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Tous les membres de la haute société étaient présents. Revêtus de costumes plus étonnants les uns que les autres, ils dansaient au milieu d’une scène éclatante de lumière et d’une profusion de décorations… » Le 27 mars 1883, le « New York Times » rend compte de l’étonnant événement mondain survenu la veille et dont tout New York parle : le grand bal donné par le milliardaire William Vanderbilt et sa femme Alva dans leur gigantesque maison de la Cinquième Avenue à New York.

Mille deux cents personnes ont été conviées, un record dans l’histoire de la grande cité pour une manifestation de ce genre ! Des chiffres incroyables circulent : les Vanderbilt auraient dépensé 250.000 dollars dans l’affaire – soit un peu plus de 6 millions de dollars actuels, une somme énorme pour l’époque. 65.000 dollars auraient été engloutis dans l’achat de plusieurs milliers de bouteilles de champagne ; à elle seule, la décoration florale aurait coûté 11.000 dollars…

En ce matin de mars 1883, les Vanderbilt peuvent être satisfaits : ils sont devenus les nouveaux arbitres des mondanités à New York. Toute la haute société parle d’eux. Pas seulement sur les bords de l’Hudson, mais aussi au-delà, jusqu’à Newport, là où les grosses fortunes américaines aiment à passer l’été, et même jusqu’à Boston qui, pourtant, ne goûte guère les excès des nouveaux riches. Un véritable triomphe donc pour le couple qui n’attendait que ça…

« Ils sauront maintenant qui nous sommes », lance d’ailleurs, au petit matin du 27 mars, la très ambitieuse Alva Vanderbilt. Car « son » bal, cette incroyable débauche de fantaisies et de luxe, est bien plus qu’un simple bal. Il s’agit en réalité d’une véritable offensive mondaine dont l’objectif est de permettre au couple de forcer les portes de la très haute société new-yorkaise et d’y jouer les premiers rôles. Alva et son mari le préparent depuis longtemps, très longtemps même. Ils en ont mûri chaque détail pendant des mois. Les invitations ont été envoyées près d’un an à l’avance. La presse a été prévenue, des « fuites » ont été organisées et quelques grandes signatures invitées. Tout a été pensé pour que l’opération soit un succès. Et c’en est un…

Un couple de parvenus

Tout a réellement commencé en 1878. Pour l’élite de la côte Est, les Vanderbilt, à l’époque, ne sont rien. Rien d’autres que des nouveaux riches, des milliardaires, certes, mais que l’on évite de fréquenter et dont on parle avec condescendance quand ce n’est pas avec mépris. Agé alors de vingt-neuf ans, William Kissam Vanderbilt est le second fils et l’héritier de Cornelius Vanderbilt, le « Commodore » comme on l’appelait, l’homme qui, parti de rien ou presque, a bâti une gigantesque fortune dans le transport maritime puis dans les chemins de fer, dont il est devenu l’une des grandes figures.

Sa mort en 1877 n’a pas réellement relevé sa réputation. Et pour cause ! l’homme était vulgaire, indifférent aux bonnes manières et d’une radinerie proverbiale : il avait toujours refusé de donner le moindre cent à des oeuvres philanthropiques, un devoir moral pourtant pour tous les « heureux du monde » qui ne lui pardonnaient pas cette ladrerie. Comble du mauvais goût : sa première femme avait longtemps tenu une « gargotte » à New York !

S’il a un peu lissé ses manières, son fils William est de la même veine. On le dit brutal – « qu’ils aillent au diable », a-t-il lancé un jour quand on lui a suggéré d’améliorer le confort des passagers de ses trains – et tout aussi indifférent que son père aux souffrances de ses semblables. Héritier d’une fortune de 55 millions de dollars, il n’a qu’une passion : les chevaux. Propriétaire de plusieurs écuries, il est notamment l’un des fondateurs du Jockey Club de New York. Quant aux chemins de fer, il ne s’en occupe guère. Son frère aîné, Cornelius Vanderbilt II, est là pour ça.

