créé une usine utilisant les nouvelles méthodes d’extraction des substances naturelles à partir de dissolvants volatils. François Spoturno s’ennuie comme attaché parlementaire. En 1902, il part à Grasse pour y commencer une nouvelle vie. Antoine Chiris, le fils de Léon, l’initie au monde mystérieux du parfum. François fait aussi la connaissance du pharmacien Raymond Goery, qui lui fait découvrir l’art d’associer les huiles essentielles et les senteurs élémentaires (et travaillera plus tard pour lui en devenant le premier pharmacien employé dans une usine de parfums). C’est au cours de ce long apprentissage que se forme le « nez » de François Spoturno.

Formé à bonne école, Spoturno remonte à Paris en 1904. Dans le petit appartement qu’il occupe avec sa jeune femme, il monte son premier laboratoire. Fort de l’expérience acquise à Grasse, il veut créer un parfum non pas en utilisant exclusivement des senteurs naturelles, comme le fait la profession, mais en les alliant avec des produits de synthèse organique. L’idée est révolutionnaire. Surtout, elle pourra permettre de produire beaucoup moins cher des parfums avec des notes de vanille apportées par la synthétique vanilline, de fève tonka venant de la non moins synthétique coumarine, ou de violette issue de la toujours synthétique ionone… Le premier parfum mis au point par ce qui sera bientôt la maison Coty est la « Rose Jacqueminot ».

Mais l’élaboration de nouvelles fragrances n’est pas tout. Encore faut-il les vendre ! Composant ses senteurs l’après-midi et le soir, aidé de son épouse Yvonne, qui emballe les flacons d’échantillons dans de petits sachets de satin pour les rendre plus présentables, François Spoturno fait en matinée le tour des boutiques de parfumerie et des rayons spécialisés de grands magasins. C’est à cette occasion qu’il décide d’adopter le nom de jeune fille de sa mère, Coti, plus facile à prononcer que Spoturno, et qu’il transforme le « i » en « y », « Coty » lui paraissant plus prestigieux et surtout plus international… François pense-t-il déjà à l’export ? On peut l’imaginer. En attendant, les débuts sont difficiles. Aucun commerçant ne veut prendre le risque d’un parfum inconnu. L’histoire raconte que le succès vint un jour de 1904 lorsque Coty, excédé par le refus du directeur des Grands Magasins du Louvre de sentir la Rose Jacqueminot, en brisa un flacon sur un comptoir, et que les clientes envoûtées par le parfum dévalisèrent le stock en quelques secondes. Histoire vraie ou coup de marketing inventé ? Le fait est qu’à la fin de l’année 1904 la Rose Jacqueminot triomphe.

Le succès permet à François Coty de s’offrir dès 1905 un nouveau siège social rue La Boétie à Paris et un laboratoire à Neuilly. De là sortent, les années suivantes, L’Origan, Jasmin de Corse et Ambre antique, autres parfums mythiques de la maison Coty réalisés eux aussi à partir de produits de synthèse. Reste une dernière étape à franchir : le flaconnage. Pour ses parfums, François Coty veut des fioles d’exception. Les premières, réalisées par Baccarat, ne lui donnent pas satisfaction. C’est finalement avec René Lalique qu’il s’associe en 1908. Le sculpteur joaillier crée cette année-là un flacon tout en fluidité, fait de verre moulé et pressé aux reflets bruns, représentant une femme sortant des pétales d’une fleur. Utilisé pour le parfum L’Effleurt, le prestigieux écrin fait sensation. La collaboration entre les deux hommes durera jusqu’à la mort de François Coty.

Au début des années 1910, le catalogue de la maison Coty compte déjà une vingtaine de parfums. Rompant avec les usages en vigueur chez les grands parfumeurs de l’époque – Balmain, Poiret, Paquin ou les soeurs Callot –, qui privilégient un seul type de fragrance dont ils cherchent à faire « la » référence du moment, François Coty mise sur la diversité. Il aspire à créer un parfum pour chaque femme. Cette stratégie audacieuse, tournée vers le marché de masse, le conduit dès avant la guerre de 1914 à lancer, outre des parfums, des gammes de crèmes, de savons, de sels de bain, de poudres et même de rouges à lèvres. Avec Coty, la parfumerie, et les cosmétiques dans la foulée, quitte l’âge de l’artisanat pour entrer de plain-pied dans l’âge industriel. A partir de 1908, ces produits sont fabriqués dans l’immense usine que le parfumeur a édifiée à Suresnes. Là, 50.000 mètres carrés d’ateliers et de laboratoires côtoient un département de verrerie capable de fabriquer jusqu’à 100.000 flacons par jour. 9.000 employés y travaillent, tous revêtus d’une blouse blanche. C’est à Suresnes qu’est lancé en 1917 l’un des plus grands succès de la maison : le parfum Chypre. Dans les années 1920, François Coty étend son empire hors de France, passant des contrats de distribution en Suisse, en Espagne, en Italie, en Allemagne et en Roumanie, et aussi au Brésil, en Argentine et au Mexique.

Au début des années 1920, François Coty est devenu l’un des hommes les plus riches du monde. Cet esthète raffiné collectionne alors les femmes et les demeures de prestige. La générosité de Coty avec ses maîtresses est légendaire. Les plus fidèles, ou les plus aimées, reçoivent chaque mois un chèque en blanc. Que survienne une naissance illégitime – il y en aura semble-t-il beaucoup – et l’industriel ne ménage pas son argent pour assurer l’avenir de la mère et de l’enfant. Son goût pour les châteaux fait également les gorges chaudes des chroniqueurs mondains de l’époque. Il est vrai qu’en la matière Coty voit grand. Après avoir acquis le château de Longchamp, au bord du bois de Boulogne, le parfumeur milliardaire acquiert en 1912 celui d’Artigny, près de Tours, qu’il fait entièrement raser et à la place duquel il édifie un somptueux château de style XVIIe siècle, pourvu du confort le plus moderne : portail électrique, climatisation, machine à glaçons, etc. A Paris, Coty habite un hôtel particulier sur les Champs-Elysées où il reçoit beaucoup. Industriels, politiques, artistes, écrivains et journalistes se bousculent chez lui.

Industriel comblé, le « Napoléon de la parfumerie » affiche de nouvelles ambitions. Il rêve d’un destin national. En 1923, il achète son siège de sénateur de Corse, distribuant largement les subsides grâce aux contacts qu’il a conservés sur l’île. L’invalidation de son élection le pousse vers la presse, dont la puissance le fascine. En 1922, il s’était offert le prestigieux « Figaro ». Il crée un peu plus tard « L’Ami du peuple « , où il dénonce à longueur de colonnes les dangers du bolchevisme. Il le vend 10 centimes, soit 15 centimes de moins que tous ses concurrents, ce qui lui permet de tirer à 700.000 exemplaires, record pour l’époque ! Coty lance également un quotidien sportif avant de créer sa propre chaîne de distribution.

La crise des années 1930 lui offre, croit-il, une occasion de revenir en politique. Elu maire d’Ajaccio en 1931, François Coty flirte avec l’extrême droite. Mais la crise économique sur laquelle prospèrent ligues et mouvements fascisants va lui être fatale. L’industriel a en effet englouti des millions dans ses journaux. Des millions que ne peut plus lui fournir la maison Coty, dont les ventes se sont effondrées depuis le début des années 1930. Il meurt quasiment ruiné en 1934. Le lendemain de sa disparition, le château d’Artigny, sa fierté, est placé sous séquestre.

Illustration : Flacons dessinés par René Lalique pour les parfums Coty

 

 

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