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«Vous ne vous figurez tout de même pas que je vais perdre mon temps avec cette ridicule petite machine à coudre ! Qu’avez-vous besoin de vous occuper de la seule chose qui tienne les femmes tranquilles : leurs travaux de couture ! «  En ce jour de 1850, Isaac Merrit Singer ignore que cette « ridicule petite machine » va bientôt faire de lui l’un des hommes les plus riches des Etats-Unis. Il n’a pas de mots assez durs pour se moquer d’Orson Phelps. Propriétaire d’un petit atelier de construction de machines à Boston, Phelps travaille sur un modèle de machine à coudre à partir des travaux de deux inventeurs américains, John Lerow et Sherman Blodgett. En vain ! Il bute encore et toujours sur un problème insoluble : le mouvement rotatif de l’aiguille. Isaac Merrit Singer, à qui il loue une pièce dans ses locaux, lui paraît être l’homme de la situation. Ne vient-il pas d’inventer une ingénieuse machine permettant de découper les lettres d’imprimerie, bien qu’elle n’ait trouvé aucun preneur ?

Décidé à convaincre l’irascible inventeur, Phelps fait miroiter des gains phénoménaux. L’argument finit par toucher Isaac Merrit Singer. Acteur raté, inventeur à la petite semaine, perpétuellement à court d’argent, celui-ci se laisse convaincre par appât du gain. Onze jours plus tard, au terme d’une succession de nuits blanches, Singer met au point la première machine à coudre digne de ce nom. Il lui a suffi de remplacer le mouvement rotatif de l’aiguille par un mouvement de va-et-vient en ligne droite. Une intuition géniale qui va faire sa fortune.

Rarement existence fut plus chaotique que celle du père de la machine à coudre. Sa vie privée fut à ce point jugée indigne par ses contemporains que, même devenu immensément riche, l’industriel fut rejeté par les bonnes familles de New York. Elles ne lui épargnèrent aucune humiliation, le poussant même à trouver refuge en Europe. Bigamie, enfants illégitimes _ vingt-deux en trente-huit ans ! _, procès pour violences conjugales : il est vrai que l’homme ne fit point dans la dentelle.

Né en 1811 à Oswego, sur les rives du lac Ontario, fils d’un immigrant allemand devenu constructeur de moulins, Isaac Merrit Singer passe les trente-neuf premières années de sa vie dans la précarité. Il survit de modestes emplois et d’inventions épisodiques, poursuivant sans relâche le rêve de devenir acteur. Cette vocation lui était venue un soir de 1830 alors que, installé depuis un an à Rochester où il multiplie les petits boulots de mécanicien, il assiste, émerveillé, à la première d’une petite troupe de théâtre. Le lendemain, après avoir déclamé quelques vers de Shakespeare, il se fait embaucher. Timidement applaudi à Rochester, copieusement hué dans la ville voisine, il se console en épousant Catherine Maria Haley, première d’une longue série de femmes bientôt délaissées. Exclu de la troupe en 1831, il erre entre Port Gibson, New York et Baltimore, accumulant les petits boulots, les auditions et les représentations. Au cours de l’une d’elles, alors qu’il se trouve à Baltimore, il se fiance avec Mary Ann Sponsler. A dix-huit ans, elle a vite succombé à l’histrion, dont la carrure massive et la voix de stentor exercent sur les femmes un magnétisme certain. La malheureuse attendra en vain qu’Isaac honore son impossible promesse de mariage. En attendant, il pousse la muflerie jusqu’à installer sa nouvelle conquête dans l’appartement familial qu’il occupe à New York. Humiliée, Catherine, sa première épouse, retourne chez ses parents. Le divorce, prononcé en 1860, coûtera 10.000 dollars à l’inventeur de la machine à coudre.

Pendant une dizaine d’années, Isaac Merrit Singer s’accroche à son rêve, sillonnant la côte Est des Etats-Unis pour s’y faire à chaque fois siffler. Brutal avec sa compagne, tyrannique avec ses enfants, il ne parvient à survivre que grâce à ses dons en mécanique. En 1839, l’invention d’une machine à forer la roche lui rapporte 1.000 dollars, aussitôt dépensés. En 1846, il met au point sa machine à découper les caractères d’imprimerie. Il a la chance de tomber alors sur George B. Zieber, un ancien libraire reconverti dans les affaires, qui sera un mécène patient et généreux. Pendant presque quatre ans, il l’encourage dans ses travaux, lui verse chaque semaine de quoi subsister, le convainc de s’installer à Boston afin d’y commercialiser son invention. L’indifférence qu’elle suscite semble vouer Singer à une nouvelle série de pérégrinations. Jusqu’à ce jour de 1850 où il est contacté par Phelps, qui lui propose de l’aider à mettre au point sa machine à coudre. Zieber et Phelps ne récolteront qu’ingratitude. L’un et l’autre seront évincés de la première association, créée en septembre 1850 sous le nom de Jenny Lind Sewing Machine, du nom d’un chanteur d’opéra alors en vogue !