Sa femme Alva n’est guère mieux lotie. Il faut dire que si elle ne manque pas d’ambition et de convictions – elle sera l’une des pionnières du mouvement des « suffragettes » aux Etats-Unis -, elle est dépourvue de lustre. Née Smith, elle est la fille d’un riche négociant de l’Alabama. Une fortune marchande dans un ancien Etat esclavagiste ayant rejoint les confédérés pendant la guerre de Sécession… Pour l’élite de la côte Est, la cause est entendue ! La grande chance d’Alva est d’avoir eu pour amie Consuelo Yznaga, une américaine d’origine cubaine devenue duchesse de Manchester. C’est grâce à elle qu’elle a rencontré William Vanderbilt. Depuis son mariage en 1875, Alva fait tout pour intégrer la haute société new-yorkaise. En vain : malgré leur richesse et leur train de vie fastueux, on les ignore.

L’affront de Caroline Schermerhorn Astor

Il faut dire qu’Alva a en face d’elle une redoutable rivale : Caroline Schermerhorn Astor. C’est elle qui, depuis plusieurs années déjà, fait la pluie et le beau temps à New York. Comme celui des Vanderbilt, son nom évoque l’argent et le monde des affaires. Elle est en effet l’épouse de William Backhouse Astor Jr, le petit-fils du « grand » Astor John Jacob qui, dans les années 1820 et 1840, a fait fortune dans le commerce transcontinental des fourrures, déployant une organisation qui s’étendait jusqu’à la Chine.

Ironie du sort : à sa mort en 1848, la réputation de John Jacob était exécrable, bien pire que celle du Commodore Vanderbilt trente ans plus tard ! L’homme était littéralement vomi par la bonne société. Il rendait d’ailleurs coup pour coup, n’hésitant pas, lors des dîners mondains auxquels il participait, à se curer le nez à table et à essuyer ses mains couvertes de graisse sur les robes de ses voisines ! Seulement voilà : deux générations ont passé depuis sa mort. Le fils de John Jacob Astor était encore snobé par la bonne société ? Son petit-fils ne l’est plus. Homme d’affaires respectable, William Backhouse est reçu partout.

Forte de la richesse de son mari, Caroline en a profité pour creuser son sillon. Avec l’aide du célèbre Samuel Ward McAllister, le très influent arbitre autoproclamé de la société new-yorkaise, elle a créé une sorte de label informel : les « 400 ». Il regroupe les 400 personnes – que du beau monde ! – qui comptent vraiment à New York et que l’on peut convier sans risque de déroger. Les Vanderbilt n’en font pas partie et cela enrage littéralement Alva Vanderbilt. Derrière ces mesquineries mondaines, de véritables luttes de clans opposant les grandes familles entre elles, mais aussi un véritable enjeu social : figurer parmi les « 400 » ouvre en effet d’innombrables portes, dans le monde des affaires comme dans celui de la politique.

Le « Petit Château »

En 1878, lasse d’être ainsi méprisée, Ava Vanderbilt décide de réagir. Elle sait que, pour être admis dans le cercle de ceux qui comptent à New York, il lui faut frapper un grand coup. Un grand bal ? C’est un classique du genre. Toutes les grandes familles ont le leur, à commencer par les Astor. Celui que donne chaque année l’insupportable Caroline est le plus connu, le plus select aussi. Ce sera donc un bal. Mais il faut un lieu adapté, un écrin digne de l’événement. Or à ce moment-là, William et Alva Vanderbilt ne possèdent pas de résidence à eux à New York. Ils habitent encore dans la résidence du défunt Commodore. Recevoir là serait une tragique erreur : cette demeure sent encore trop le nouveau riche. William et Alva doivent disposer de leur propre maison.

Ainsi commence, en 1878, la construction du « Petit Château », premier acte de l’offensive mondaine lancée par les Vanderbilt sur la bonne société new-yorkaise. Erigé sur la Cinquième Avenue, cet édifice dû au célèbre architecte Richard Morris Hunt et dont l’ambitieuse Alva a suivi pas à pas la conception, porte bien son nom. Construite dans le style néogothique français, la demeure comporte pas moins de 130 pièces, dont d’immenses espaces de réception. Tout le mobilier ainsi que les éléments de décoration ont été importés de France, la référence à l’époque. Achevée en 1882, cette résidence hors norme fait beaucoup parler d’elle. Tout le monde, y compris les « 400 », rêve de s’y rendre. Certains commencent à le faire, oubliant leur réserve pour se fendre d’une visite à Alva Vanderbilt.

Le temps est venu de lancer le deuxième acte de l’offensive, le fameux bal du 26 mars 1883. Un an s’est écoulé depuis que le « Petit Château » a été livré à ses propriétaires. Depuis quelque temps, les Vanderbilt font monter la pression, lâchant des bribes d’informations aux journaux mondains – l’argent de William Vanderbilt fait dans l’affaire des merveilles ! – sur ce qui se prépare. On annonce une fête grandiose, unique même dans l’histoire de la ville. Le résultat est à la hauteur des espérances : tous ceux qui comptent à New York, y compris les « 400 », acceptent l’invitation.

Ultime mesquinerie d’Alva Vanderbilt : elle a volontairement « oublié » d’inviter, parmi les jeunes filles « prêtes à marier » de la bonne société, Jenny, la fille de Caroline Astor. A ceux qui font mine de s’en étonner, Alva répond que ni elle ni sa mère n’ayant eu la politesse de venir la voir au  « Petit Château », elle n’a pas jugé utile de les inviter. Dépitée, Caroline Astor doit venir déposer sa carte de visite chez les Vanderbilt, ce qui vaut une invitation à Jenny. Un trophée pour Alva. Humiliée, Caroline Astor ne s’en remettra jamais…

Festival de lumières et de luxe

Le jour dit, vers 10 heures du soir, des dizaines de voitures à cheval commencent à déverser le flot des invités devant la résidence des Vanderbilt. La foule est si dense – celle des convives mais aussi celle des simples curieux – que la police a dû être appelée en renfort pour maintenir l’ordre. « Il y a là des messieurs à l’air ennuyé, des jeunes filles tout excitées qui font des efforts désespérés pour paraître blasées, des femmes qui entendent conserver toute leur dignité, comme si tout cela était normal », dira un journaliste présent sur les lieux.

A l’intérieur, c’est un festival de lumières et de luxe. Les décorations florales, enroulées autour de colonnes en marbre, sont proprement stupéfiantes ! Et puis il y a les costumes, inspirés de l’opéra bouffe. Alva est en princesse vénitienne, William en duc de Guise, son frère Cornélius II en Louis XVI. L’une des convives, ruisselante de rubis et de saphirs, a endossé le costume de la duchesse de Bourgogne, une autre a fait empailler son chat pour en faire un chapeau, une autre encore porte sur la tête un flambeau électrique qui fonctionne grâce à de petites batteries… Les convives ont rivalisé d’imagination.

Commencé à 11 h 30 avec le premier d’une série de cinq quadrilles, ce bal mémorable s’achève à 7 heures le lendemain matin. Une nuit aura suffi aux Vanderbilt pour prendre l’ascendant sur les Astor. Les voilà désormais membres à part entière des « 400 ». Mais pas encore totalement satisfaits ! En 1888, William et Alva lancent en effet la construction de leur « village d’été » de Newport, Marble House. 11 millions de dollars sont dépensés pour l’édification de cette demeure tout en marbre de 50 pièces, dont le fonctionnement nécessite pas moins de 36 domestiques. En cette fin des années 1880, les Vanderbilt ont réussi le troisième acte de leur stratégie mondaine : devenir la référence incontournable dans la très chic villégiature de la côte Est…

 

Illustration : Pascal Garnier pour Les Echos

 

 

 

 

 

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