Les débuts de l’entreprise sont difficiles. La petite société doit se battre avec Elias Howe, un inventeur qui a multiplié dans les années 1840 les dépôts de brevet pour une machine à coudre. De procès en procès, la Singer & Co. (créée sous ce nom en 1851) sera condamnée en 1854 à reverser à Howe des droits sur chaque machine vendue. L’entreprise doit également tenir compte des résistances culturelles. Malgré un premier mouvement féministe au Etats-Unis en 1848, la femme est toujours considérée, en ce milieu du XIXe siècle, comme une mineure. Les maris tiennent l’argent du ménage et décident des achats. Ce sont donc eux qu’il faut convaincre. Un homme le comprend : Edward Clark. Devenu l’associé d’Isaac Merrit Singer en 1851, ce brillant juriste, qui s’était jadis chargé des formalités de dépôt des brevets de l’acteur-inventeur, multiplie les campagnes promotionnelles à l’intention des hommes, soulignant les « bienfaits de la machine à coudre pour la vie du ménage », allant même jusqu’à contacter par lettres tous les pasteurs de la côte Est pour les convaincre de vanter les mérites de l’engin en chaire _ contre une machine à moitié prix. A une époque où l’essentiel de la production de vêtements s’effectue dans les foyers, la méthode se révèle efficace. Dans le même temps, Clark n’oublie pas les femmes, leur promettant « plus de liberté » dans leur vie quotidienne. Un discours qui fera beaucoup pour le succès de la machine.

Mais là ne s’arrête pas la contribution de Clark. Bien plus qu’Isaac Merrit Singer, c’est lui qui va faire de la petite entreprise de Boston la première multinationale de l’histoire. Déjà, lors de son arrivée en 1851, il avait, non sans mal, convaincu Isaac Merrit Singer de se tourner vers la consommation de masse. Alors que les premiers modèles de machines étaient destinés aux tailleurs et aux petits ateliers textiles, Clark avait orienté la production vers le marché des particuliers, multipliant par quinze le chiffre d’affaires en deux ans. Il multiplie les innovations techniques et commerciales, introduisant l’interchangeabilité des pièces pour abaisser les coûts de fabrication. Le prix de vente des machines passe de 125 à 65 dollars. En 1857, il édifie à New York une usine ultramoderne et met en place un système de vente à crédit et à paiements échelonnés.
La création de bureaux à Paris, Londres et Rio de Janeiro et l’ouverture d’une usine à Glasgow, en Ecosse, sont également son oeuvre. En 1870, la Singer Manufacturing Company produit près de 130.000 machines par an, contre 10.000 dix ans plus tôt. Devenue un produit de grande consommation, la machine à coudre révolutionne le travail féminin. Elle permet l’apparition des couturières en chambre, sur lesquelles l’industrie textile bâtira son développement au XIXe siècle.

Industriel brillant, Clark ne doit pas seulement mener à bien le développement de l’entreprise. Il doit également se garder des mesquineries d’Isaac Singer. Devenu totalement imbu de lui-même, celui-ci, qui habite désormais dans une belle maison de la Cinquième Avenue, laisse à son associé la gestion quotidienne de l’entreprise, se réservant les interviews à la presse, où il se complaît dans le rôle de l’inventeur génial. Lors de ses rares passages au siège de l’entreprise, il rabaisse Edward Clark, le faisant patienter des heures devant son bureau, passant devant lui l’air absorbé, les poches bourrées de vieux papiers présentés comme du courrier de la plus grande importance. En réunion, il se distingue par son absence totale de jugement. « Perte de temps « , répond-t-il ainsi à son associé qui lui propose d’ouvrir des agences commerciales en Europe. Clark devra batailler ferme pour imposer son idée.

Clark s’inquiète surtout des conséquences désastreuses des frasques de Singer sur la vie de l’entreprise. En 1860, Mary Ann Sponsler croise son inventeur de compagnon au bras de l’une de ses maîtresses. L’esclandre qu’elle provoque lui vaut une correction mémorable le soir même. Le procès pour violences conjugales qui s’ensuit, et dont la presse fait ses choux gras, est l’occasion d’un sordide déballage. On y apprend notamment que, depuis 1851, Isaac Merrit a eu des relations avec une dizaine de femmes, fondé trois nouvelles familles et qu’il est le père à ce moment de dix-neuf enfants ! Condamné à verser 10.000 dollars à la plaignante, Isaac Merrit Singer épouse en 1862 Isabella Summerville, qui lui donnera trois autres enfants. Montré du doigt, il décide de prendre un peu de champ. En 1864, il se fait construire une gigantesque maison sur les bords de l’Hudson. Son rêve est alors d’y mener une vie de gentleman farmer aux côtés de l’élite new-yorkaise. Las ! celle-ci refuse de lui adresser la parole. Nouveau riche, Singer est devenu un paria. Lorsqu’en 1865 l’industriel organise chez lui ce qui devait être un gigantesque bal, seuls cinq invités viennent ! Humiliés, Singer et Isabelle décident de quitter les Etats-Unis pour L’Europe.

Avant leur départ, Clark parvient à modifier les statuts de l’entreprise afin d’éviter que la compagnie ne soit éclatée à la mort de Singer entre ses innombrables descendants, légitimes ou non. A l’issue de longues tractations, Edward Clark s’était vu reconnaître la propriété de la majorité du capital. Retors jusqu’au bout, Singer a exigé en échange que la présidence de l’entreprise soit assurée par… un garçon de courses, qui d’ailleurs ne déméritera pas. Arrivés à Paris en 1867, Isabella et Isaac Merrit Singer vont s’installer dans le Devon, en Angleterre, en 1870. Isaac Merrit Singer y meurt en 1875 sans avoir revu les Etats-Unis. Ses descendants s’entre-déchireront pour le partage de sa fortune d’environ 15 millions de dollars. Et laisseront à Edward Clark, désormais seul maître à bord, toute liberté pour conduire à sa guise le développement de l’entreprise.

 

 

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